Jean-Emmanuel Reinhardt (à gauche), l'un des deux irradiés,
ici en compagnie de Jean-Pierre Benoît, le syndicaliste: Stéphane
Geufroi
Le premier a été sèchement
remercié, le second vit sous antidépresseurs. Jean-Emmanuel
Reinhardt, 48 ans, et Yannick Couchevelou, 46 ans, les deux salariés
contaminés en octobre 2006, à la Hague, ne sont pas au mieux
de leur forme. Une question les ronge: «Quelle dose avons-nous
réellement reçue?» Selon le rapport médical
établi par Areva: «Nettement en dessous de 20 milliSiverts».
C'est la dose annuelle admissible pour un travailleur du nucléaire.
Pourtant, les analyses sanguines révèlent
des fractures (cassures) chromosomiques dans les deux cas, jusqu'à
six fois plus que le taux de base. Elles n'apparaissent, assurent tous
les spécialistes en radioprotection, «qu'au-delà
d'une dose supérieure à 100 milliSiverts».
Selon les travaux du généticien Al Rowland et du cancérologue
Claude Parmentier, auteurs d'un rapport sur les victimes des essais nucléaires
du Pacifique, les fractures chromosomiques se traduisent par de graves
modifications de l'ADN, susceptibles d'entraîner des cancers.
Mise en quarantaine
Pour y voir clair et obtenir la reconnaissance
de l'accident du travail, les deux opérateurs ont déposé
plainte, une première fois, pour empoisonnement et mise en danger
de la vie d'autrui. Une démarche vécue comme une trahison
par l'entreprise. Un déchirement, aussi, pour ces hommes qui se
définissent comme des «enfants du nucléaire».
Au sein de l'établissement de la Hague,
le climat est devenu exécrable pour les deux salariés. Direction
et syndicats redoutent que l'affaire s'ébruite et ne soit exploitée
par les écologistes.
«Écoeuré par la
situation», Jean-Pierre Benoît, syndicaliste du SPAEN
(Syndicat professionnel autonome des agents de l'énergie nucléaire)
décide de les épauler. Areva n'apprécie guère.
Les deux employés font l'objet d'une «quarantaine. On
les évite. Jean-Emmanuel Reinhardt n'est pas autorisé à
reprendre le travail».
Quant à Yannick Couchevelou, à
peine sa plainte déposée, il se rétracte. Il est accompagné
à la gendarmerie de Cherbourg par un autre représentant de
la SPAEN. Hors procès-verbal, déstabilisé, l'opérateur
confie aux gendarmes qu'il a subi des pressions. Areva le sanctionne de
cinq jours de mise à pied pour ne pas avoir porté son masque
pendant l'intervention. Une pétition est même signée
en interne pour se désolidariser des deux plaignants. Jean-Pierre
Benoît, lui, est mis à l'index du syndicat.
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Vide juridique
Après des mois de procédures,
au final, le procureur de Cherbourg, Michel Garrandaux, classe la plainte
sans suite. Selon lui, Areva n'est pas en défaut et la santé
des deux salariés n'est pas menacée. La cour d'appel de Caen
confirme. Et l'accident du travail n'est pas retenu pour raison de «vide
juridique». Il doit être déclaré dans
les trente jours. Or, les examens nécessaires à l'évaluation
de la contamination interne réclament au moins deux mois.
D'abord abattus, les plaignants ont décidé
de relancer la justice. Et, ils ont des arguments. «Le jour
où nous avons été contaminés, tous les appareils
de contrôle se sont bloqués au maximum.»
Ce 26 octobre 2006, Yannick Couchevelou et
Jean-Emmanuel Reinhardt étaient chargés de rincer à
l'acide nitrique différents équipements d'un atelier de retraitement
du combustible Mox (mélange d'uranium et de plutonium). Cet atelier,
à l'arrêt depuis 1998, ne présentait théoriquement
aucun risque d'irradiation. Pourtant, en ouvrant une canalisation, les
deux opérateurs respirent un air chargé de radioactivité.
Notamment de plutonium, trèstoxique pour les poumons.
Ils pointent aussi un incroyable enchaînement
d'erreurs. «Pour accéder à la canalisation, sur
instruction de la hiérarchie, nous avons dû sectionner un
cadenas.» Deuxième couac, les deux intervenants, qui
n'ont pas conscience d'être contaminés, restent 45 minutes
en zone polluée. Lorsqu'un agent du SPR (service radioprotection)
veut les contrôler, il ne peut pas. Son appareil sature. «Il
a fallu qu'ils prennent plusieurs douches avant de revenir à un
niveau contrôlable. Sachant cela, on peine à croire que la
contamination soit aussi faible», commente le syndicaliste
d'Areva.
«Étouffer l'affaire»
«Autre bévue, à
l'issue des contrôles médicaux, ils ont été
autorisés à retourner chez eux. Nouvelle dispersion de la
contamination», raconte Jean-Pierre Benoît. Dès
le lendemain, Yannick Couchevelou ramène des draps contaminés
de chez lui. Le SPR se rend à deux reprises à son domicile
et contrôle son véhicule.
Convaincus que l'on ne leur a pas tout dit,
aujourd'hui, ils ne baissent pas les bras. «Nous avons engagé
une nouvelle action devant le tribunal des affaires sociales de Saint-Lô,
indique le syndicaliste. Début juillet, nous déposerons une
nouvelle plainte au pénal. On veut étouffer cette affaire,
pas question de laisser faire».
Jean-Pierre BUISSON et Jean-Pierre BEUVE. |