Par le colonel Jean-Louis Dufour
Notre consultant militaire est officier
de carrière dans l'Armée française, ex-attaché
militaire au Liban, chef de corps du 1er Régiment d'infanterie de
marine. Il a aussi poursuivi des activités de recherche: études
de crises internationales, rédacteur en chef de la revue Défense…
et auteur de livres de référence sur le sujet, dont «La
guerre au XXe siècle» (Hachette 2003), «Les crises internationales,
de Pékin à Bagdad» (Editions Complexe, 2004)
Le 5 avril, à Prague, devant 30.000
personnes, le président des Etats-Unis a plaidé pour un monde
sans armes nucléaires. Barack Obama a évoqué les différents
aspects de la menace, y compris l'emploi d'une arme par des individus mal
intentionnés: «Des terroristes sont prêts à
tout pour en acheter, en construire, en voler». Pour le président
Obama, le risque est universel: «Tout le monde est concerné.
Une arme nucléaire qui exploserait dans une grande ville, qu'il
s'agisse de New York, d'Islamabad, de Bombay, de Tokyo, de Tel Aviv, de
Paris ou de Prague, pourrait causer la mort de centaines de milliers de
gens». Ce faisant, le président américain a repris
ses propos de campagne quand il avait répondu, le 21 octobre 2008,
aux questions d'«Arms Control Today», laquelle interroge les
candidats à la Maison-Blanche depuis trente ans. «Aujourd'hui,
avait déclaré le candidat Obama, nous sommes confrontés
à la possibilité que des terroristes acharnés à
notre destruction possèdent une arme atomique ou les matériaux
pour en fabriquer une».
Le président Obama soulève là
un vieux problème. Cela fait des décennies que l'on s'interroge
pour savoir si la mise en œuvre d'une arme atomique par des individus est
possible ou non. La réponse n'est pas évidente.
Passons sur certaines formes de terrorisme
nucléaire hors sujet ici. Le propos ne concerne ni l'attaque d'une
centrale nucléaire par voie terrestre ou aérienne, ni sa
prise de contrôle par des terroristes désireux de provoquer
une réaction en chaîne; il ne s'agit pas non plus d'un trafic
de matières fissiles et de leur dissémination dans un lieu
public(1). Passons sur toutes les tentatives infructueuses, du type «J'ai
une bombe, je la fais exploser si vous ne me payez pas telle somme».
Oublions les invectives d'un chef de guerre tchéchène qui
menaçait, dans les années 1990, d'enfouir des déchets
hautement radioactifs dans un parc de Moscou si ses revendications n'étaient
pas satisfaites. Contentons-nous d'analyser le problème d'une organisation
terroriste, détentrice d'une arme qu'elle aurait achetée,
volée ou construite, et désireuse de frapper un coup immense,
un peu semblable, toutes choses égales, aux attentats du 11 septembre.
Chantage
La seule éventualité d'une bombe
susceptible d'exploser dans une zone peuplée est impressionnante.
Un membre allemand, de la Fraction armée rouge, affirmait dans les
années 1970 qu'il «serait aisé, sous la simple menace
d'emploi d'une arme atomique, d'obtenir de tout chancelier allemand qu'il
danse nu sur son bureau, devant les caméras du monde entier»(2).
Ainsi serait-il théoriquement possible pour un groupe terroriste
de forcer les Américains à libérer leurs condamnés
à mort, les Britanniques à abandonner l'Irlande du Nord,
les Israéliens à évacuer Jérusalem…
Le manque de sérieux avec lequel les
Russes étaient réputés garder leurs têtes nucléaires
a longtemps constitué une obsession pour les spécialistes.
Le 3 mai 1995, après bien d'autres, Graham Allison, directeur du
Center for Science and International Affairs d'Harvard, au vu du désordre
russe, écrivait dans le Washington Post qu' «il y (avait)
toutes les raisons de prévoir des actions de terrorisme nucléaire
à l'encontre d'objectifs américains avant que le siècle
ait achevé son cours».
