CONTROVERSES NUCLEAIRES !
HISTOIRE
Les "cobayes" de la bombe H des Iles Marshall
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ADIT, juillet 2009

Les cobayes du Dr Folamour
LE MONDE | 22.06.09

     Le 1er mars 1954, l'armée américaine fait exploser la bombe H la plus puissante jamais testée. Les habitants de Rongelap, une des îles Marshall, ne sont évacués qu'au bout de 51 heures et renvoyés chez eux trois ans plus tard. La journaliste et documentariste Fabienne Lips-Dumas est allée à leur rencontre. Ces Marshallais ont servi de "matériel" et craignent que l'expérience ne continue... 
     Voici de larges extraits de son enquête, publiée intégralement dans le n° 7 de la revue "XXI".
     "J'ai un corps irradié. Pourquoi ne pas l'enterrer sur mon île irradiée?" Lijon Eknilang éclate de rire. L'étoffe blanche de sa robe saisit l'éclat du soleil, un bandeau de fleurs en fibres de noix de coco retient ses cheveux grisonnants. Exilée de son île natale de Rongelap, Lijon s'est donné une mission: conduire le visiteur jusqu'au fond du malheur de son peuple.
     Invisible sur les mappemondes sans une loupe, il y avait au nord des îles Marshall un paradis sur terre appelé Rongelap. Lijon y est née. Le 1er mars 1954, le jour de son huitième anniversaire, les Américains réveillent en sursaut l'enfant qui dort sous un toit de palmes. Un soleil brutal se lève à l'ouest de l'horizon. La Terre fait demi-tour. Entre le ciel et l'Océan, une "étoile" explose. Elle s'appelle Castle Bravo, c'est une bombe thermonucléaire : la puissance de mille Hiroshima, mille fois quinze kilotonnes de TNT, mille fois une bombe qui a fait plus de 140.000 morts.
     Ce 1er mars 1954, Lijon émerge brutalement du sommeil: "J'ai écarquillé les yeux. Il y avait une lumière aveuglante. Dehors, j'entendais les cris de ma grand-mère. Elle accusait ma cousine d'avoir mis le feu à la maison. Je suis sortie en courant et je pleurais : j'avais peur du feu. Dehors, la lumière était toujours aussi forte. Les femmes n'arrêtaient pas d'entrer et de sortir de la maison. Et là, j'ai vu la chose tomber du ciel. Elle était grosse, ronde comme un soleil, couleur du soleil. Et il y a eu l'explosion... Enorme. Le sol bougeait, tremblait. Le vent nous a jetés par terre. Nous avions peur, tellement peur. Le vent s'est arrêté. Il n'y a plus eu un bruit, juste le silence. Les yeux nous piquaient comme s'ils étaient pleins de sable. Pourtant il n'y avait pas de vent. Les gens disaient qu'on était attaqués, qu'on allait être tués. Nous nous sommes cachés dans les buissons. J'avais soif. Plus tard, nous avons eu faim. Nous avons mangé. La nourriture était couverte d'une chose blanche, elle n'était pas pourrie mais salie. Avec nos mains, nous avons essuyé la poudre blanche et mangé. La poudre n'avait pas de goût. C'était bon comme d'habitude. Dans l'après-midi, tout le monde est tombé malade. Comme si on était restés au soleil toute la journée, comme s'il y avait eu une insolation générale."
     Le ventre tordu par la diarrhée, les habitants de l'îlot courent derrière les buissons pour vomir. Trop malades, les parents ne peuvent aider leurs enfants. Nerja, la soeur de Lijon, a 7 ans: "Je croyais que c'était de la poudre de savon blanc. Ça n'avait pas d'odeur. J'en ai pris et je me suis frotté la tête comme pour un shampooing." Son débarbouillage radioactif provoquera la chute de ses cheveux et de nombreuses brûlures. Son profil de petite fille chauve illustre, depuis, les chapitres des livres japonais consacrés à Castle Bravo.
     En milieu radioactif, chaque minute compte. Cinquante et une heures plus tard, toujours hagards, les habitants de l'atoll voient arriver un navire de l'armée américaine. Les militaires évacuent la population. "Ils nous ont dit de monter dans le bateau et de ne rien prendre avec nous. Ils nous ont arrêtés sur la passerelle et ont lancé des morceaux de savon. Ils criaient qu'il fallait qu'on se déshabille, qu'on jette nos vêtements à la mer, qu'ils allaient nous laver au jet d'eau. Ils nous ont donné des serviettes, trop petites. Face à face, tout nus, les gens essayaient de se couvrir."
