Charles-Emmanuel Haquet - 01/04/2009
Sergueï Kirienko a le sourire. Le patron de Rosatom, la puissante agence russe de l'énergie atomique, vient de réussir un joli coup. Le 3 mars, cet ancien Premier ministre, aujourd'hui le Monsieur Nucléaire russe, a annoncé la création d'un joint-venture avec l'allemand Siemens. Les deux groupes s'allient pour vendre des centrales nucléaires clefs en main, et tous les services qui vont avec : enrichissement d'uranium, vente de combustible... Pour l'instant, l'accord n'en est qu'au stade du protocole. «La coentreprise n'est pas encore en place, les négociations sont en cours», précise le PDG de Siemens, Peter Löscher. Mais ce n'est qu'une question de mois. Dans le petit monde de l'atome, le mariage germano-russe a fait l'effet d'un coup de tonnerre. Un géant du nucléaire civil vient de naître. Il a de grandes ambitions - «devenir le leader mondial du secteur», clament à l'unisson les deux présidents - et les moyens de les réaliser. D'un côté, Rosatom, groupe de 300.000 personnes, dont les centaines de filiales couvrent toute la chaîne de l'atome, de l'exploitation des mines d'uranium jusqu'au retraitement des déchets. De l'autre, Siemens, spécialiste des grands projets d'ingénierie et l'un des plus gros fabricants de turbines. Inutile de dire que ce nouveau champion risque de poser quelques problèmes à l'actuel leader mondial, le français Areva. Il se mettra en travers de sa route sur tous ses marchés, comme le montre notre carte exclusive (en cours d'acquisition): vente d'uranium enrichi et de combustible nucléaire, fabrication de centrales et retraitement des déchets. Au siège parisien d'Areva, rue Lafayette, on encaisse le choc sans broncher. «C'est une belle opération de marketing, nous verrons ce que cela donnera sur le terrain», commente-t-on dans l'entourage d'Anne Lauvergeon, la présidente du directoire. Dans son bureau, un volumineux pot argenté dans lequel poussent de magnifiques orchidées attire le regard. «C'est un cadeau de nos amis russes», dit-elle. Comme s'ils avaient quelque chose à se faire pardonner. Il est vrai que la pilule est un peu difficile à avaler pour les Français. Il y a quelques semaines, Siemens était encore le partenaire privilégié d'Areva. Il possédait 34 % d'Areva NP, la branche qui fabrique le réacteur de troisième génération EPR. Outre-Rhin, on a même largement contribué à sa mise au point. Ce sont les ingénieurs allemands qui ont par exemple doublé la coque en béton de la centrale. Une idée qui date de la guerre froide. Les chasseurs américains F-104 qui opéraient alors en Allemagne avaient une fâcheuse tendance à s'écraser: il fallait protéger les centrales des risques de chute. Après les attentats du 11 septembre 2001, cette mesure est devenue obligatoire. Fortement impliqués dans l'EPR, pourquoi les Allemands ont-ils décidé de s'en aller? Parce qu'ils se sentaient à l'étroit dans ce partenariat. Minoritaires, ils ne pouvaient influer sur les décisions. Cantonnés à la fabrication des centrales, ils n'avaient pas accès aux activités les plus rémunératrices, notamment à la fourniture de combustible nucléaire. Lorsqu'elle compare Areva au modèle des machines à café Nespresso, Anne Lauvergeon le reconnaît implicitement: on gagne beaucoup plus d'argent en vendant les capsules que les cafetières. Message entendu à Munich, au siège de Siemens, où l'on a bien compris que l'on fabriquerait des cafetières ad vitam aeternam. La dernière raison, et pas la moindre, est que les Allemands craignaient de se faire sortir d'Areva. Dans le pacte qui liait les deux groupes, une clause prévoyait en effet que le français puisse exclure son partenaire à partir de 2009. Une épée de Damoclès au-dessus des Allemands. Ces derniers avaient bien essayé de négocier avec les Français, en leur demandant notamment de monter au capital de la maison mère. En vain. En septembre 2007, la déclaration de Nicolas Sarkozy n'avait pas arrangé les choses: pas de discussion possible avec Siemens tant que le gouvernement allemand ne lèverait pas son moratoire sur le nucléaire, avait-il lancé à la chancelière, Angela Merkel. Alors Peter Löscher a pris les devants. Le 