Le 1er mars 1954, l'armée américaine
fait exploser la bombe H la plus puissante jamais testée. Les habitants
de Rongelap, une des îles Marshall, ne sont évacués
qu'au bout de 51 heures et renvoyés chez eux trois ans plus tard.
La journaliste et documentariste Fabienne Lips-Dumas est allée à
leur rencontre. Ces Marshallais ont servi de "matériel" et craignent
que l'expérience ne continue...
(suite)
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suite:
Contre les murs du hall vide de la mairie (de Majuro, capitale des îles Marshall), des voix se brisent. Dans le bureau d'Abacca Anjain, sénateur de Rongelap, des femmes, rien que des femmes en robe rouge imprimée de fleurs tropicales, qui parlent fort et rient plus fort encore. Une femme commence à parler. Le cauchemar de sa famille est devenu une légende îlienne. Il était une fois un jeune garçon, dont la thyroïde démolie par la radioactivité avait déréglé la croissance. Les pilules que lui prescrivaient les docteurs tenaient du sirop d'Alice au pays des merveilles: il devenait long, long, long et large, large, large. Un jour, il en est mort. Autre histoire de thyroïdes détraquées. Deux enfants sont irradiés à l'âge de 1 an. A 5 ans, ils sont toujours de la même taille. Leurs petits frères les dépassent. Ils ont 11 ans et une enfance absurde quand, enfin, un docteur prescrit les pilules magiques d'une croissance recouvrée. Lijon intervient. Derrière son collier de perles blanches, elle dissimule une cicatrice. Laconique, elle explique: "1981 - Cleveland - Ohio - Ablation de la thyroïde." Son espérance de vie dépend désormais de la prise quotidienne de pilules. Après les essais atomiques, les médecins américains ont pratiqué à la chaîne des ablations de thyroïdes. Ils préféraient s'en débarrasser avant qu'un cancer ne se déclare. Il y a quelques années, Lijon est retournée sur la table d'opération pour des tumeurs aux seins. Sur l'archipel, le cancer du sein tient de l'épidémie. Le 1er mars 1954, tous les Rongelapais n'étaient pas sur l'atoll. Mais tous se sont nourris des retombées de la bombe H. En 1957, les Américains décident de renvoyer la population dans son paradis terrestre. La végétation de l'atoll est empoisonnée par les retombées de césium 137, de strontium 90, de plutonium 239... Le temps de l'irradiation chronique commence. "J'étais enceinte mais je ne grossissais pas. Le bébé est né à sept mois, il tenait dans ma main. C'était un garçon, il est mort tout de suite. Mon mari a pris une grosse boîte d'allumettes. Elle lui a servi de cercueil." Nerja, la soeur de Lijon, parle d'un ton monocorde. Dix enfants ont suivi: neuf sont en bonne santé, l'aîné se comporte "bizarrement". Lijon a subi sept fausses couches et donné naissance à un enfant difforme qui n'avait qu'un oeil et n'a pas survécu. Plus que les cancers, les bébés monstres réveillent sa colère. Jusque dans les années 1970, les femmes vivaient dans l'angoisse de ce qui pouvait sortir de leur ventre. Elles mettaient au monde des "bébés méduses": des troncs à la peau translucide qui laissait paraître le cerveau et le coeur battant. Ils rebondissaient sur la table d'accouchement et mourraient. Il y avait aussi les "bébés grappes de raisins", où seule la présence d'un cerveau suggérait aux sages-femmes que la forme aurait pu être un enfant, et des nouveau-nés incapables de téter, condamnés à mourir de faim. Les Américains accusent les Marshallais d'inceste ou se réfèrent à une syphilis galopante. C'est ce que le docteur Neal Palafox a suggéré à Lijon pour expliquer les fausses couches et les naissances défectueuses. "Il y a deux problèmes liés aux malformations. Il est prouvé qu'un foetus soumis à de fortes radiations pourra souffrir de handicap mental, d'anomalies, et que les interruptions de grossesse seront plus fréquentes. Ce qui est moins clair, c'est, si vous avez été irradié en 1954, votre enfant né en 1960 pourra-t-il en souffrir ? On ne sait pas." Selon lui, les études sur les populations irradiées ne permettent d'arriver à aucune conclusion. Yeux bleus, teint clair, petite moustache à la Clark Gable, Bill Graham gère le Tribunal des réclamations nucléaires. "Je pense