     Encore habitée par le spectacle de ses parents honteux et humiliés par la nudité, Lijon frémit: "Nous sommes arrivés au matin à Kwaj." Kwaj est le diminutif de Kwajalein. C'est sur cette île qu'est installée la base militaire américaine. "Ils nous ont examinés. Ils s'approchaient de nous avec leurs boîtes, on pouvait entendre le bruit, beaucoup de bruit..." Les corps des irradiés font crépiter les compteurs Geiger, utilisés pour relever le niveau de radioactivité.
     Nul n'avait voulu tenir compte du vent qui tournait et des poussières radioactives qui risquaient de contaminer la population. Les Américains concèdent la bavure, expliquent qu'il s'agit d'un "accident". "Tout le monde fait des erreurs", disent-ils. Lijon s'étrangle: "Quand tout est planifié, vous n'appelez pas ça une erreur. Peut-être qu'ils pensent que les gens des îles Marshall ne sont pas des êtres humains comme eux. Ils ont bien vu que le vent avait tourné, mais l'opération devait avoir lieu ce jour-là. Compte à rebours, c'était leur plan."
     Les scientifiques américains, emmenés par Edward Teller, le docteur Folamour du laboratoire Lawrence Livermore National, creuset de la recherche nucléaire, brûlaient de connaître la force de leur bombe H. Elle leur fera peur. Castle Bravo reste la bombe la plus puissante qu'ils aient jamais osé tester.
     Attaché au Département américain de l'énergie (DOE), Neal Palafox est aujourd'hui chargé de la santé des populations irradiées. Jeune docteur, Hawaïen et père de famille affable, Neal porte un héritage écrasant: "Je ne pense pas que c'était de la malveillance, mais c'était cavalier. Ils savaient que le vent avait tourné. C'est un fait. Mais ils ont déclenché le tir. La question de la confiance se pose : pourquoi faire ça?" Le docteur Palafox suit la santé de Lijon. Elle le considère presque comme un ennemi personnel. Le médecin l'admet: "Je peux lire sur le visage de Lijon et des autres..." "L'accident" ne constitue qu'un épisode des mystifications, exploitations et négligences criminelles qui, dès le début, ont tissé les relations entre les militaires, les scientifiques, les autorités américaines et un peuple du Pacifique sacrifié pour le "bien de l'humanité".
     Février 1946. Envoyé en mission sur Bikini, le gouverneur militaire des îles Marshall profite du dimanche chrétien qui rassemble la population convertie par les missionnaires. A la fin de l'office, il leur révèle le grand dessein du Pentagone: "Les scientifiques américains veulent transformer une grande force destructrice en quelque chose de bénéfique pour l'humanité et en finir avec toutes les guerres." Le propos est traduit. Il se conclut par une question, immortalisée par une équipe de cinéma de l'armée qui enregistre la scène: "Etes-vous prêts à sacrifier vos îles pour le bien de l'humanité ?" L'expression "For the good of mankind" marquera les îliens. Une brève consultation est menée. Le roi Juda, chef des Bikiniens, prend la parole: "Tout est bien. Tout est dans les mains de Dieu." Le gouverneur répond: "Si tout est dans les mains de Dieu, c'est forcément bien." L'armée a le feu vert. L'exode commence.
     L'atoll de Bikini et, plus tard, celui d'Enewetak sont d'abord choisis comme points zéro pour mener des essais nucléaires jugés trop puissants pour être réalisés dans le désert du Nevada. La première campagne, dite "Opération Crossroads", est déclenchée. Une flotte de bâtiments de guerre est ancrée dans le lagon. En lieu et place des équipages, des milliers d'animaux - cochons, chèvres, rats et souris - sont embarqués sur les cibles navales. Deux tirs nucléaires, filmés et photographiés, sont réalisés. Le tir sous-marin fait jaillir de l'Océan une vertigineuse cheminée d'eau au-dessus de l'atoll de Bikini, qui entre dans l'Histoire.
