LEMONDE.FR | 24.04.08
L'intégralité du débat
avec Jean-Christophe Bureau, chercheur à l'Institut national de
la recherche agronomique (INRA), lundi 28 avril, à 10 h .
bb: Que sont les agrocarburants? Y a-t-il une différence avec
les biocarburants?
Jean-Christophe Bureau: Il n'y a pas de différence entre
les deux. De plus en plus, on utilise le terme "agro" pour ne pas introduire
de confusion avec les produits bio, sachant que les agrocarburants sont
de plus en plus critiqués pour leur bilan écologique. Les
agrocarburants sont essentiellement des substituts à l'essence :
l'éthanol fait à partir de canne à sucre, de blé
ou de betterave, et des substituts au diesel: des huiles faites à
partir de colza, de soja ou d'huile de palme.
Julien_L.: Quelles céréales contribuent à
la production d'agrocarburants?
Jean-Christophe Bureau: Pour les céréales destinées
à l'éthanol, c'est surtout le blé, mais on peut en
faire avec de l'orge, du seigle, etc.
TOTOVITCH: Peut-on avoir une réponse claire sur le bilan énergétique
et environnemental des agrocarburants cultivés en France ? Il semble,
en effet, que la seule étude publiée à ce sujet et
commandée par l'Ademe soit entachée d'erreurs méthodologiques
que l'Ademe aurait reconnues. Qu'en est-il vraiment?
Jean-Christophe Bureau: Il est très difficile de vous
donner une réponse claire. Il y a peu d'études complètement
indépendantes, et presque tous les chiffres publiés sont
influencés par une industrie ou un groupe de pression, que ce soit
les pétroliers, les céréaliers ou les betteraviers.
J'ai recensé une cinquantaine d'études différentes
sur le bilan environnemental, et les chiffres sont incroyablement divergents.
L'étude de l'Ademe est parmi celles les plus favorables aux agrocarburants.
Il en est d'autres qui trouvent un bilan beaucoup plus négatif en
France. Le bilan énergétique (c'est-à-dire le rapport
entre l'énergie fossile – le pétrole – économisée
et utilisée) de l'éthanol à partir de blé est
très médiocre. Le bilan des huiles de colza comme substitut
au diesel est un peu meilleur, mais, dans les deux cas, si l'on tient compte
des pollutions des eaux et d'autres aspects environnementaux, le bilan
en termes d'environnement est très incertain.
bbb: Cultive-t-on déjà en masse ces agrocarburants,
ou bien le débat est-il pour l'instant théorique?
Jean-Christophe Bureau: Dans trois pays, on les cultive déjà
de manière importante. Il s'agit, en premier lieu, des Etats-Unis:
plus de 40% de la production mondiale (surtout de l'éthanol de maïs,
mais de plus en plus du biodiesel). L'autre grand producteur est le Brésil,
avec de la production d'éthanol de canne à sucre. Enfin,
l'Union européenne est un producteur significatif, surtout
l'Allemagne avec du colza pour le diesel.
Moka: Quel lien faites-vous entre le développement des
agrocarburants et l'actuelle crise alimentaire?
Jean-Christophe Bureau: Il y a beaucoup de raisons convergentes
à la hausse des prix agricoles qui crée cette crise alimentaire:
la production d'agrocarburants est l'une d'entre elles, mais elle est très
loin d'expliquer la hausse des prix à elle seule. Les principales
raisons sont la hausse des prix du pétrole, donc des engrais, la
demande des pays émergents pour des céréales, et sans
doute, à court terme, de la spéculation. Les agrocarburants
n'occupent qu'1 % des terres cultivables au monde, mais sur certains marchés
comme le maïs, l'ambitieux programme américain d'éthanol,
qui utilise plus d'un quart de la production américaine, contribue
significativement à la hausse des prix. Comme on peut utiliser du
blé ou du maïs dans l'alimentation animale, cette hausse se
propage aux autres céréales.
Thierry: A-t-on évalué l'impact de la généralisation
de la production d'agrocarburants sur les prix des produits alimentaires?
