CONTROVERSES NUCLEAIRES !
ACTUALITE INTERNATIONALE
2008

août
1) Les nomades du nucléaire
ADIT, http://juralibertaire.over-blog.com

Dimanche 27 juillet 2008
     On les appelle les «nomades du nucléaire». Ils parcourent la France de centrales en centrales pour effectuer les travaux de maintenance dans les zones les plus radioactives. En quinze ans, leurs conditions de travail et de vie se sont dégradées. Et les experts craignent pour le bilan sanitaire des années à venir. Enquête sur ceux qui se surnomment «les esclaves du nucléaire».
     «Le nucléaire ne m'intéresse plus, mais j'ai pas le choix. Faut bien gagner sa vie.» Philippe Caens a 41 ans, dont 20 passés au chevet des centrales nucléaires françaises. Électricien, il exerce son métier aux cotés des agents EDF, dont il partage les difficultés. Mais pas le confortable statut. Son employeur, la société Clemessy, est moins prodigue en avantages sociaux, moins généreuse en salaire.
     Désormais attaché à la centrale de Flamanville (Manche), Philippe a aussi connu, pendant quatre ans, «les grands déplacements» à travers la France, de centrales en centrales. De 40 à 60.000 kilomètres parcourus chaque année au gré des arrêts de tranche, ces périodes où les réacteurs sont arrêtés pour maintenance. «Je suis divorcé, comme la plupart de mes collègues
     Comme Philippe, ils sont 22.000 en France, chaudronniers, électriciens, soudeurs, robinetiers, employés par des sous-traitants. On les appelle les «nomades du nucléaire». Beaucoup sont nés à proximité d'une centrale, dans des régions où, comme le Nord, le chômage dépasse largement la moyenne nationale. Ils connaissent par cœur les 58 réacteurs nucléaires français, répartis dans 19 centrales. Des milliers de kilomètres de câbles et de tuyaux à vérifier et à réparer dans les zones les plus radioactives.
     Ces employés sont payés au Smic, auquel s'ajoutent les primes journalières, de 54 à 60 € pour couvrir les frais de logement et de nourriture. «On essaie de faire de la marge sur les primes», raconte Philippe, qui avec ses 20 ans d'ancienneté, émarge à 10,50 € de l'heure. Pour le logement, les plus vieux ont pu investir dans une caravane ou un camping-car. D'autres choisissent les hôtels bon marché, à plusieurs dans une chambre. Il y a aussi la solution du gîte, «c'est le moins désagréable, mais en période de vacances les prix explosent». Il y aussi ceux qui dorment dans leur voiture, sur le parking de la centrale. «Ceux-là n'aiment pas trop en parler parce qu'ils ont honte, confie Philippe. Je me souviens d'un arrêt de tranche où le responsable des prestataires passait à 6 heures 30 le matin sur le parking pour réveiller les gars
     Autour des centrales, une petite économie locale s'est formée. Dans les campagnes ont fleuri les gîtes, et le long des routes, les marchands de kebab.
     Au début des années 90, les sous-traitants assuraient 50% des activités de maintenance des centrales nucléaires. Ce chiffre s'élève aujourd'hui à 80%. Une dizaine de grands groupes se partagent le marché. Parmi eux, Vinci, Areva, ou Suez. Ces multinationales disposent chacune de plusieurs dizaines de filiales. Pour un seul arrêt de tranche, 30 à 70 sociétés différentes sont amenées à coopérer. Cela représente plusieurs milliers de prestataires, et jusqu'à cinquante conventions collectives différentes à gérer.

La politique du moins disant
     La direction d'EDF affirme appliquer «la politique du “mieux disant”». «Nous on dit que c'est au "moins disant", ironise Yves Adelin, ancien cadre d'EDF, responsable CGT. En fait EDF fixe officieusement un prix. Aux sociétés de proposer moins.»
     Et quand le contrat d'une société n'est pas renouvelé, des salariés se retrouvent sur le carreau. C'est ce qui s'est produit en février à la centrale de Cruas (Ardèche). La société CIME qui employait 71 salariés a perdu son contrat au profit de la société Essor. Cette dernière s'était engagée à reprendre tous les employés. Mais au début du chantier, la promesse n'est tenue que pour 45 d'entre eux. Le 14 février, installés dans des caravanes devant l'entrée de la centrale, neuf prestataires ont entamé une grève de la faim pour sauver leur emploi. Elle a duré dix jours. Ils ont finalement obtenu gain de cause.
     Pour chaque contrat, EDF paie au forfait. À la société sous-traitante de gérer sa productivité, parfois à la limite de la légalité. Selon une enquête réalisée par le Centre de recherche en gestion de l'école Polytechnique publiée en 2004, «les glissements de planning et des imprévus nécessitent des rattrapages qui peuvent se faire qu'en faisant passer la durée du travail de 8 à 10 heures par jour, en décalant le travail de jour en travail de nuit ainsi qu'en prolongeant le travail dans la semaine pendant le week-end». Selon l'étude, 80% des prestataires interrogés en ont fait l'expérience.
     En 1990 un arrêt de tranche durait entre 2 à 3 mois. Aujourd'hui les plus longs durent un mois et demi. «Pour les arrêts simples, certains battent des records à 18 jours» précise Yves Adelin. EDF réplique: «La diminution de la durée des arrêts s'inscrit dans le cadre d'une volonté d'améliorer la disponibilité des centrales nucléaires d'EDF
     Pour Yves Adelin, «en clair, 24 heures d'arrêt de tranche c'est une perte d'un million d'euro pour EDF. Il y a 58 tranches par an en France. Faites le calcul. Sur toute la France si vous gagnez une journée d'arrêt de tranche, c'est 58 millions € de gagné pour EDF. C'est pas des petites sommes

