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2010
Et si la marée noire avait été un accident nucléaire

ADIT, juillet
http://www.slate.fr
     En matière de catastrophes, il faut toujours penser l'impensable.
Samedi 3 Juillet 2010
(S.GARDNER/REUTERS)
     En avril dernier, une explosion à fait vingt-neuf morts dans une mine de charbon de Virginie-Occidentale appartenant à Massey Energy. Dans le golfe du Mexique, la fuite de Deepwater Horizon est allée contaminer les côtes, maculant la Louisiane de sa noirâtre souillure. Ces deux évènements retentissants viennent souligner une même réalité: les énergies fossiles sont de plus en plus difficiles à atteindre, et leur extraction expose à des risques croissants.
Voilà bien longtemps que l'option nucléaire n'était pas apparue aussi attrayante qu'aujourd'hui aux Etats-Unis. Au début de l'année, le gouvernement américain a décidé de financer la construction de deux nouveaux réacteurs dans la centrale de Vogtle, en Géorgie. Ce seront les premiers réacteurs à entrer en fonctionnement depuis 1996; beaucoup d'autres pourraient suivre.

La marée noire renforce-t-elle le nucléaire?
     Les catastrophes de la mine Massey Energy et de Deepwater Horizon donnent peut-être raison aux partisans de l'énergie nucléaire... mais elles donnent peut-être aussi raison à ceux qui y sont opposés. Les catastrophes écologiques (comme la récente marée noire) mettent en lumière les problèmes liés à l'exploitation des ressources naturelles. Mais elles nous en apprennent tout autant sur les accidents et les scénarios catastrophes – et ce dernier enseignement est tout aussi inquiétant.
     Si vous pensez que la catastrophe du golfe du Mexique est une conséquence du trop grand empressement des compagnies pétrolières, qui forent sans équipement adéquat ni protocole de sécurité suffisants, vous êtes sans doute favorable à un ralentissement de l'extraction des énergies fossiles; peut-être préconisez-vous le passage au nucléaire. Mais si vous pensez que la marée noire n'est pas tant une question de dangerosité de la recherche des énergies fossiles que de bon fonctionnement des mécanismes de sécurité intégrée, vous avez toutes les raisons de douter de l'option nucléaire.
     Lorsque j'ai commencé à réfléchir à cet article, je n'aurais jamais pensé écrire cette dernière phrase. Dans mon esprit, l'affaire Deepwater Horizon allait évidemment dans le sens des partisans de l'énergie nucléaire: les images de pélicans mazoutés n'étaient-elles pas, pour eux, la meilleure des publicités? Pensez ce que vous voulez du nucléaire – mais vous conviendrez bien qu'il ne noircit pas les plages.

Et si quelque chose allait de travers?
     Le nucléaire ne pollue pas notre air (!?...). Il permet à l'Amérique de limiter sa dépendance énergétique. Et maintenant que le réchauffement de la planète est un problème de premier plan, le nucléaire est encore plus attrayant: c'est de loin la plus viable (!?...) des sources d'électricité ne rejetant par de CO2 dans l'atmosphère. Elle fonctionne sans accrocs depuis bien des années. (En France, 80% de l'électricité produite est nucléaire; on y construit encore des réacteurs – le plus récent a été lancé en 2002).
     Au vu de tous ces éléments, on aurait pu imaginer qu'une immense marée noire soit un argument de plus en faveur du nucléaire et contre les énergies fossiles; d'un certain point de vue, c'est bel et bien le cas. Mais il existe une très bonne raison de penser le contraire. Lorsqu'on parle du nucléaire, l'inquiétude première se résume en quelques mots: «Et si quelque chose allait de travers?». Et de fait, Deepwater Horizon nous rappelle que les choses peuvent effectivement aller de travers, de façon inattendue, à des moments inattendus, et que le résultat peut être catastrophique.
     David Leonhardt, journaliste au New York Times, a tout de suite su saisir la dimension intellectuelle de la catastrophe. Dans un essai paru dans le New York Times Magazine, il analyse notre propension à sous-estimer la probabilité «des évènements graves qui ont peu de chance de se produire». Les économistes s'intéressent à cette théorie depuis quelques temps. Cette incapacité à prendre au sérieux les scénarios catastrophes est l'une des idées directrices du best-seller économique de Nassim Taleb, «Le Cygne noir».

