LE MONDE | 28.04.08
Sellafield, envoyé spécial
Le site de Sellafield dans le nord-ouest de l'Angleterre emploie
10 000 personnes.
On n'imagine pas cimetière industriel
plus riant: sous le soleil de printemps, le site de Sellafield, enchâssé
entre des collines tapissées de vertes prairies et une mer d'Irlande
à l'écume paisible, a une allure pimpante. Vu du toit du
bâtiment B 204, c'est une ruche d'usines, de hangars, de voies de
chemin de fer, de grillages, de grues, de pylônes électriques
dans laquelle, sur quatre kilomètres carrés, s'activent travailleurs
et véhicules. On pourrait se croire au temps des "bons vieux
jours", selon l'expression du responsable du démantèlement
du bâtiment B 204. John Daniel évoque, cachant sous l'ironie
une nostalgie désabusée, une époque où l'énergie
nucléaire avait l'avenir devant elle, où la reine venait
inaugurer les nouveaux réacteurs, où l'on signait des contrats
avec les Japonais, où l'on rivalisait avec les Frenchies
et leur usine de La Hague.
Mais les blocs cubiques, distingués
par la couleur des tôles qui les revêtent - beige, rose, bleu,
noir -, n'ont des usines modernes ou des zones industrielles que l'apparence:
ils ne produisent rien mais dissimulent, ici des déchets radioactifs
dont on ne sait que faire, là des réacteurs nucléaires
ou des installations hors d'usage et contaminés, ailleurs des chaînes
de traitement qui fonctionnent cahin-caha ou un stock de 85 tonnes de plutonium
sans destination.
"Il faudra démanteler environ dix
gros bâtiments et une centaine de petits", dit Stephen Stagg,
de Sellafield Limited, la compagnie qui gère le lieu. La principale
usine encore opérationnelle, dédiée au retraitement
du combustible usé, fonctionne mal: dénommée Thorp,
elle s'est arrêtée deux ans suite à un accident, a
redémarré en 2007 avant que la défaillance d'un élévateur,
en janvier 2008, n'interrompe à nouveau son activité. Elle
a redémarré en mars, mais devra stopper cet été
pour que l'on y change une pièce majeure.
Ouvert en 1947, Sellafield a d'abord abrité
les équipements permettant au Royaume-Uni de fabriquer le plutonium
indispensable à la bombe dont il voulait se doter. Il s'y
est produit, en 1957, l'un des accidents les plus graves de l'histoire
du nucléaire, l'incendie de la "pile" de Windscale,
dont la haute cheminée domine toujours la zone. Cela n'a pas empêché
l'ajout successif de réacteurs producteurs d'électricité,
de diverses usines de retraitement, de Thorp, de plusieurs entrepôts
de déchets. |
Et d'une unité de fabrication de Mox - un mélange
de plutonium et d'uranium servant de combustible nucléaire - qui
n'a
jamais fonctionné correctement. Si bien que la Grande-Bretagne
s'apprête à livrer à Areva du plutonium pour compenser
la production par l'industriel français du Mox qu'elle n'a pas été
capable de fournir...
La radioactivité énorme que
recèle Sellafield, et celle d'une quinzaine d'autres implantations
nucléaires moins massives dispersées dans le pays, induit
des coûts de démantèlement
faramineux: 92 milliards €, selon la Nuclear Decommissioning
Authority (NDA), l'agence gouvernementale chargée de ce travail.
"Ce chiffre va certainement augmenter, parce que l'information précise
sur les sites s'améliore", note Pip Hatt, de la NDA. Il faudra
ajouter le coût des installations de stockage final des déchets
très radioactifs, qui pourrait dépasser 20 milliards €.
Ni le lieu ni la forme de ce stockage ne sont d'ailleurs définis.
Mais il ne s'agit pas seulement de régler
la facture du passé. L'équipe du premier ministre britannique
Gordon Brown a fait le choix de relancer le nucléaire, préparant
la construction de dix nouveaux réacteurs. Une décision inspirée
par le fait que la Grande-Bretagne devra faire face à la fermeture
programmée, vers 2015, des 15 réacteurs qui y fonctionnent
encore. Echaudé par le passif de Sellafield, le gouvernement entend
que ce soit le secteur privé qui prenne en charge cette relance.
EDF, Areva, l'Allemand RWE, le suédois Vattenfall, d'autres encore
sont sur les rangs. Le réacteur EPR, proposé par EDF et par
Areva, tient la corde. EDF produit déjà de l'électricité
au Royaume-Uni, tandis qu'Areva apporte un conseil technique à Sellafield
et postule, au sein d'un consortium, à la gestion du site, dans
le cadre d'un contrat préparé par la NDA pour dix-sept ans.
"Si l'on veut faire face au changement
climatique, le nucléaire fait partie du "mix" énergétique
permettant d'y parvenir", dit le ministre de l'énergie, Malcolm
Wicks, à Londres, dans un entretien au Monde. Mais le Royaume-Uni
ne sait que faire de ses déchets nucléaires, ceux du passé
comme ceux qui seraient créés par les nouveaux réacteurs.
"Nous n'avons pas de solution spécifique, reconnaît
Malcolm Wicks. Mais les nouveaux réacteurs entreront en fonctionnement
en 2017 ou 2020; ils fonctionneront pendant quarante ou cinquante ans:
il
y a du temps pour trouver une solution." Il précise:
"Nous serons attentifs à ce que le coût total du cycle
nucléaire soit assumé par le secteur privé."
Par l'intermédiaire d'EDF et d'Areva,
la France sera-t-elle impliquée dans la liquidation des déchets
radioactifs futurs outre-Manche? Même s'il était pour partie
répercuté sur la facture électrique des Britanniques,
le coût final de cette gestion reste inconnu. "Le contribuable
français pourrait finir par payer les coûts réels du
nucléaire britannique", observe Shaun Burnie, un consultant
indépendant.
Hervé Kempf
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