Damien Millet, Eric Toussaint
Damien Millet, mathématicien, est porte-parole
du CADTM France (Comité pour l'annulation de la dette du tiers-monde,
www.cadtm.org).
Eric Toussaint docteur en sciences politiques,
est président du CADTM Belgique. Ils ont écrit ensemble le
livre «60 Questions 60 Réponses sur la dette, le FMI et la
Banque mondiale», CADTM/Syllepse, novembre 2008.
Source / auteur: CADTM
http://www.hns-info.net/spip.php?article18396
Comment expliquer qu'on soit toujours confronté
à la faim au 21ème siècle? Un habitant de la planète
sur sept souffre de la faim en permanence.
Les causes sont connues: une injustice profonde
dans la distribution des richesses, un accaparement des terres par
une minorité réduite de très grands propriétaires.
Selon la FAO [1], 963 millions de personnes souffraient de la faim
en 2008. Structurellement, ces personnes appartiennent paradoxalement à
la population rurale. Ce sont en majorité des producteurs agricoles
qui ne possèdent pas de propriétés ou pas assez de
terres, ni de moyens pour les mettre en valeur.
Qu'est-ce qui a provoqué la crise alimentaire de 2007-2008?
Il faut souligner qu'en 2007-2008, le nombre
de personnes souffrant de la faim a augmenté de 140 millions. Cette
nette augmentation est due à l'explosion du prix des produits alimentaires
[2].
Dans de nombreux pays, cette augmentation des prix de vente des aliments
au détail tourne autour de 50%, parfois plus.
Pourquoi une telle augmentation? Il est important
de comprendre ce qui s'est passé depuis trois ans pour répondre
à cette question et, ensuite, mettre en place des politiques alternatives
adéquates.
D'une part, les pouvoirs publics du Nord
ont augmenté leurs aides et leurs subventions pour les agro-carburants
(appelés à tort « biocarburants » alors qu'ils
n'ont pourtant rien de bio). Du coup, il est devenu rentable de remplacer
les cultures vivrières par des cultures fourragères et d'oléagineux,
ou de dévier une partie de la production de grains (maïs, blé...)
vers la production d'agro-carburants.
D'autre part, après l'éclatement
de la bulle de l'immobilier aux Etats-Unis, puis dans le reste du monde
par ricochets, la spéculation des grands investisseurs (fonds
de pension, banques d'investissement, hedge funds...) s'est déplacée
vers les marchés boursiers où se négocient les contrats
sur les denrées alimentaires (principalement trois Bourses des Etats-Unis
spécialisées dans les marchés à terme de grains
: Chicago, Kansas City et Minneapolis). Il est donc urgent pour les citoyens
d'agir pour interdire par voie légale la spéculation sur
les aliments... Bien que la spéculation à la hausse ait pris
fin au milieu de l'année 2008 et que les prix sur les marchés
à terme soient ensuite retombés en flèche, les prix
au détail n'ont pas suivi le même mouvement. L'écrasante
majorité de la population mondiale dispose de revenus très
bas et subit encore aujourd'hui les conséquences dramatiques de
l'augmentation des prix des aliments de 2007-2008.
Les dizaines de millions de perte d'emplois
annoncées pour 2009-2010 à l'échelle mondiale vont
aggraver la situation. Pour contrer cela, il faut que les autorités
publiques exercent un contrôle sur les prix alimentaires afin de
les faire baisser. L'augmentation de la faim dans le monde n'est pas due
pour le moment au changement climatique. Mais ce facteur aura des conséquences
très négatives dans l'avenir en termes de production dans
certaines régions du monde, en particulier les zones tropicales
et subtropicales. La production agricole dans les zones tempérées
devrait être moins touchée. La solution consiste en une action
radicale pour réduire brutalement les émissions de gaz à
effets de serre (le GIEC [3] recommande une diminution de 80% des
émissions pour les pays les plus industrialisés et de 20%
pour les autres).
Est-il possible d'éradiquer la faim?