que, l'année prochaine, on va classer les dossiers et ranger le tout dans la naphtaline." Depuis sa création, le tribunal a attribué 90 millions de dollars en compensation, 75 millions ont été versés. En 1986, il a reçu un fonds en fidéicommis de 150 millions supposé produire 18 millions d'intérêts par an. L'optimisme financier s'est brisé en 1987 sur la réalité boursière, le fonds s'est vidé. Des grilles d'indemnité ont été fixées: 125.000 dollars la leucémie, 100.000 dollars le cancer du sein avec mastectomie, 100.000 dollars pour un enfant sévèrement retardé si la mère était sur Rongelap ou Utrik en mars 1954 ou si l'enfant est né entre mai et septembre 1954, de 75.000 à 50.000 dollars le cancer de la thyroïde, rien pour ceux qui ont subi une ablation préventive. Extrait du débat, en date des 13 et 14 janvier 1956, tenu à la Commission américaine de l'énergie atomique: "S'il est vrai que ces gens ne vivent pas, je dirais, comme des Occidentaux ou des gens civilisés, néanmoins c'est aussi vrai que ces gens nous ressemblent plus que des souris." En 1994, dans un effort de transparence, l'administration Clinton a rendu publics certains dossiers du Département américain de l'énergie. Les Marshallais ont alors découvert qu'ils avaient servi de "matériel". Elaboré avant Castle Bravo, le projet 4.1 visait à l'étude des conséquences des retombées radioactives sur les êtres humains. "Ils nous ont déshabillés. Ils ont pris notre photo et ils nous ont donné un numéro", se souvient Lijon. Quarante ans plus tard, les manipulations dont elle a fait l'objet ont pris tout leur sens. Bill Graham, le responsable du Tribunal des réclamations nucléaires, lit un rapport du laboratoire Brookhaven daté de 1958: "L'habitat des insulaires nous permettra de recueillir des données écologiques très utiles sur les effets des radiations. Nous pourrons suivre les divers radio-isotopes du sol à la chaîne alimentaire jusque dans l'être humain, où nous étudierons leur distribution dans les tissus et les organes, les demi-vies biologiques et les taux d'excrétion..." De ses archives, il tire une autre photocopie: "Le groupe des Marshallais irradiés constitue la meilleure source d'observation sur les êtres humains. Tous les modes d'exposition continue sont représentés : irradiation pénétrante, exposition de la peau aux rayons bêta, absorption de matériel radioactif..." En 1954, les médecins étaient formels: les habitants de Rongelap ne pouvaient plus tolérer la moindre dose d'irradiation, à l'exception d'une radiographie pour des raisons strictement médicales. En 1957, ils sont pourtant renvoyés dans un environnement contaminé dont ils tirent leur alimentation. Les visites régulières des médecins s'accompagnent de prises de sang, de tests d'urine... Les années passent. Leur santé se dégrade, les appels au secours se multiplient. Les cobayes demandent leur évacuation. Les Américains refusent. En 1985, les Rongelapais se tournent vers Greenpeace. Ce sera la dernière mission du Rainbow Warrior avant que les services secrets français ne coulent le bateau en Nouvelle-Zélande, dans le port d'Auckland. Ils débarquent sur l'île de Majetto au large d'Ebeye. (Pour l'île de Kwajalein, qui abrite leur base militaire), les Américains ont négocié avec le gouvernement des îles Marshall un bail jusqu'en 2016. Imata Kabua, le roi traditionnel qui possède l'île, ne veut pas le renouveler à moins d'un gros chèque. Mais les Etats-Unis ne reconnaissent pas son autorité et les Marshallais sont divisés. Que faire sans les emplois de la base militaire ? Equipée d'un golf à neuf trous, l'île est au coeur de la guerre des étoiles. On y rêve de la construction du bouclier antimissile et, régulièrement, l'atoll se fait bombarder depuis la Californie. La base militaire est censée intercepter les missiles, mais le bouclier est une vraie passoire et les ogives atterrissent dans le lagon. Le ministre des affaires étrangères des Marshall, Tony de Brum, a demandé une étude sur l'impact chimique des projectiles. Les Américains font la sourde oreille. (...) Le n° 7 de la revue trimestrielle "XXI" sera en vente à partir du 25 juin dans les librairies (210 p., 15 €). |