Jean-Christophe Bureau: L'INRA (l'Institut national de la recherche
agronomique) en France, la FAO (l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation
et l'agriculture), et l'International Food Policy Research Institute sont
en train de travailler là-dessus. Il est assez difficile de mesurer
la responsabilité des agrocarburants, car on a du mal à estimer
la part de la spéculation dans la hausse des prix. Les chiffres
préliminaires conduisent à penser que les programmes de biocarburants
expliquent 10 à 25% de la hausse des prix des céréales.
C'est un chiffre bien plus faible pour les prix de l'alimentaire au consommateur
en France, puisque les produits agricoles représentent en fait une
part assez faible du produit fini.
kisifi: Il y a quelques semaines, la Banque mondiale a évoqué
des manifestations violentes liées à la flambée des
prix alimentaires dans plusieurs pays, dont Madagascar. J'habite Madagascar
et je peux certifier que c'est faux, le prix du riz est même inférieur
à celui de l'an passé. Est-ce que cette "crise alimentaire"
actuelle qui sert d'argument aux opposants aux agrocarburants existe vraiment?
Jean-Christophe Bureau: Je suis à Paris, où la
crise est peu visible, mais je ne crois quand même pas au complot.
Les prix des céréales ont flambé. Si l'on considère
que, il y a quelques années, le prix moyen du blé était
de l'ordre de 90 € la tonne, il est monté à 280 €
et est encore aujourd'hui autour de 190 €. Cela peut traduire de la
spéculation à court terme, mais, plus fondamentalement, une
forte demande, et donc une tension sur les marchés. Dans le cas
du riz, il faut voir que ce qui est échangé dans le commerce
international est une part très faible de la production mondiale
(de l'ordre de 7%). La flambée des prix vient du fait que beaucoup
de pays exportateurs ont instauré des interdictions d'exporter ou
des taxes à l'exportation. Cela fait donc monter les prix, même
si localement une bonne récolte peut les faire baisser. Peut-être
est-ce le cas à Madagascar? Je ne connais pas la situation.
zorg: Vous ne parlez pas de la France? L'INRA se désintéresse-t-il
du marché français? Pouvez-vous nous préciser les
régions françaises intéressées par la production
de biocarburant et nous faire entrer dans le concret de notre économie?
Jean-Christophe Bureau: L'INRA travaille surtout sur la recherche,
donc sur l'avenir, et ses travaux portent beaucoup sur les agrocarburants
de deuxième génération, qui ne seront pas faits avec
des céréales, mais avec des produits à fibres (cellulosiques,
comme des graminées ou des arbustes). Les régions françaises
concernées sont surtout pour l'instant les régions de grandes
cultures (céréales et oléagineux), donc des plaines
assez fertiles, mais si les agrocarburants de deuxième génération
se développent, ils pourraient être cultivés dans des
régions à sol plus pauvre, et entrer moins en concurrence
avec la production alimentaire. Cependant, la recherche avance lentement,
et ils ne seront pas prêts avant plusieurs années, dans des
conditions économiques réalistes. Le département d'économie
de l'INRA évalue les avantages et les inconvénients des soutiens
aux agrocarburants sur un plan économique. Sans vouloir caricaturer,
l'INRA a toujours été réservé sur l'intérêt
des aides publiques aux agrocarburants, au moins de première génération.
Mateos: Est-ce la production d'agrocarburants elle-même ou
les instruments politiques (directives européennes, Energy Act aux
Etats-Unis) poussant à la production qui sont en cause?
Jean-Christophe Bureau: Les agrocarburants ne se seraient pas
développés en Europe et aux Etats-Unis sans des soutiens
publics. Par contre, au Brésil, l'éthanol de canne à
sucre peut tout à fait se développer sans aide publique.
C'est aussi la production qui a le meilleur rendement énergétique.
Ce qui est donc mis en cause, ce sont surtout les politiques américaine
et européenne d'aide aux agrocarburants. En Europe, des directives
européennes fixent des objectifs, mais les soutiens aux agrocarburants
sont surtout des subventions et des défiscalisations nationales.
La France, par exemple, a des objectifs plus ambitieux que les directives
européennes, qui d'ailleurs ne fixent pas des taux obligatoires
(ce sont de simples recommandations). Des pays comme la France et l'Allemagne
font donc du "zèle". |
sam: Même découplés de la production, les paiements
directs de la PAC sont-ils une incitation à produire des graines
pour les agrocarburants? N'y a-t-il pas une faille dans la fameuse boîte
verte de l'accord agricole de l'OMC?