«Rien n'est calculé pour nous»
     Marc Duboile, marié, un enfant, a 45 ans. Il est magasinier, salarié de la société Techman. Il travaille depuis huit ans dans le nucléaire: «Rien n'est calculé pour nous. On n'a pas toujours de place sur les parkings. Souvent, le premier jour du contrat on attend des heures que nos autorisations d'accès soient validées parce que pour plusieurs milliers de gars, il n'y a que deux ou trois guichets mis à disposition. Et puis, vous venez de faire 800 kilomètres depuis chez vous et on vous dit qu'il n'y a pas de casiers prévus pour vous changer. Sans parler du matériel, on attend encore des heures avant de pouvoir travailler parce que EDF ne nous donne pas les outils
     En 2006, l'inspecteur général pour la sûreté nucléaire et la radioprotection, mandaté par EDF, alerte la direction: «J'ai été surpris, écrit-il dans son rapport, en arrivant sur certains sites en début d'arrêt de tranche de rencontrer des prestataires qui déploraient le manque d'outillages en zone nucléaire. Les marchés nationaux existent, et je m'interroge donc sur l'origine de cette carence qui donne dès le départ une piètre idée de l'organisation logistique des sites
     La direction d'EDF reconnaît qu'aujourd'hui encore «des difficultés ponctuelles peuvent exister sur certains sites».

Plus de 80% des prestataires veulent arrêter
     Depuis 1996, le centre de recherche en gestion de l'école Polytechnique effectue, à la demande d'EDF, une enquête annuelle sur le moral des nomades du nucléaire. Ces enquêtes sont confidentielles. Une seule a été présentée aux syndicats, en 2005. Elle établissait que 84% des prestataires interrogés souhaitaient quitter l'industrie du nucléaire. La direction d'EDF confirme ce chiffre, mais s'en défend: «D'autres études montrent au contraire un fort taux de satisfaction de la part des entreprises prestataires du secteur nucléaire. Mais lorsque l'on demande de consulter ces enquêtes, la direction est gênée : “Elles ne sont malheureusement pas destinées à un usage externe.”»
     En 1993, 18% de ces «intermittents du nucléaire» présentaient une symptomatologie dépressive. En 1998 ils étaient 25%. Autre symptôme inquiétant, en 2003, la mutuelle de la centrale de Paluel (Seine-Maritime) remarquait que 80% des feuilles d'assurance-maladie traitées prescrivaient des calmants.
     «Pour les prestataires, c'est une souffrance sociale, observe Yves Adelin. Ils ont le sentiment d'être dévalorisés par rapport aux agents EDF. Pour les agents EDF c'est une souffrance psychologique. Ils ont honte de ce que fait subir la direction aux sous-traitants