Or aucune bombe n'est apparue et rien ne prouve
qu'il y en ait eu de volées ou d'achetées. Un groupe terroriste
y parviendrait-il qu'il lui faudrait encore connaître le système
de sécurité(3), à clés multiples, qui permet
de déclencher l'explosion.
Les menaces plus ou moins fantaisistes dont
bien des polices du monde ont eu à traiter depuis trente ans ont
amené certains Etats à prendre en compte cette menace. Dès
1977, les Etats-Unis créaient le NEST(4), équipe de recherche
nucléaire d'urgence, doté à l'origine d'un budget
de cinquante millions de dollars.
La vraisemblance de la menace est essentielle
car la crédibilité est à la base de tout chantage
réussi. Or il est très difficile, faute de capteurs appropriés,
de repérer un engin atomique, bombe ou obus. On ne sait pas retrouver
rapidement une arme nucléaire, ni même un dépôt
de matières radioactives quand ils sont soigneusement enfouis, protégés,
isolés…
Le cas, d'ailleurs, ne s'est jamais présenté,
excepté dans quelques romans (voir encadré). La réalité
est d'une autre nature. Dans les années 1960, les Américains
ont eu beaucoup de mal à récupérer une bombe A, accidentellement
larguée par un B52 au-dessus des eaux territoriales espagnoles.
De même, ont-ils peiné à
retrouver dans le désert du Nouveau Mexique en 1974 un missile équipé
de sa tête atomique qui avait manqué sa cible. En 1994, le
FBI avait rencontré mille difficultés pour trouver 75 kg
d'uranium faiblement enrichi, volés dans une usine de General Electric
à Wilmington (Caroline du Nord) par un employé mécontent
d'avoir été licencié. L'homme réclamait un
million de dollars en échange de son butin. On l'arrêta avant
que les équipes de recherche ne fussent parvenues à découvrir
l'uranium radioactif enterré dans un champ(5). Il y eut au total
bien des alertes; rien qui fut vraiment sérieux.
La retenue des terroristes s'explique. Depuis
des lustres, les spécialistes s'opposent sur la possibilité
pour trois ou quatre techniciens de construire un engin nucléaire
dans un hangar. Sans prendre parti, on peut observer deux choses.
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suite:
Une hypothèse plausible
Premièrement: l'arme atomique
est aujourd'hui plus simple à construire qu'il y a des dizaines
d'années. La théorie est connue, les ordinateurs nécessaires
sont en vente libre, la métallurgie indispensable, très particulière
et très fine, utilise de nos jours des machines-outils à
commande numérique qui n'existaient pas au début de l'ère
nucléaire. Deuxièmement: si l'arme nucléaire
est facile à construire, bien des pays en seraient détenteurs.
C'est qu'il n'est pas question d'engins «rudimentaires». Ou
bien il y a fission nucléaire et réaction en chaîne
avec un rendement plus ou moins bon, ou bien il s'agit seulement de disperser
par explosion classique des matières fissiles, une opération
qui s'apparente à un acte terroriste classique.
Cela n'empêche pas le terrorisme nucléaire
d'être estimé vraisemblable à la mesure de l'évolution
du monde. Les armes stockées, 20 à 40.000, restent dangereuses.
Certaines, miniaturisées, sont aisément transportables. Aucun
système de garde, aucune mesure de sécurité, aucun
code d'accès, n'est définitivement inviolable. Leur vol est
toujours possible. Neutraliser ces armes est évidemment le meilleur
moyen d'en éviter le trafic. Barack Obama a raison de vouloir leur
disparition.
Très inquiétant aussi est l'accroissement
considérable des quantités de plutonium retraité existant
sur la terre. Chaque année, deux centaines de tonnes s'ajoutent
aux deux mille tonnes existantes. Le vol et le trafic de plutonium risquent
de s'en trouver facilités, tout comme sa transformation en explosif
nucléaire. Toutefois, le retraitement du plutonium demeure extrêmement
difficile, tout comme la manipulation de plutonium de qualité militaire.