suite:
Pas comparable à Tchernobyl
     Les théories avancées dans l'ouvrage de Taleb sont à la mode, mais je n'y adhère pas complètement; en général, ceux qui commencent à prendre les scénarios catastrophes au sérieux ont tendance à surestimer leurs effets potentiels (lorsque les marchés s'effondrent, la Terre ne s'arrête pas de tourner pour autant). Lorsqu'il s'agit d'un accident nucléaire, en revanche, ces craintes sont justifiées: les répercussions d'un tel évènement sont incommensurables. Aussi dramatique que puisse être la marée noire de Deepwater Horizon, on ne peut la comparer à la catastrophe de Tchernobyl (1986); elle a contaminé une zone de près de 1.800 kilomètres carrés, qui demeure inhabitable à ce jour.
     Par une triste ironie du sort, la marée noire a récemment éclipsé une nouvelle d'importance: la condamnation de sept responsables d'Union Carbide. En 1984, à Bhobal (Inde), un nuage de gaz toxique s'était échappé de leur usine, faisant des milliers de victimes. L'Occident a pour l'instant été épargné: les pires catastrophes environnementales causées par l'homme –Bhopal, Tchernobyl– ont toujours touché d'autres parties de la planète. On pouvait les mettre sur le compte d'erreurs de gestion, ces pays (l'Inde, l'Union Soviétique finissante) étant coutumiers du fait.

Anticiper le désastre
     Mais avec Deepwater Horizon, l'«évènement grave ayant peu de chance de se produire» est à nos portes. Depuis l'accident de la centrale de Three Mile Island (le cœur d'un réacteur avait en partie fondu), une bonne partie des Américains voient le nucléaire d'un mauvais œil. Mais c'était une non-catastrophe. Les systèmes et les protocoles de sécurité ont fonctionné. La fonte du réacteur a été enrayée. Les systèmes de sécurité du puits de Deepwater Horizon n'ont, eux, pas fonctionné. La forte pression a eu raison du puits – mais elle a également eu raison du bloc obturateur, qui était justement censé l'enrayer. C'est tout le problème des systèmes de sécurité de dernier ressort: ils doivent pouvoir faire face aux évènements les plus insoupçonnables, résister aux conditions les plus épouvantables. Autrement dit, ils doivent anticiper les conditions pouvant nous mener au désastre.
     Le principe de responsabilité délictuelle – fermement ancré dans le système judiciaire américain – a pour vertu de pousser les sociétés à prendre au sérieux les scénarios catastrophes: leurs intérêts économiques sont en jeu. Mais la tendance à sous-estimer les effets de tels évènements fausse, là encore, notre perception des choses. Les accidents sont non seulement plus fréquents que les gens ne le pensent, mais ils sont également plus graves et plus coûteux que les comptables ne l'estiment – BP vient de l'apprendre à ses propres dépens.

Plafond de responsabilité à 10 milliards
     Si j'ai exposé deux points de vue différents sur l'énergie nucléaire en début d'article, c'est parce qu'il est réellement difficile de les départager. Jim Rogers, le directeur général de Duke Energy, a dit un jour qu'il est «impossible d'aborder sérieusement la question du CO2 si l'on ne prend pas le nucléaire au sérieux». Il est vrai qu'à notre époque, les déclarations du PDG d'un groupe spécialisé dans la production d'énergie peuvent (et doivent) être prises avec des pincettes; reste que cet argument ne manque pas d'intérêt.
     Mais aussi tentante que puisse paraitre l'offre nucléaire, une question plane toujours: que se passerait-il en cas d'accident? L'énergie nucléaire souffre de ce que l'on pourrait appeler le «paradoxe de la catastrophe»: le scénario catastrophe est si effroyable qu'il est encore plus difficile d'évaluer ses effets et ses répercussions que dans les autres cas de désastres potentiels. Les lois qui encadrent l'industrie nucléaire reconnaissent implicitement cet état de fait: en cas d'accident, le plafond de responsabilité de l'industrie est de 10 milliards de dollars. Or tout le monde sait qu'en cas de réelle catastrophe nucléaire, cette somme ne serait qu'une goutte d'eau dans l'océan. Le coût d'un tel évènement serait tellement élevé qu'instinctivement nous le plaçons dans la catégorie des désastres presque impensables.
     C'est précisément pour cela qu'il nous faut y penser.

Traduit par Jean-Clément Nau
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