20 janvier, en fin de journée, il a envoyé un courriel lapidaire à Anne Lauvergeon. C'est fini, Siemens divorce. Pas très classe, comme procédé. «Cela me fait penser à ces hommes qui quittent leur femme en laissant un mot dans la cuisine», déclare alors Anne Lauvergeon, tout de même sonnée par la nouvelle. A l'Elysée, les mots sont plus durs: «Ce sont des méthodes de voyous», fulmine un proche de Nicolas Sarkozy. «Nous pensions qu'ils attendraient l'issue des élections fédérales, fin septembre, pour se décider, poursuit la patronne d'Areva. Comme beaucoup de gens en Allemagne, nous avons été surpris par le timing.» Ce serait même elle qui aurait alerté en personne les patrons des électriciens allemands E.ON et RWE de la décision de Siemens. Les Français ignorent alors que Siemens entame au même moment des négociations avec les Russes. Quand exactement? Officiellement, le 3 février 2009. Les dirigeants de Siemens se retrouvent à Moscou, dans le bureau de Vladimir Poutine, pour discuter «d'opportunités de collaboration», comme le résume un proche de Kirienko. On connaît la suite. En réalité, les discussions ont certainement commencé avant cette date. «Vous ne le saurez pas, l'information est bien trop sensible, poursuit cette source. Vous imaginez bien ce qu'Areva en ferait...» Les deux partenaires sont en effet en pleine négociation d'après-rupture. Et tout est bon pour rejeter la faute sur l'autre. En cas de séparation, le «contrat de mariage» prévoit qu'Areva garde la propriété des technologies nucléaires, notamment les plans du fameux EPR, à condition qu'il rachète la participation de Siemens - évaluée à 2 milliards € - avant 2012. Ce qui n'arrange guère Areva, qui cherche 2,7 milliards € pour financer ses investissements. En cédant sa pépite T&D? Chez Siemens, en tout cas, on aimerait bien divorcer rapidement, car les Russes sont pressés. Ils veulent signer le joint-venture dans les trois mois. Les Français semblent donc en position de force pour jouer la montre et faire baisser la facture. (suite)
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Ce serait sous-estimer les Allemands. Peter Löscher n'a pas du tout l'intention de «laisser les meubles» à Anne Lauvergeon. Il y en a notamment un auquel il tient tout particulièrement: le «contrôle-commande», c'est-à-dire la salle de pilotage de la centrale nucléaire. Ce cerveau, ultrasophistiqué, Areva et Siemens l'ont développé conjointement, chacun dans sa spécialité: les Français pour le soft, c'est-à-dire le logiciel, les Allemands pour l'infrastructure. L'ensemble est tellement performant que les Russes l'ont préféré à leur propre technologie pour équiper la centrale qu'ils construisent à Bénélé, en Bulgarie. Pour les Allemands, pas de doute, le système de contrôle-commande leur appartient. Les Français n'ont pas plus de doutes à l'égard du logiciel. Et quid du matériel fabriqué par Siemens? « C'est un sujet délicat: nous espérons le régler courant avril», révèle un proche d'Anne Lauvergeon. Les Allemands sont d'autant plus motivés pour arracher cette pièce maîtresse aux Français qu'elle fait briller les yeux de leur futur partenaire russe. «Si les dirigeants de Siemens ne parviennent pas à garder la technologie du contrôle-commande, nous le comprendrons, mais nous en tiendrons compte et leur influence dans le joint-venture en dépendra, lâche un proche de Kirienko. S'ils ne l'ont pas, ils devront démontrer autrement leur motivation.» En apportant du cash? «Pourquoi pas...» Pas sûr qu'en pleine crise financière l'idée plaise à Peter Löscher. Dos au mur, va-t-il réussir à arracher le morceau à Anne Lauvergeon? «Sur ce sujet, nous nous tenons par la barbichette. Il vaut mieux que le divorce se passe bien», résume-t-elle. Les ex-époux sont donc condamnés à travailler ensemble sur la partie la plus stratégique du réacteur nucléaire. Voilà qui ne va pas être simple. Les grands gagnants de l'histoire, finalement, ce sont les Russes. L'alliance avec Siemens va leur permettre d'améliorer une image qui reste très mitigée à l'étranger, malgré les profondes réformes menées depuis deux ans par Sergueï Kirienko - notamment la séparation du nucléaire civil