     Ce n'est qu'un début. Soixante-sept essais nucléaires vont être menés dans les îles Marshall. Aujourd'hui ministre des affaires étrangères de cet archipel, Tony de Brum tentera d'évoquer la puissance du déluge nucléaire subi. Devant l'assemblée des Nations unies, il explique en 2005: "Mon pays a reçu l'équivalent de 1,6 bombe Hiroshima par jour, tous les jours, pendant douze ans." Toutes les îles n'ont pas résisté - à elle seule, la bombe Castle Bravo en a éliminé trois de la carte du monde -, mais la plupart existent toujours.

suite:
     Contre les murs du hall vide de la mairie (de Majuro, capitale des îles Marshall), des voix se brisent. Dans le bureau d'Abacca Anjain, sénateur de Rongelap, des femmes, rien que des femmes en robe rouge imprimée de fleurs tropicales, qui parlent fort et rient plus fort encore.
     Une femme commence à parler. Le cauchemar de sa famille est devenu une légende îlienne. Il était une fois un jeune garçon, dont la thyroïde démolie par la radioactivité avait déréglé la croissance. Les pilules que lui prescrivaient les docteurs tenaient du sirop d'Alice au pays des merveilles: il devenait long, long, long et large, large, large. Un jour, il en est mort. Autre histoire de thyroïdes détraquées. Deux enfants sont irradiés à l'âge de 1 an. A 5 ans, ils sont toujours de la même taille. Leurs petits frères les dépassent. Ils ont 11 ans et une enfance absurde quand, enfin, un docteur prescrit les pilules magiques d'une croissance recouvrée.
     Lijon intervient. Derrière son collier de perles blanches, elle dissimule une cicatrice. Laconique, elle explique: "1981 - Cleveland - Ohio - Ablation de la thyroïde." Son espérance de vie dépend désormais de la prise quotidienne de pilules.
     Après les essais atomiques, les médecins américains ont pratiqué à la chaîne des ablations de thyroïdes. Ils préféraient s'en débarrasser avant qu'un cancer ne se déclare. Il y a quelques années, Lijon est retournée sur la table d'opération pour des tumeurs aux seins. Sur l'archipel, le cancer du sein tient de l'épidémie.
     Le 1er mars 1954, tous les Rongelapais n'étaient pas sur l'atoll. Mais tous se sont nourris des retombées de la bombe H. En 1957, les Américains décident de renvoyer la population dans son paradis terrestre. La végétation de l'atoll est empoisonnée par les retombées de césium 137, de strontium 90, de plutonium 239... Le temps de l'irradiation chronique commence.
     "J'étais enceinte mais je ne grossissais pas. Le bébé est né à sept mois, il tenait dans ma main. C'était un garçon, il est mort tout de suite. Mon mari a pris une grosse boîte d'allumettes. Elle lui a servi de cercueil." Nerja, la soeur de Lijon, parle d'un ton monocorde. Dix enfants ont suivi: neuf sont en bonne santé, l'aîné se comporte "bizarrement". Lijon a subi sept fausses couches et donné naissance à un enfant difforme qui n'avait qu'un oeil et n'a pas survécu. Plus que les cancers, les bébés monstres réveillent sa colère.
     Jusque dans les années 1970, les femmes vivaient dans l'angoisse de ce qui pouvait sortir de leur ventre. Elles mettaient au monde des "bébés méduses": des troncs à la peau translucide qui laissait paraître le cerveau et le coeur battant. Ils rebondissaient sur la table d'accouchement et mourraient. Il y avait aussi les "bébés grappes de raisins", où seule la présence d'un cerveau suggérait aux sages-femmes que la forme aurait pu être un enfant, et des nouveau-nés incapables de téter, condamnés à mourir de faim.
     Les Américains accusent les Marshallais d'inceste ou se réfèrent à une syphilis galopante. C'est ce que le docteur Neal Palafox a suggéré à Lijon pour expliquer les fausses couches et les naissances défectueuses. "Il y a deux problèmes liés aux malformations. Il est prouvé qu'un foetus soumis à de fortes radiations pourra souffrir de handicap mental, d'anomalies, et que les interruptions de grossesse seront plus fréquentes. Ce qui est moins clair, c'est, si vous avez été irradié en 1954, votre enfant né en 1960 pourra-t-il en souffrir ? On ne sait pas." Selon lui, les études sur les populations irradiées ne permettent d'arriver à aucune conclusion.