La raréfaction des conflits armés
internationaux, si elle ne signifie pas la fin des querelles interétatiques,
tend à démontrer l'irrationalité de la guerre. Certains
gouvernements pourraient être tentés, comme cela s'est déjà
produit, par ce substitut à la guerre qu'est le terrorisme d'Etat,
d'autant plus efficace qu'il emploierait des armes nucléaires.
Enfin, des nihilistes, groupés en organisations
paramilitaires, risquent de ne pas éprouver les scrupules semblables
à ceux de leurs homologues politisés. Pour ces derniers,
le véritable objectif n'est pas en principe de causer des pertes
importantes mais de créer la peur. Avec des armes nucléaires,
de nouveaux terroristes obtiendraient sans conteste l'un et l'autre.
Aujourd'hui, le terrorisme nucléaire
hante certainement les rêves d'un certain nombre de desperados. Le
premier individu capable de frapper un pays au moyen d'une arme nucléaire
entrera dans l'histoire. La perspective obsède sans nul doute plus
d'un militant. Les armes existent. Elles peuvent être dérobées,
acquises puis conditionnées pour accomplir leur œuvre de mort. Tel
est d'ailleurs le sentiment du président des Etats-Unis. Ou bien
ce dernier a réfléchi au problème, ou bien ses Services
lui ont donné d'inquiétantes informations à cet égard.
Certes, l'entreprise demeure incertaine. L'horreur n'est pas garantie,
elle est néanmoins possible et doit être prévue.
(1) Cf. «Les bombes sales, des armes de
désordres massifs», L'Economiste, 10 septembre 2008
(2) Brian Michael Jenkins, The likelihood of nuclear terrorism, The
Rand Corporation, 1985.
(3) Ou PAL, Permissive Action Links, systèmes conçus
pour prévenir et empêcher toute explosion accidentelle ou
non autorisée des engins. Les PAL sont décrits dans Thomas
B. Cochran, Nuclear Weapons Databook, Ballinger, Cambridge, Mass, 1984.
(4) NEST: Nuclear Emergency Search Team.
(5) Christopher Dowson, The terrorists, their weapons, leaders and
tactics, Fact and File, NY, 1982.
Terrorisme nucléaire et fiction romanesque
Deux romans ont traité de ce thème avec un grand succès:
- Le Cinquième cavalier, de
Dominique Lapierre et Larry Collins, Paris, Laffont, 1980. Les auteurs
imaginent un chantage du colonel Kaddafi qui consisterait à faire
exploser une bombe thermonucléaire à New York au cas où
Israël n'accepterait pas de rendre leur terre aux Palestiniens.
- Le Quatrième protocole, de
Frédérick Forsyte, publié à Londres en 1984
et la même année à Paris, aux éditions Albin
Michel. Le roman décrit une opération soviétique,
visant à mettre en œuvre en Grande-Bretagne, à proximité
immédiate d'une base aérienne américaine dotée
d'armes nucléaires, une arme à fission, d'une puissance limitée
à une kilotonne, introduite clandestinement en pièces détachées,
et remontée sur place. Le but était d'obtenir, à la
faveur de l'explosion, un puissant mouvement politique interne, favorable
à des travaillistes anglais purs et durs, pacifistes acharnés,
supposés hostiles à l'Alliance atlantique et à toute
politique de défense fondée sur la dissuasion nucléaire.
A fait l'objet d'un film en Grande-Bretagne.
Bibliographie spécialisée
Quelques ouvrages:
- La prolifération nucléaire en 50 questions,
Marie-Hélène Labbé, Jacques Bertoin, 1992
- The likelihood of nuclear terrorism, The Rand Corporation,
juillet 1985
- The threat of nuclear terrorism: a re-examination, The Rand
Corporation, janvier 1988
- Guerre et contre guerre, survivre à l'aube du XXIe siècle,
Alvin et Heidi Toffler, Fayard, 1994
- The Terrorists, their weapons, leaders and tactics, ed. Fact
and Files, New York, 1982
- Preventing nuclear terrorism, Leventhal et Alexander, Lexington
Books, Lexington, Mass. |