Eradiquer la faim,
c'est tout à fait possible. Les solutions fondamentales
pour atteindre cet objectif vital, passent par une politique de souveraineté
alimentaire et une réforme agraire. C'est-à-dire nourrir
la population à partir de l'effort des producteurs locaux, tout
en limitant les importations et les exportations.
Il faut que la souveraineté alimentaire
soit au cœur des décisions politiques des gouvernements. Il faut
se baser sur les exploitations agricoles familiales utilisant des techniques
destinées à produire des aliments dits «bio»
(ou «organiques»). Cela permettra en plus de disposer d'une
alimentation de qualité: sans OGM, sans pesticides, sans herbicides,
sans engrais chimiques. Mais pour atteindre cet objectif-là, il
faut que plus de 3 milliards de paysans puissent accéder à
la terre en quantité suffisante et la travailler pour leur compte
au lieu d'enrichir les grands propriétaires, les transnationales
de l'agrobusiness et les commerçants. Il faut aussi qu'ils disposent,
grâce à l'aide publique, des moyens pour cultiver la terre
(sans l'épuiser). Pour ce faire, il faut une réforme agraire,
réforme qui manque toujours cruellement, que ce soit au Brésil,
en Bolivie, au Paraguay, au Pérou, en Asie ou dans certains pays
d'Afrique. Une telle réforme agraire doit organiser la redistribution
des terres en interdisant les grandes propriétés terriennes
privées et en fournissant un soutien public au travail des agriculteurs.
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suite:
Il est important de souligner que le FMI et
surtout la Banque mondiale ont d'énormes responsabilités
dans la crise alimentaire car ils ont recommandé aux gouvernements
du Sud de supprimer les silos à grains qui servaient à alimenter
le marché intérieur en cas d'insuffisance de l'offre et/ou
d'explosion des prix. La Banque mondiale et le FMI ont poussé les
gouvernements du Sud à supprimer les organismes de crédit
public aux paysans et ont poussé ceux-ci dans les griffes des prêteurs
privés (souvent de grands commerçants) ou des banques privées
qui pratiquent des taux usuriers. Cela a provoqué l'endettement
massif des petits paysans, que ce soit en Inde, au Nicaragua, au Mexique,
en Egypte ou dans de nombreux pays d'Afrique subsaharienne. Selon les enquêtes
officielles, le surendettement des paysans qui touche les paysans indiens
est la cause principale du suicide de 150.000 paysans en Inde au cours
des dix dernières années. C'est un pays où précisément
la Banque mondiale s'est employée avec succès à convaincre
les autorités de supprimer les agences publiques de crédit
aux agriculteurs. Et ce n'est pas tout: au cours
des 40 dernières années, la Banque mondiale et le FMI ont
aussi poussé les pays tropicaux à réduire leur production
de blé, de riz ou de maïs pour les remplacer par des cultures
d'exportation (cacao, café, thé, bananes, arachide, fleurs...).
Enfin, pour parachever leur travail en faveur des grandes sociétés
de l'agrobusiness et des grands pays exportateurs de céréales
(en commençant par les Etats-Unis, le Canada et l'Europe occidentale),
ils ont poussé les gouvernements à ouvrir toutes grandes
les frontières aux importations de nourriture qui bénéficient
de subventions massives de la part des gouvernements du Nord, ce qui a
provoqué la faillite de nombreux producteurs du Sud et une très
forte réduction de la production vivrière locale.
En résumé, il est nécessaire
de mettre en œuvre la souveraineté alimentaire et la réforme
agraire. Il faut abandonner la production des agro-carburants industriels
et bannir les subventions publiques à ceux qui les produisent. Il
faut également recréer au Sud des stocks publics de réserves
d'aliments (en particulier de grains: riz, blé, maïs...), (re)créer
des organismes publics de crédit aux agriculteurs et rétablir
une régulation des prix des aliments. Il faut garantir que les populations
à bas revenu puissent bénéficier de bas prix pour
des aliments de qualité. L'Etat doit garantir aux petits producteurs
agricoles des prix de vente suffisamment élevés afin de leur
permettre d'améliorer nettement leurs conditions de vie. L'Etat
doit également développer les services publics dans les milieux
ruraux (santé, éducation, communications, culture, «banques»
de semences...). Les pouvoirs publics sont parfaitement à même
de garantir à la fois des prix subventionnés aux consommateurs
d'aliments et des prix de vente suffisamment élevés pour
les petits producteurs agricoles afin qu'ils disposent de revenus suffisants.