Jean-Christophe Bureau: On ne peut pas accuser la PAC d'une
chose et son contraire. Certains disent justement que ces aides, maintenant
"découplées" (qui ne sont plus liées aux quantités
produites), sont responsables du fait que l'agriculture européenne
produit moins, et donc de la montée des cours mondiaux. C'est la
thèse de certains syndicats agricoles français. Je ne crois
pas personnellement que cela explique la hausse des prix, mais inversement,
ce ne sont pas ces aides de la PAC qui favorisent la production d'agrocarburants.
Il y a seulement une petite aide à l'hectare aux agrocarburants
que la Commission européenne remet en cause et qui joue assez peu
sur la production. Le soutien aux agrocarburants est bien davantage le
fait des gouvernements des pays membres.
MESNARD_A_1: Quelles sont les principales firmes ou groupes qui s'intéressent
aux agrocarburants? Quel est leur intérêt?
Jean-Christophe Bureau: La plupart des usines viennent d'investissements
du monde agricole. Par exemple, une grosse usine d'éthanol de blé
a été financée par des agriculteurs et un groupe sucrier
qui leur appartient. Leur intérêt était de trouver
un débouché lorsque les prix des céréales étaient
très bas. Depuis, ils ont monté, ce qui pose le problème
de la rentabilité de ces usines. Néanmoins, pour la profession
agricole, cela peut être utile pour assurer un débouché
à prix plus stables dans une période où les cours
fluctuent. D'autres acteurs ont investi dans la filière, par exemple
des groupes amidonniers, car ils pensent que, à terme, derrière
les agrocarburants, il y a des molécules intéressantes pour
l'industrie et que les produits agricoles seront une source de matières
premières pour la chimie. Il s'agit donc pour beaucoup de maîtriser
un processus technologique.
bartouc: Le palmier à huile en Asie du Sud-Est et la canne
à sucre au Brésil attirent déjà les spéculateurs.
Y a -t-il un remède à cela?
Jean-Christophe Bureau: Je pense qu'ils n'attirent pas les spéculateurs,
mais les investisseurs. Dans les deux cas, ce sont des plantes qui peuvent
produire des agrocarburants à bas coût. Le problème
est que, si la canne à sucre au Brésil peut encore s'étendre
sans dommage écologique catastrophique, c'est assez rarement le
cas du palmier à huile en Asie. D'autre part, on risque le développement
de cette culture sur des zones de forêts vierges, aussi bien en Amérique
qu'en Afrique.
Suzanne_Berthaut_1: Notre planète ne serait-elle pas défigurée,
spoliée, dévastée par un plan de masse pour les biocarburants?
Jean-Christophe Bureau: Si, on risque une déforestation
massive, qui a déjà eu lieu en Indonésie, où
la jungle a déjà disparu, qui est en train d'avoir lieu en
Malaisie, et risque d'avoir lieu au Brésil et en Colombie. Le seul
éclair d'optimisme serait que des agrocarburants de seconde génération
puissent pousser sur certaines terres peu fertiles et soient une solution
pour améliorer les revenus en Afrique, car on sait que l'on fait
davantage attention à l'environnement dans des pays plus riches.
C'est une idée que met en avant la FAO, mais certains experts sont
critiques, même sur les agrocarburants de deuxième génération,
faisant valoir que dès que l'on exporte de la matière organique
du sol, on met en danger le sol en question.
FDL: Pourquoi la France tarde ainsi à investir sur les biocarburants
de seconde génération? L'Allemagne a déjà ouvert
sa 1re usine...
Jean-Christophe Bureau: A l'heure actuelle, c'est une production
qui n'est pas rentable sans subventions. Il me semble donc plus important
de mettre l'argent du contribuable dans la recherche plutôt que dans
les investissements. Il est trop tôt pour lancer des programmes ambitieux,
car la technologie actuelle (qui date en fait des années 1930, ce
qu'on appelle la "voie chimique" utilisée dans les usines dont vous
parlez) n'est guère prometteuse. La voie la plus prometteuse consisterait
à faire dégrader la cellulose par des bactéries (voie
biologique). Cette technique progresse, mais est loin d'être opérationnelle,
et n'est en tout cas pas viable économiquement. De plus, comme je
le disais, même si la deuxième génération permettait
de moins entrer en concurrence avec la production alimentaire, elle ne
résout pas tous les problèmes. L'exportation de matières
organiques, même avec des arbustes (taillis à courte rotation
de bouleaux ou de saules) des graminées (switch grass) ou d'autres
plantes (miscanthus), nécessitera des apports d'engrais minéraux,
avec un impact environnemental sur les sols. La solution qui sera réellement
durable sera sans doute une troisième génération à
partir d'algues lipidiques. Là, on en est aux tous débuts
de la recherche...