«On est là où ça crache»
     À ces conditions de travail s'ajoute un autre problème majeur, sanitaire cette fois : l'exposition aux rayons radioactifs.
     Le 4 décembre 1990, le conseil de l'Union européenne adopte la directive Euratom qui impose de diminuer la dose toxique reçue par les travailleurs du nucléaire, de 5 rems par an à 2 rems par an. Seulement quelques mois plus tard, en 1991, EDF publie le «Rapport NOC». Ses auteurs préconisent de «généraliser la sous-traitance à toutes les activités qui peuvent l'être». Simple coïncidence? La direction d'EDF affirme qu'«il n'y a aucun lien».
     Pour Yves Adelin, de la CGT, «EDF avait tout intérêt à sous-traiter les postes les plus exposés. L'entreprise se dédouanait de sa responsabilité par rapport aux pathologies médicales à long terme
     Les prestataires du nucléaire reçoivent 80% de la dose collective d'irradiation subie dans l'industrie française du secteur. Cette dose est contrôlée sur chaque prestataire grâce à un film et à un badge dosimétriques qu'ils portent sur eux. Quand la limite est atteinte, c'est «la mise au vert», c'est-à-dire le chômage, en attendant que la dose redescende. «Alors pour garder leur boulot, il arrive que des gars dissimulent leur film et leur badge quand ils sont dans des zones où ça crache» confie Philippe Caens.
     L'Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) effectue régulièrement des inspections dans les centrales, «mais le suivi des doses dépend de l'employeur. À chaque société de contrôler ses salariés», explique Evangelia Petit, de l'ASN.
     «La loi impose aux employeurs de fournir une attestation d'exposition à leurs salariés, précise Michel Lallier, membre du Conseil supérieur de la sûreté et de l'information nucléaires. Le problème c'est que les prestataires changent constamment de centrale et de société, du coup il y a une énorme confusion sur qui doit délivrer ces attestations. On s'aperçoit aujourd'hui que la plupart des gars qui partent à la retraite n'ont pas d'attestation sur la dose toxique qu'ils ont reçue durant leur carrière. Dans 10 ou 15 ans, quand les premiers cancers apparaîtront, ces employés ne pourront pas faire reconnaître leur pathologie en maladie professionnelle
     A ce jour, aucune étude n'a été réalisée en France sur les risques cancérologiques qu'encourent les prestataires du nucléaire. «Je crains le pire, affirme Michel Lallier. Il n'est pas improbable qu'on se retrouve dans quelques années face à un problème comparable à celui de l'amiante.» L'amiante a tué près d'un millier d'agents EDF. 5.000 sont contaminés.

Alexandra Colineau
Association des journalistes de l'information sociale.
2) Les soutiers du nucléaire
ADIT, http://www.lemonde.fr
LE MONDE | 01.08

     Alerte rouge. A force de rogner sur les coûts, l'industrie nucléaire française néglige les conditions de travail d'une partie de ses salariés - en particulier ceux qui sont employés dans le cadre de la sous-traitance. C'est l'un des messages que la CGT vient de délivrer après les incidents survenus en juillet.
     Déversement d'effluents radioactifs par la Socatri - une filiale d'Areva implantée au Tricastin (Vaucluse) -, contamination très légère de salariés dans ce même site, découverte de la fuite d'une canalisation à l'usine FBFC à Romans-sur-Isère (Drôme)... En moins d'un mois, plusieurs anomalies, sans lien entre elles, ont défrayé la chronique.
     Mis à part le premier "pépin", ces dysfonctionnements seraient probablement passés inaperçus en temps ordinaire, commente Laurent Museau, élu CGC au comité central d'entreprise d'EDF. Mais la pollution de cours d'eau et d'une nappe phréatique dans le secteur du Tricastin ont "braqué les projecteurs" sur le parc électronucléaire. Les syndicats en ont tiré partie pour dénoncer des problèmes.
     Parmi ces derniers, il y a la question - récurrente - de la sous-traitance. Chez EDF, qui confie une large partie de la maintenance à d'autres sociétés, environ 20.000 "salariés extérieurs" interviennent chaque année sur ses installations.
     En 2007, ces activités sous-traitées représentaient un chiffre d'affaire de 1,5 milliard €, dont 60% sont captés par six grands groupes: Alstom, Areva, Bouygues, Onet, Suez, Vinci. Ceux-ci font eux-mêmes appel à d'autres entreprises pour des opérations très spécifiques.

     Pour ces sous-traitants, la situation est devenue "insupportable", assure la CGT mines-énergie, car "les directions" ne cherchent qu'une chose: réduire les coûts de maintenance et d'exploitation". Résultat: "80%" des prestataires prétendraient "vouloir quitter le nucléaire". "Nous nous inquiétons de leurs compétences, car les marchés sont de plus en plus serrés", renchérit Christophe Faucheux, de la CFDT chimie-énergie. Secrétaire nationale à la CFDT mines-métallurgie, Patricia Blancard déplore, elle, que les risques soient "externalisés" vers les sous-traitants. "La culture de la sûreté ne doit pas être détournée par une culture de la rentabilité", dit-elle.
     Les incidents du début de l'été ne sont pas liés à la sous-traitance, pondère M. Museau, mais le contexte est difficile pour les personnels des prestataires qui s'occupent des "tâches les moins nobles" (échafaudage, gardiennage, nettoyage...). "EDF tire au maximum sur les prix", explique-t-il.
     Le groupe, lui, met en avant "l'accord sur la sous-traitance socialement responsable" de 2006 qui garantit aux salariés que leurs interventions "s'effectueront dans les meilleures conditions d'emploi, de qualification, de travail et de santé-sécurité". Chez Areva, on souligne que les prestataires extérieurs sont des professionnels "hautement spécialisés" qui partagent la même "culture de sûreté" que les autres industriels du nucléaire. "L'an passé, nous avons enregistré 13 incidents de niveau 1 contre 17 deux ans auparavant, ajoute-t-on. La sûreté progresse."