A la fin de la prochaine décennie,
des centrales nucléaires commenceront à fermer en France.
Les mirifiques plans de développement de cette énergie seront
remisés un peu partout dans le monde. La guerre des antinucléaires
aura cessé, faute d'"ennemis". La cause de tout cela est banale:
la pénurie de main-d'oeuvre... EDF, premier exploitant mondial avec
ses 58 réacteurs, en serait la première victime. Ce scénario
ne se réalisera probablement pas, mais la pénurie de compétences
fait peser une hypothèque de plus en plus lourde sur le secteur
à mesure que les commandes de centrales se multiplient.
Dans une déclaration unanime, les 28 pays membres de l'Agence nucléaire de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont tiré la sonnette d'alarme au Congrès mondial de l'énergie, en novembre 2007, à Rome: "Si aucune mesure n'est prise, le secteur nucléaire risque d'être confronté à une pénurie de main-d'oeuvre qualifiée, tant pour assurer le contrôle et le fonctionnement des centrales existantes que pour en construire de nouvelles." Tous les métiers sont concernés. "Le problème du vieillissement de la main-d'oeuvre donne des insomnies aux dirigeants. Les "baby-boomers" commencent à partir à la retraite, particulièrement dans le secteur de l'énergie et des "utilities" (services collectifs)", prévient Eric Schmitt, expert chez Capgemini, dans une étude intitulée Préparer la renaissance du nucléaire. On assiste à un effet de ciseaux: les salariés qualifiés partent à la retraite alors que les écoles d'ingénieurs et les universités ont réduit ces formations dans les années 1980-1990 et tari les sources de recrutement. Le recul des prix du pétrole avait alors entraîné l'arrêt des investissements dans le nucléaire, dont l'image s'était fortement dégradée après l'accident de Three Mile Island (1979) et la catastrophe de Tchernobyl (1986). "Le nucléaire est viable, compétitif, sûr et respectueux de l'environnement", assure M. Schmitt. Est-ce suffisant pour attirer les jeunes talents de demain? La situation française n'est pas dramatique, affirme Alain Bugat, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique (CEA). Il n'en reconnaît pas moins que la formation de spécialistes est "une tâche de grande ampleur". "Le renouvellement des compétences est un enjeu majeur", souligne de son côté Pierre Gadonneix, PDG d'EDF. D'ici à 2015, 40% des équipes EDF d'ingénierie et de production devront être renouvelées. Surtout dans la filière nucléaire, qui emploie 25.000 salariés et assure 80% de la production. L'entreprise prévoit l'embauche de 500 ingénieurs par an dans les dix prochaines années et d'autant de diplômés bac + 2. |
Comme le fabricant de réacteurs et
de combustibles nucléaires Areva, EDF doit pour cela peaufiner l'image
d'un groupe soucieux de développement durable et dont l'activité
permet d'éviter des rejets massifs de gaz à effet de serre.
Elle doit surtout inciter universités et grandes écoles à
attirer les futurs ingénieurs dans ces filières. EDF doit
lancer, mi-avril, une Fondation européenne pour les énergies
de demain, chargée de financer des formations dans les énergies
sans CO2, dont le nucléaire. Dès la rentrée,
elle financera un master préparé dans plusieurs écoles
(Polytechnique, Mines, Centrale...).
Mais EDF devra être "encore plus attractive", reconnaît Yann Laroche, directeur général délégué chargé des ressources humaines. L'enjeu est aussi international pour le groupe français, qui a fait de la vente de son savoir-faire une priorité. Ses dirigeants estiment qu'en 2010, 700 personnes travailleront sur des projets de centrales à l'étranger (Etats-Unis, Chine, Grande-Bretagne, Afrique du Sud...). La situation reste néanmoins tendue au niveau mondial. Selon Capgemini, la moitié des écoles formant ingénieurs et opérateurs ont arrêté ces formations au cours des 25 dernières années. Aux Etats-Unis, qui ont le premier parc de centrales, un tiers des travailleurs du nucléaire pourront faire valoir leurs droits à la retraite d'ici à 2012, estime le département du travail. La filière devra embaucher 26.000 personnes dans les dix ans pour faire tourner les 104 réacteurs existants. Sans compter celles qu'il faudra former pour les dizaines de réacteurs prévus. Dans les pays émergents déjà dotés de compétences (Chine, Inde...), les formations devraient suivre le développement de la filière. Mais dans ceux ayant renoncé au nucléaire (Italie) ou programmé sa disparition (Allemagne, Suède, Belgique, Espagne), la situation risque d'être critique s'ils décident de relancer l'atome civil. Sans parler de ceux qui veulent se doter de centrales, comme certains pays arabes. "Les spécialistes considèrent qu'il faudra, d'ici dix ans, plus de 30.000 ingénieurs et techniciens supplémentaires dans cette filière à destination des pays qui auront accédé au nucléaire civil", note Pierre Laffitte, sénateur des Alpes-Maritimes et président de la Fondation Sophia Antipolis (technopole sur les nouvelles technologies). Durant sa présidence de l'Union européenne (juillet-décembre 2008), la France devrait proposer la création d'un Institut international du nucléaire civil, chargé de former les spécialistes (conception, construction, maintenance et démantèlement des centrales). Si le nucléaire se développe autant que ses partisans l'espèrent, la "course aux talents" va être vive, prévient M. Schmitt. Les salariés de la filière étaient jusqu'à présent très stables. Dans un monde économique où le turn-over est important, ce ne sera plus la règle. Est-ce compatible avec le bon fonctionnement d'un secteur où, plus que dans tout autre, l'accumulation des compétences et les retours d'expérience sont des gages de la sûreté des centrales et de la fiabilité de la production? Jean-Michel Bezat
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