Point de vue
LEMONDE | 23.09.10 Robert Delorme, professeur émérite à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines Le principe de précaution représente
une innovation majeure par rapport à la démarche classique
de prévention des risques de grande ampleur. Il reste toutefois
marqué par une contradiction entre l'affirmation de sa spécificité,
solennisée en France par son inscription en 2005 dans la Constitution,
et la sous-estimation constante des implications de cette spécificité.
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Pourtant, en l'absence de base scientifique reconnue, sur quoi peut-on faire reposer l'évaluation du risque? La spécificité du principe de précaution trouve ici une espèce d'épreuve ultime de vérité. D'un côté, l'exigence de l'argument scientifique classique: "S'en tenir à ce qui est démontré", sinon, en l'absence de démonstration, suivre des mesures de prudence, sans obligation formelle d'agir. A l'opposé, le poids de la crainte et du caractère plausible de la survenue d'un dommage non avéré mais redouté dans son ampleur, et l'obligation d'agir, qui n'est pas nécessairement d'interdire. La première position exclut de fait la seconde, ou la condamne à attendre une démonstration à venir, qui peut être lointaine ou dramatique si elle consiste en la survenue de l'accident majeur. La seconde position n'a d'autre raison d'être que la croyance en un danger et en l'urgence d'une action précoce mais provisoire, sans base scientifique reconnue, appelant à une recherche pour évaluer scientifiquement le risque. Contrairement aux apparences, il n'existe pas d'argument scientifique pour trancher ce face-à-face, malgré l'invocation de la démonstration dans la première posture. La démarche scientifique ne peut en effet pas se réduire à de la démonstration classique lorsque le problème est non classique, ce qui est le cas de la précaution. Cette dernière concerne, rappelons-le, les problèmes de risques pour lesquels les connaissances scientifiques admises, classiques, sont insuffisantes pour établir l'existence du risque et donc pour réduire le problème à une solution déterminée ou à un point de vue unique. Force est bien d'admettre que la contradiction est profondément complexe et n'est pas réductible à une solution simple. Que faire alors? Est-on condamné à choisir entre le statu quo ou l'abrogation du principe de précaution? Nullement, d'après les résultats d'une recherche publiés récemment, en Grande-Bretagne, sur une démarche scientifique non classique en situation complexe, dont le principe de précaution ne constitue d'ailleurs qu'un cas particulier. Il en ressort que, de même qu'une situation complexe requiert une démarche de traitement complexe, le principe de précaution appelle une démarche d'évaluation complexe. Transdisciplinarité, apprentissage, construction participative de connaissances, transparence, exposition à la critique et à l'erreur, possibilité de révision, organisation de l'exercice d'une capacité de jugement incluant experts et autres parties prenantes, sont quelques-uns des maîtres mots de la démarche complexe développée dans la recherche citée. Il est donc possible de libérer le principe de précaution de sa contradiction originelle. Les connaissances nécessaires existent. Mais il y a un obstacle principal. Il est intellectuel. Il réside dans la croyance, dominante au sein de la communauté scientifique, en l'exclusivité de la démarche fondée sur la démonstration classique en sciences. Il est devenu urgent de débattre de cette croyance, sans optimisme excessif. Jean-Jacques Rousseau constatait déjà, dans Les Confessions, que "si quelquefois les savants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu'ils ont". Dernier ouvrage paru : "Deep Complexity and the Social Sciences" ("Complexité profonde et sciences sociales", éd. Edward Elgar, 2010, non traduit). |