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Une centrale nucléaire qui «brûle»
une partie de ses déchets, sur le papier, c'est possible. Mais de
la physique théorique à l'application industrielle, les obstacles
à franchir sont immenses.
La lutte contre les émissions de CO2
a relancé l'intérêt pour cette technologie, dite de
«transmutation». En Suisse, l'Institut Paul Scherrer est engagé
dans une expérience internationale de longue haleine.
Il y juste un an, le PSI, installé
à Villigen, près de Zurich annonçait la fin de la
première étape de l'expérience Megapie (pour Megawatt
Pilot Experiment), un projet de 50 millions €, qui réunit 170
chercheurs et des financements du monde entier.
Le but: produire, ou plutôt extraire
des neutrons de haute énergie en bombardant une cible de métal
liquide avec un faisceau de protons d'une puissance d'un mégawatt
- un petit peu moins en réalité, même si l'accélérateur
du PSI qui «lance» ces protons est celui au monde qui permet
d'atteindre les plus hautes intensités.
Et pourquoi extraire des neutrons? Pour en
bombarder des éléments radioactifs et ainsi les transmuter,
soit en combustible fissile (directement réutilisable), soit en
éléments à durée de vie courte, qui poseraient
nettement moins de problèmes de stockage que les déchets
nucléaires actuels, dont certains resteront dangereux pour des millions
d'années.
Le «soufflé» de Carlo Rubbia
L'idée n'est pas nouvelle. Les réactions
qui se produisent au cœur des centrales atomiques sont déjà
des transmutations. Les physiciens ont ainsi accédé au vieux
rêve des alchimistes. Sauf que leur pierre philosophale ne mue pas
les métaux en or, mais en substances peu sympathiques comme le neptunium,
le plutonium et autres éléments plus lourds que l'uranium,
tous radioactifs.
En 1993, le physicien Carlo Rubbia, Prix Nobel
et directeur du CERN, fait sensation en annonçant directement à
la presse le prochain avènement d'une génération de
centrales nucléaires qui brûlera ses déchets au fur
et à mesure, grâce à la transmutation.
Baptisé «rubbiatron», le
soufflé retombe aussi vite qu'il était monté face
à la somme énorme de difficultés pratiques auxquelles
se heurterait la construction d'une telle machine.
«Cela démontre qu'un grand
physicien n'est pas forcément un grand expert en ingénierie
nucléaire», commente Mycle Schneider, consultant indépendant
pour les questions énergétiques, qui travaille pour plusieurs
gouvernements et agences internationales.
«Comment on fait?»
Mais l'idée n'est pas morte pour autant.
Du moment qu'un réacteur nucléaire libère des neutrons,
pourquoi ne pas les utiliser pour transmuter des éléments?
Et pour arriver à une efficacité suffisante, on y ajouterait
des neutrons produits selon la technique testée par Megapie.
«Les centrales que l'on construit
actuellement sont dites de 3e génération, explique Jean-Marc
Cavedon, chef du Département énergie nucléaire du
PSI. La 4e génération est dans les cartons à dessin.
Le projet de brûleur de déchets le plus avancé est
en Belgique et s'il voit le jour, ce sera une sorte de rubbiatron».
Optimiste (il avance la date de 2040) le physicien
du PSI n'en est pas moins conscient des obstacles. Notamment du fait que
pour réaliser des transmutations en quantités significatives,
il faudra une machine à extraire les neutrons 100 à 500 fois
plus puissante que celle dont on dispose actuellement.
«Je fais partie des gens qui disent
'yaka' et à qui les ingénieurs répondent "comment
on fait?" D'ailleurs, si vous connaissez quelqu'un qui sait comment
on fait, je l'engage tout de suite !, note, non sans humour, Jean-Marc
Cavedon. Dans n'importe quel domaine technique, multiplier la puissance
par 10 c'est juste difficile, mais si on veut multiplier par 100, les gens
s'arrachent les cheveux». |
«N'importe quoi!»
Pour Mycle Schneider, la cause est entendue.
Selon une étude commandée il y a dix ans par le Conseil national
américain de la recherche à deux sommités en matière
d'ingénierie nucléaire, la maîtrise des différentes
technologies nécessaires à la transmutation pourrait prendre
plusieurs siècles et coûterait des dizaines, voire des centaines
de milliards de dollars.
«Après la fusion, la transmutation
est le plus gros programme d'embauche pour physiciens au chômage.
C'est n'importe quoi!», s'emporte le consultant .
«Ce qu'on oublie trop souvent, c'est
que pour transmuter, il faut commencer par séparer les matières.
Et c'est à la fois très difficile, très sale et très
dangereux, poursuit Mycle Schneider. Alors bien sûr, en théorie,
tout cela fonctionne, mais en pratique, on est encore à des années-lumière
du but.»
Sans compter qu'une centrale qui transmute
produit tout de même une certaine quantité des déchets,
à durée de vie assez courte, il est vrai (quelques centaines
d'années tout de même). «Dans une centrale à
fission, on casse des noyaux d'atomes, rappelle Jean-Marc Cavedon.
Et
les deux produits de la fission vont nous rester sur les bras. C'est le
minimum qu'on saura jamais faire.»
Quant à transmuter les déchets
déjà existants, que l'industrie nucléaire accumule
depuis des décennies, même le physicien du PSI n'ose pas y
croire. «parler de perspective futuriste serait encore un mot
trop faible», admet-t-il.
Recherche fondamentale
En attendant, Jean-Marc Cavedon tient à
rappeler que les travaux menés au PSI sont d'abord au service de
la recherche fondamentale en physique des neutrons. Laquelle avance à
son rythme...
Depuis la fin de la première phase
de Megapie la cible qui a été bombardée de neutrons
est en train de «refroidir», ou plutôt de perdre une
partie de sa radioactivité. Et il faudra encore un à deux
ans pour la découper, extraire des échantillons et analyser
les résultats.
LE PLOMB EN OR? PLUTÔT L'URANIUM EN PLUTONIUM
La transmutation, c'est un peu la pierre philosophale,
phantasme des alchimistes du Moyen-âge, qui cherchaient à
changer le plomb en or.
Les atomes sont formés de protons,
à charge électrique positive, d'électrons, à
charge négative et de neutrons, sans charge électrique. Le
nombre des protons est toujours égal à celui des électrons.
Par contre, celui des neutrons peut varier, sans affecter les propriétés
chimiques de l'atome. Deux atomes identiques qui n'ont pas le même
nombre de neutrons sont des isotopes différents du même élément.
Ainsi, l'Uranium, combustible principal des
centrales nucléaires, a 92 protons et 92 électrons. Son isotope
les plus répandu est l'U238, avec 146 neutrons (92 + 146 = 238).
Le procédé de transmutation
consiste à bombarder des atomes avec des neutrons. L'U238 va absorber
un neutron et devenir de l'U239. Mais cet élément n'est pas
stable. L'atome va alors transformer un de ses neutrons en proton, absorber
un électron et devenir un atome de Neptunium 239. Lequel n'est pas
stable non plus et va, par le même processus, se muer en Plutonium
239.
L'intérêt est que le P239 est
réutilisable comme combustible nucléaire. Il produira alors
des déchets qui resteront radioactifs durant quelques centaines
d'années seulement.
Le bombardement de neutrons peut en théorie
aussi être appliqué à des isotopes radioactifs à
vie longue (qui resteront dangereux durant des centaines de milliers, voire
des millions d'années) pour en faire des isotopes à vie plus
courte. |