Dimanche 27 juillet 2008
On les appelle les «nomades du nucléaire». Ils parcourent la France de centrales en centrales pour effectuer les travaux de maintenance dans les zones les plus radioactives. En quinze ans, leurs conditions de travail et de vie se sont dégradées. Et les experts craignent pour le bilan sanitaire des années à venir. Enquête sur ceux qui se surnomment «les esclaves du nucléaire». «Le nucléaire ne m'intéresse plus, mais j'ai pas le choix. Faut bien gagner sa vie.» Philippe Caens a 41 ans, dont 20 passés au chevet des centrales nucléaires françaises. Électricien, il exerce son métier aux cotés des agents EDF, dont il partage les difficultés. Mais pas le confortable statut. Son employeur, la société Clemessy, est moins prodigue en avantages sociaux, moins généreuse en salaire. Désormais attaché à la centrale de Flamanville (Manche), Philippe a aussi connu, pendant quatre ans, «les grands déplacements» à travers la France, de centrales en centrales. De 40 à 60.000 kilomètres parcourus chaque année au gré des arrêts de tranche, ces périodes où les réacteurs sont arrêtés pour maintenance. «Je suis divorcé, comme la plupart de mes collègues.» Comme Philippe, ils sont 22.000 en France, chaudronniers, électriciens, soudeurs, robinetiers, employés par des sous-traitants. On les appelle les «nomades du nucléaire». Beaucoup sont nés à proximité d'une centrale, dans des régions où, comme le Nord, le chômage dépasse largement la moyenne nationale. Ils connaissent par cœur les 58 réacteurs nucléaires français, répartis dans 19 centrales. Des milliers de kilomètres de câbles et de tuyaux à vérifier et à réparer dans les zones les plus radioactives. Ces employés sont payés au Smic, auquel s'ajoutent les primes journalières, de 54 à 60 € pour couvrir les frais de logement et de nourriture. «On essaie de faire de la marge sur les primes», raconte Philippe, qui avec ses 20 ans d'ancienneté, émarge à 10,50 € de l'heure. Pour le logement, les plus vieux ont pu investir dans une caravane ou un camping-car. D'autres choisissent les hôtels bon marché, à plusieurs dans une chambre. Il y a aussi la solution du gîte, «c'est le moins désagréable, mais en période de vacances les prix explosent». Il y aussi ceux qui dorment dans leur voiture, sur le parking de la centrale. «Ceux-là n'aiment pas trop en parler parce qu'ils ont honte, confie Philippe. Je me souviens d'un arrêt de tranche où le responsable des prestataires passait à 6 heures 30 le matin sur le parking pour réveiller les gars.» Autour des centrales, une petite économie locale s'est formée. Dans les campagnes ont fleuri les gîtes, et le long des routes, les marchands de kebab. Au début des années 90, les sous-traitants assuraient 50% des activités de maintenance des centrales nucléaires. Ce chiffre s'élève aujourd'hui à 80%. Une dizaine de grands groupes se partagent le marché. Parmi eux, Vinci, Areva, ou Suez. Ces multinationales disposent chacune de plusieurs dizaines de filiales. Pour un seul arrêt de tranche, 30 à 70 sociétés différentes sont amenées à coopérer. Cela représente plusieurs milliers de prestataires, et jusqu'à cinquante conventions collectives différentes à gérer. La politique du moins disant
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«Rien n'est calculé pour nous»
Marc Duboile, marié, un enfant, a 45 ans. Il est magasinier, salarié de la société Techman. Il travaille depuis huit ans dans le nucléaire: «Rien n'est calculé pour nous. On n'a pas toujours de place sur les parkings. Souvent, le premier jour du contrat on attend des heures que nos autorisations d'accès soient validées parce que pour plusieurs milliers de gars, il n'y a que deux ou trois guichets mis à disposition. Et puis, vous venez de faire 800 kilomètres depuis chez vous et on vous dit qu'il n'y a pas de casiers prévus pour vous changer. Sans parler du matériel, on attend encore des heures avant de pouvoir travailler parce que EDF ne nous donne pas les outils.» En 2006, l'inspecteur général pour la sûreté nucléaire et la radioprotection, mandaté par EDF, alerte la direction: «J'ai été surpris, écrit-il dans son rapport, en arrivant sur certains sites en début d'arrêt de tranche de rencontrer des prestataires qui déploraient le manque d'outillages en zone nucléaire. Les marchés nationaux existent, et je m'interroge donc sur l'origine de cette carence qui donne dès le départ une piètre idée de l'organisation logistique des sites.» La direction d'EDF reconnaît qu'aujourd'hui encore «des difficultés ponctuelles peuvent exister sur certains sites». Plus de 80% des prestataires veulent arrêter
«On est là où ça crache»
Alexandra Colineau
Association des journalistes de l'information sociale. |
LE MONDE | 01.08
Alerte rouge. A force de rogner sur les coûts,
l'industrie nucléaire française néglige les conditions
de travail d'une partie de ses salariés - en particulier ceux qui
sont employés dans le cadre de la sous-traitance. C'est l'un des
messages que la CGT vient de délivrer après les incidents
survenus en juillet.
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Pour ces sous-traitants, la situation est
devenue "insupportable", assure la CGT mines-énergie, car "les
directions" ne cherchent qu'une chose: réduire les coûts de
maintenance et d'exploitation". Résultat: "80%" des prestataires
prétendraient "vouloir quitter le nucléaire". "Nous
nous inquiétons de leurs compétences, car les marchés
sont de plus en plus serrés", renchérit Christophe Faucheux,
de la CFDT chimie-énergie. Secrétaire nationale à
la CFDT mines-métallurgie, Patricia Blancard déplore, elle,
que les risques soient "externalisés" vers les sous-traitants. "La
culture de la sûreté ne doit pas être détournée
par une culture de la rentabilité", dit-elle.
Les incidents du début de l'été ne sont pas liés à la sous-traitance, pondère M. Museau, mais le contexte est difficile pour les personnels des prestataires qui s'occupent des "tâches les moins nobles" (échafaudage, gardiennage, nettoyage...). "EDF tire au maximum sur les prix", explique-t-il. Le groupe, lui, met en avant "l'accord sur la sous-traitance socialement responsable" de 2006 qui garantit aux salariés que leurs interventions "s'effectueront dans les meilleures conditions d'emploi, de qualification, de travail et de santé-sécurité". Chez Areva, on souligne que les prestataires extérieurs sont des professionnels "hautement spécialisés" qui partagent la même "culture de sûreté" que les autres industriels du nucléaire. "L'an passé, nous avons enregistré 13 incidents de niveau 1 contre 17 deux ans auparavant, ajoute-t-on. La sûreté progresse." |