Ce combat contre la faim n'est-il pas partie prenante d'un combat
bien plus vaste?
On ne peut prétendre
sérieusement lutter contre la faim sans s'attaquer aux causes fondamentales
de la situation actuelle. Or la dette
est l'une d'entre elles, et les effets d'annonce sur ce thème, fréquents
ces dernières années comme lors des sommets du G8 ou du G20,
masquent mal que ce problème demeure entier. La crise globale qui
touche le monde aujourd'hui aggrave la situation des pays en développement
face au coût de l'endettement et de nouvelles crises de la dette
au Sud sont en préparation. Or cette dette a conduit les peuples
du Sud, souvent pourvus en richesses humaines et naturelles considérables,
à un appauvrissement général. La dette est un pillage
organisé auquel il est urgent de mettre fin.
En effet, le mécanisme infernal de
la dette publique est un obstacle essentiel à la satisfaction des
besoins humains fondamentaux, parmi lesquels l'accès à une
alimentation décente. Sans aucun doute, la satisfaction des besoins
humains fondamentaux doit primer sur toute autre considération,
géopolitique ou financière. Sur un plan moral, les droits
des créanciers, rentiers ou spéculateurs ne font pas le poids
par rapport aux droits fondamentaux de six milliards de citoyens, piétinés
par ce mécanisme implacable que représente la dette.
Il est immoral de demander aux pays appauvris
par une crise globale dont ils ne sont nullement responsables de consacrer
une grande partie de leurs ressources au remboursement de créanciers
aisés (qu'ils soient du Nord ou du Sud) plutôt qu'à
la satisfaction de ces besoins fondamentaux. L'immoralité de la
dette découle également du fait qu'elle a très souvent
été contractée par des régimes non démocratiques
qui n'ont pas utilisé les sommes reçues dans l'intérêt
de leurs populations et ont souvent organisé des détournements
massifs d'argent, avec l'accord tacite ou actif des États du Nord,
de la Banque mondiale et du FMI. Les créanciers des pays les plus
industrialisés ont prêté en connaissance de cause à
des régimes souvent corrompus. Ils ne sont pas en droit d'exiger
des peuples qu'ils remboursent ces dettes immorales et illégitimes.
En somme, la dette est un des principaux mécanismes
par lesquels une nouvelle forme de colonisation s'opère au détriment
des peuples. Elle vient s'ajouter à des atteintes historiques portées
également par les pays riches : esclavage, extermination de populations
indigènes, joug colonial, pillage des matières premières,
de la biodiversité, du savoir-faire des paysans (par le brevetage
au profit des transnationales de l'agrobusiness du Nord des produits agricoles
du Sud comme le riz basmati indien) et des biens culturels, fuite des cerveaux,
etc. Il est plus que temps de remplacer la logique de domination par une
logique de redistribution de richesses dans un souci de justice.
Le G8, le FMI, la Banque mondiale et le Club
de Paris imposent leur propre vérité, leur propre justice,
dont ils sont à la fois juge et partie. Face à la crise,
le G20 a pris le relais et cherche à remettre un FMI discrédité
et délégitimé au centre du jeu politique et économique.
Il faut mettre fin à cette injustice qui profite aux oppresseurs,
qu'ils soient du Nord ou du Sud.
Notes
[1] Organisme des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture,
http://www.fao.org
[2] Voir Damien Millet et Eric Toussaint, «Retour sur
les causes de la crise alimentaire mondiale», 2008. Voir aussi Eric
Toussaint, «Une fois encore sur les causes de la crise alimentaire»
[3] Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution
du climat, voir http://www.ipcc.ch/languages/french.htm |