CONTROVERSES ENERG...ETHIQUES !
Energies renouvelables, environnement-écologie, développement...
Documents jugés importants

2010
Prévention ou principe de précaution?

Une question insoluble scientifiquement
octobre
ADIT, http://www.lemonde.fr/
Point de vue
LEMONDE | 23.09.10
Robert Delorme, professeur émérite à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines

     Le principe de précaution représente une innovation majeure par rapport à la démarche classique de prévention des risques de grande ampleur. Il reste toutefois marqué par une contradiction entre l'affirmation de sa spécificité, solennisée en France par son inscription en 2005 dans la Constitution, et la sous-estimation constante des implications de cette spécificité.
     Il s'agit d'une contradiction véritablement originelle qui entretient polémiques et confusions. Le débat en cours en France (Le Monde du 23 juin) n'échappe pas à ce constat, même si un signe positif peut être trouvé dans l'avis du Comité de la prévention et de la précaution (CPP) de mars sur "la décision publique face à l'incertitude". Il devient urgent, sinon de remédier à cette carence, ce qui serait illusoire à court terme, du moins d'en prendre conscience et d'en débattre.
     Pour expliquer comment les implications de la spécificité du principe de précaution sont sous-estimées, il faut partir du principe lui-même, puis montrer ses implications. Internationalement admise, la précaution désigne la situation dans laquelle les connaissances sont insuffisantes pour établir scientifiquement l'existence d'un risque de dommage de grande ampleur dû à une activité humaine (organismes génétiquement modifiés, ondes des antennes de téléphonie mobile, nanomatériaux, gestion des déchets nucléaires ultimes, curieusement peu évoquée, etc.), susceptible d'affecter l'environnement, la santé publique et la sécurité alimentaire.
     En France, le principe de précaution est défini comme l'obligation faite aux autorités publiques de mettre en oeuvre "des procédures d'évaluation des risques" et d'adopter "des mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage", lorsque celui-ci est "incertain en l'état des connaissances scientifiques" et "pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement".
     Le principe de précaution a donc la particularité d'introduire l'obligation d'agir pour les autorités publiques, bien que le risque redouté ne puisse être démontré sur la base des connaissances scientifiques du moment et des données disponibles. Le risque n'est donc pas avéré. Il est hypothétique et inévitablement controversé. L'incertitude est profonde.
     En cela, ce principe se distingue radicalement de la prévention. Celle-ci est formalisée sur la base d'expériences de dommages et de distributions statistiques. Le risque est avéré, probabilisable et évaluable selon des procédures disponibles. La décision d'engager l'action découle de l'évaluation et ne pose pas de problème de principe. Il en va tout autrement dans la démarche de précaution. La décision ne peut pas, par définition, reposer sur une évaluation scientifique préalable. Les scénarios de risque sont disparates, aucun argument scientifique ne permet de les départager.
     Le CPP signale ainsi opportunément dans son avis que la décision dans la démarche de précaution ne peut pas répondre aux mêmes critères qu'en prévention. Elle relève alors d'une logique de décision spécifique, évoquée dans l'avis, qui ne se réduit notamment pas à une décision d'experts surplombant la population intéressée, mais appelle un processus de participation des parties prenantes. Qu'en est-il de l'évaluation? L'avis du CPP est muet sur une éventuelle logique spécifique d'évaluation en régime de précaution.

suite:
     Pourtant, en l'absence de base scientifique reconnue, sur quoi peut-on faire reposer l'évaluation du risque? La spécificité du principe de précaution trouve ici une espèce d'épreuve ultime de vérité. D'un côté, l'exigence de l'argument scientifique classique: "S'en tenir à ce qui est démontré", sinon, en l'absence de démonstration, suivre des mesures de prudence, sans obligation formelle d'agir.
     A l'opposé, le poids de la crainte et du caractère plausible de la survenue d'un dommage non avéré mais redouté dans son ampleur, et l'obligation d'agir, qui n'est pas nécessairement d'interdire.
     La première position exclut de fait la seconde, ou la condamne à attendre une démonstration à venir, qui peut être lointaine ou dramatique si elle consiste en la survenue de l'accident majeur. La seconde position n'a d'autre raison d'être que la croyance en un danger et en l'urgence d'une action précoce mais provisoire, sans base scientifique reconnue, appelant à une recherche pour évaluer scientifiquement le risque.
         Contrairement aux apparences, il n'existe pas d'argument scientifique pour trancher ce face-à-face, malgré l'invocation de la démonstration dans la première posture. La démarche scientifique ne peut en effet pas se réduire à de la démonstration classique lorsque le problème est non classique, ce qui est le cas de la précaution. Cette dernière concerne, rappelons-le, les problèmes de risques pour lesquels les connaissances scientifiques admises, classiques, sont insuffisantes pour établir l'existence du risque et donc pour réduire le problème à une solution déterminée ou à un point de vue unique. Force est bien d'admettre que la contradiction est profondément complexe et n'est pas réductible à une solution simple.
     Que faire alors? Est-on condamné à choisir entre le statu quo ou l'abrogation du principe de précaution? Nullement, d'après les résultats d'une recherche publiés récemment, en Grande-Bretagne, sur une démarche scientifique non classique en situation complexe, dont le principe de précaution ne constitue d'ailleurs qu'un cas particulier. Il en ressort que, de même qu'une situation complexe requiert une démarche de traitement complexe, le principe de précaution appelle une démarche d'évaluation complexe. Transdisciplinarité, apprentissage, construction participative de connaissances, transparence, exposition à la critique et à l'erreur, possibilité de révision, organisation de l'exercice d'une capacité de jugement incluant experts et autres parties prenantes, sont quelques-uns des maîtres mots de la démarche complexe développée dans la recherche citée.
     Il est donc possible de libérer le principe de précaution de sa contradiction originelle. Les connaissances nécessaires existent. Mais il y a un obstacle principal. Il est intellectuel. Il réside dans la croyance, dominante au sein de la communauté scientifique, en l'exclusivité de la démarche fondée sur la démonstration classique en sciences.
     Il est devenu urgent de débattre de cette croyance, sans optimisme excessif. Jean-Jacques Rousseau constatait déjà, dans Les Confessions, que "si quelquefois les savants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu'ils ont".

Dernier ouvrage paru : "Deep Complexity and the Social Sciences" ("Complexité profonde et sciences sociales", éd. Edward Elgar, 2010, non traduit). 

Pour aller plus loin:
http://www.academieroyale.be/
Notamment:
Consensus, risque et vérité... l'exemple des évolutions climatiques récentes, Vincent Courtillot
Modélisation des climats futurs: certitudes, incertitudes, perspectives, Hervé Le Treut, et discussions
Les sociétés occidentales face au risque dans l'histoire:perceptions plurielles et gestion de la vulnérabilité, François Walter
Le Luxe de la précaution: bienfait mondial ou crime contre l’humanité?, Pierre Kourilsky
La précaution prétentieuse: le principe de précaution est-il un principe d'orgueil?, Jean de Kervasdoué
Estimer les risques - une ingénierie de la protection est-elle possible?, Pierre-Etienne Labeau
Principe de précaution et crises sanitaires virtuelles, André Aurengo
Le risque industriel majeur: ambiguïté, crainte et savoir, Jean-Pierre Hansen et Jacques Fraix
La plate-forme Deep Horizon et le principe de précaution, Georges Pichot
Progrès et précaution, Dominique Lecourt
La politique, entre aventure, prudence et précaution, Paul Magnette