et militaire. Les centrales russes, pour le grand public, restent associées à la catastrophe de Tchernobyl, même si la technologie utilisée aujourd'hui n'a plus rien à voir avec les vieux réacteurs RBMK de l'époque soviétique. Ce rapprochement avec Siemens apporte aussi aux Russes des compétences en ingénierie et en sûreté nucléaire. Ironie de l'histoire, l'accord germano-russe risque de provoquer des dommages collatéraux chez l'ennemi juré d'Anne Lauvergeon, Patrick Kron, le PDG d'Alstom. En 2007, ce dernier avait signé un joint-venture avec l'équipementier Atomenergomash, une filiale de Rosatom. L'idée: fabriquer des turbines très élaborées, pouvant équiper les centrales nucléaires russes. Et, pourquoi pas, attaquer ensemble les marchés étrangers, notamment en Asie centrale. Officiellement, il n'y aura pas de problème de cohabitation entre les deux concurrents, Alstom et Siemens. «Nous sommes satisfaits de l'alliance avec Alstom, et nous remplirons toutes nos obligations», précise Sergueï Kirienko. En réalité, la situation est moins claire. Car des turbines équivalentes figurent dans le catalogue de Siemens. Avec qui les Russes partiront-ils à l'assaut des marchés étrangers? «Nous allons devoir clarifier notre partenariat avec Alstom», reconnaît-on au siège moscovite de Rosatom. Pour couronner le tout, Rosatom pourrait bien relancer les discussions avec le japonais Toshiba, et entamer avec lui une collaboration dans la fabrication du combustible nucléaire. «On ne peut rien faire tant qu'un accord bilatéral n'est pas signé, commente un conseiller de Kirienko. La situation pourrait se débloquer en mai, lors du voyage que Vladimir Poutine compte faire à Tokyo.» Une mauvaise nouvelle de plus pour Areva. Rosatom, allié à Siemens et Toshiba, cela commence à faire beaucoup pour le français, qui, mis à part quelques partenariats, comme celui qu'il a conclu avec Mitsubishi, n'a jamais été aussi seul. «Si Areva avait répondu à nos appels du pied, jamais nous n'aurions signé d'accords avec Siemens et Toshiba», prétend ce même conseiller. Et d'évoquer une rencontre confidentielle qui aurait eu lieu en juin dernier à Saint-Pétersbourg entre Anne Lauvergeon et Kirienko. Objet de l'entretien: un partenariat croisé en amont (exploitation des mines), le patron de Rosatom ouvrant l'accès des mines d'uranium russes au français contre une participation dans la mine nigérienne d'Areva. «Anne Lauvergeon a semblé intéressée, elle nous a proposé de créer un groupe de travail, et puis, plus rien.» Rue Lafayette, on sourit poliment. Et l'on riposte. «En septembre dernier, nous avions organisé un séminaire avec eux, le top level meeting, pour envisager des collaborations dans les réacteurs et dans l'aval du cycle, c'est-à-dire le traitement des déchets. Nous les attendons encore», commente un conseiller d'Anne Lauvergeon. Dialogue de sourds? Ou, plutôt, distance prudente entre deux adversaires qui se ressemblent - ils sont les deux seuls acteurs du nucléaire à maîtriser l'ensemble de la chaîne -, se respectent et savent qu'ils se retrouveront de plus en plus souvent face à face, sur des appels d'offres? Areva s'apprête à chatouiller les Russes sur leur terrain de jeu privilégié, l'Europe centrale, tandis que les équipes de Kirienko se verraient bien décrocher des marchés dans les pays du Maghreb. «Les Russes sont des concurrents de valeur», reconnaît Anne Lauvergeon. Au même titre que General Electric et Toshiba-Westinghouse. Le réacteur russe, le VVER 1000, utilise d'ailleurs la même technologie à eau pressurisée que les français. «C'est une bonne Cocotte-Minute,* elle fait de la belle vapeur, commente la patronne d'Areva. Mais eux, ils ont le modèle des années 80. Et nous avons le dernier cri.» Un compliment, dans sa bouche. Pas sûr toutefois que les Russes apprécient. Sans doute trouveront-ils que Mme Lauvergeon a une façon très personnelle de leur envoyer des fleurs. C.-E.H.
* En effet, il n'est pas besoin de réfléchir beaucoup pour voir que les centrales nucléaires ne sont des Cocotte-Minute: on n'utilise que la chaleur et tout le reste - quand même ~66%!... - est "envoyé en l'air"......................... (Ndw) |