zorg: Lorsque je vais dans le Sud-Ouest, je rencontre des agriculteurs
qui nous disent: "Utilisez les biocarburants! Ce sera pour nous une source
de revenus qui nous permettra d'assurer la relève du métier
par les jeunes agriculteurs..." N'est-ce pas là un projet d'avenir
pour nos agriculteurs en besoin de reconversion pour certains?
Jean-Christophe Bureau: C'est très exactement ce pourquoi
la France a soutenu un programme d'agrocarburants ambitieux. La première
raison était justement d'assurer des débouchés et
des revenus à l'agriculture française. Les arguments d'indépendance
énergétique et de réduction d'émissions de
gaz à effet de serre ont toujours été un peu "pipeau".
Le problème est que, depuis, les cours mondiaux se sont envolés,
et il n'y a plus de problème de débouchés à
court terme. Il faut garder la tête froide : les agrocarburants peuvent
sans doute aider le secteur agricole si ses prix mondiaux baissent, et
en tout cas pourraient permettre, à mon avis, de réduire
les effets de la volatilité des cours pour les agriculteurs qui
pourraient contracter une partie de leurs récoltes à prix
stables. Ils n'ont donc pas que des inconvénients.
Moz: Si les agrocarburants peuvent se présenter comme une
"solution" dans les pays du Nord, dans quelles mesures seraient-ils positifs
pour les pays du Sud, notamment l'Afrique? Serait-ce une option viable
et bénéfique pour ces populations?
Jean-Christophe Bureau: Les agriculteurs des pays du Sud ont
été laminés par des décennies de prix bas.
Et aussi par la concurrence déloyale des produits subventionnés
des pays du Nord. Un marché des agrocarburants pourrait donc les
aider. La FAO voit dans cette évolution une opportunité pour
des agriculteurs du Sud. Dans le cas de la première génération,
il faut des terres fertiles. Il est sans doute possible de développer
de la canne à sucre et du palmier à huile en Afrique, mais
il est douteux que les petits paysans en tirent les principaux bénéfices.
L'effet bénéfique des agrocarburants me semble surtout de
tirer les prix des céréales vers le haut, ce qui redonne
un intérêt économique aux cultures de mil ou de sorgho
traditionnelles. Par contre, si les agriculteurs africains y trouvent un
intérêt, les consommateurs urbains africains subissent la
hausse des prix de plein fouet. Le défi est de faire en sorte que
les paysans africains répondent à ces prix élevés
et puissent réapprovisionner les villes qui ont pris l'habitude
de se nourrir de produits importés. La difficulté est énorme,
car il y a de nombreux obstacles à lever : infrastructures qui manquent,
insécurité foncière, accès aux crédits,
accès aux engrais, etc.
Z.Safwan: Quelles solutions préconisez-vous pour éviter
une crise alimentaire à l'échelle mondiale?
Jean-Christophe Bureau: Il faut distinguer des mesures d'urgence,
comme celles prônées par Michel Barnier (ministre français
de l'agriculture) ou Gordon Brown (premier ministre britannique), et des
mesures de plus long terme. La population mondiale est passée de
2 à 7 milliards d'habitants en un peu plus d'un siècle. Il
est clair que se posera un problème de ressources. Pour l'instant,
c'est surtout le déséquilibre de pouvoir d'achat qui rend
pessimiste, car il est probable qu'on continue à remplir le réservoir
des voitures américaines avant de donner à manger à
un Sahélien. Les solutions impliquent un changement de l'alimentation
dans le sens de moins de protéines animales (il faut beaucoup de
kilos de céréales pour produire un kilo de viande, et il
serait écologiquement plus sensé de devenir davantage végétariens),
mais aussi de ne pas mobiliser trop de surfaces pour les agrocarburants. |