     Yeux bleus, teint clair, petite moustache à la Clark Gable, Bill Graham gère le Tribunal des réclamations nucléaires. "Je pense que, l'année prochaine, on va classer les dossiers et ranger le tout dans la naphtaline." Depuis sa création, le tribunal a attribué 90 millions de dollars en compensation, 75 millions ont été versés. En 1986, il a reçu un fonds en fidéicommis de 150 millions supposé produire 18 millions d'intérêts par an. L'optimisme financier s'est brisé en 1987 sur la réalité boursière, le fonds s'est vidé.
     Des grilles d'indemnité ont été fixées: 125.000 dollars la leucémie, 100.000 dollars le cancer du sein avec mastectomie, 100.000 dollars pour un enfant sévèrement retardé si la mère était sur Rongelap ou Utrik en mars 1954 ou si l'enfant est né entre mai et septembre 1954, de 75.000 à 50.000 dollars le cancer de la thyroïde, rien pour ceux qui ont subi une ablation préventive.
     Extrait du débat, en date des 13 et 14 janvier 1956, tenu à la Commission américaine de l'énergie atomique: "S'il est vrai que ces gens ne vivent pas, je dirais, comme des Occidentaux ou des gens civilisés, néanmoins c'est aussi vrai que ces gens nous ressemblent plus que des souris."
     En 1994, dans un effort de transparence, l'administration Clinton a rendu publics certains dossiers du Département américain de l'énergie. Les Marshallais ont alors découvert qu'ils avaient servi de "matériel". Elaboré avant Castle Bravo, le projet 4.1 visait à l'étude des conséquences des retombées radioactives sur les êtres humains. "Ils nous ont déshabillés. Ils ont pris notre photo et ils nous ont donné un numéro", se souvient Lijon. Quarante ans plus tard, les manipulations dont elle a fait l'objet ont pris tout leur sens.
     Bill Graham, le responsable du Tribunal des réclamations nucléaires, lit un rapport du laboratoire Brookhaven daté de 1958: "L'habitat des insulaires nous permettra de recueillir des données écologiques très utiles sur les effets des radiations. Nous pourrons suivre les divers radio-isotopes du sol à la chaîne alimentaire jusque dans l'être humain, où nous étudierons leur distribution dans les tissus et les organes, les demi-vies biologiques et les taux d'excrétion..." De ses archives, il tire une autre photocopie: "Le groupe des Marshallais irradiés constitue la meilleure source d'observation sur les êtres humains. Tous les modes d'exposition continue sont représentés : irradiation pénétrante, exposition de la peau aux rayons bêta, absorption de matériel radioactif..."
     En 1954, les médecins étaient formels: les habitants de Rongelap ne pouvaient plus tolérer la moindre dose d'irradiation, à l'exception d'une radiographie pour des raisons strictement médicales. En 1957, ils sont pourtant renvoyés dans un environnement contaminé dont ils tirent leur alimentation. Les visites régulières des médecins s'accompagnent de prises de sang, de tests d'urine... Les années passent. Leur santé se dégrade, les appels au secours se multiplient. Les cobayes demandent leur évacuation. Les Américains refusent. En 1985, les Rongelapais se tournent vers Greenpeace. Ce sera la dernière mission du Rainbow Warrior avant que les services secrets français ne coulent le bateau en Nouvelle-Zélande, dans le port d'Auckland. Ils débarquent sur l'île de Majetto au large d'Ebeye.
     (Pour l'île de Kwajalein, qui abrite leur base militaire), les Américains ont négocié avec le gouvernement des îles Marshall un bail jusqu'en 2016. Imata Kabua, le roi traditionnel qui possède l'île, ne veut pas le renouveler à moins d'un gros chèque. Mais les Etats-Unis ne reconnaissent pas son autorité et les Marshallais sont divisés. Que faire sans les emplois de la base militaire ?
     Equipée d'un golf à neuf trous, l'île est au coeur de la guerre des étoiles. On y rêve de la construction du bouclier antimissile et, régulièrement, l'atoll se fait bombarder depuis la Californie. La base militaire est censée intercepter les missiles, mais le bouclier est une vraie passoire et les ogives atterrissent dans le lagon. Le ministre des affaires étrangères des Marshall, Tony de Brum, a demandé une étude sur l'impact chimique des projectiles. Les Américains font la sourde oreille. (...)
     Le n° 7 de la revue trimestrielle "XXI" sera en vente à partir du 25 juin dans les librairies (210 p., 15 €).