La plupart des
pays, mais pas tous, envisagent d'enfouir les déchets nucléaires
de haute et moyenne activité à plusieurs centaines de mètres
de profondeur dans des roches jugées stables et à peu près
imperméables. C'est notamment le cas de la France, qui a sélectionné
trois sites possibles. Les déchets sont censés rester confinés
dans ces profondeurs pendant des milliers, voire des centaines de milliers
d'années. Des études sophistiquées se poursuivent
pour déterminer les meilleurs systèmes de confinement et
analyser la dynamique du milieu géologique. S'il existe un relatif
consensus sur l'efficacité de ce type de solution à moyen
terme, incertitudes et débats s'avivent à mesure qu'on place
les exigences de sûreté plus loin dans le temps.
On sait aujourd'hui entreposer les déchets
nucléaires de façon sûre en surface ou en subsurface,
dans des installations industrielles surveillées en permanence.
Mais comme la période de certains éléments se compte
en dizaines de milliers, voire en millions d'années, il faudrait
pouvoir compter sur les générations futures pour surveiller
les stockages de surface. Si certains sont laissés à l'abandon,
sur des durées aussi longues, les processus naturels auraient tôt
fait de les disperser dans l'environnement. Un entreposage de surface est
aussi plus exposé qu'un stockage en profondeur aux actes de guerre,
aux accidents ou à une intrusion humaine si le site tombe dans l'oubli.
Le deuxième site se trouve à côté du centre nucléaire de Marcoule, dans le Gard. Il s'agit là aussi d'une couche argilo-silteuse, de 300 m d'épaisseur, située entre 400 et 800 m de profondeur, où une surface utile de 15 km2 semble disponi-ble. Elle s'est déposée au Crétacé, voici 100 millions d'années. Cependant le site se trouve dans une zone de variation rapide d'épaisseur sédimentaire (zone de comblement rapide d'un fossé d'effondrement), pouvant entraîner des changements de faciès qui doivent être étudiés. Du point de vue tectonique, le site se trouve dans une zone soumise aux contrecoups des poussées alpines. Mais à proximité, des failles actives comme celles de Nîmes et de Bagnols, ou de Mondragon et de Roquemore, semblent délimiter un panneau de 600 km2 relativement stable, où ne devraient exister que de petites failles à faible rejet, scellées par des argiles. Cela reste à confirmer. Enfin, ce site est très voisin du sillon creusé par le Rhône lors de la crise messinienne, il y a 5,3 millions d'années, crise pendant laquelle la Méditerranée s'est asséchée. Une nouvelle fermeture du détroit de Gibraltar pourrait-elle se reproduire ? La réponse est oui : à terme, la Méditerranée sera entièrement fermée et asséchée, du fait de l'avancée constante de l'Afrique vers l'Europe. La seule question est de savoir quand. Les meilleures estimations actuelles donnent un chiffre minimum de 500.000 ans. Il reste à étudier où le nouveau sillon se mettrait en place, et s'il menacerait d'inciser la formation choisie et de mettre à nu les déchets. Le troisième site est situé dans le département de la Vienne, près de La Chapelle-Bâton. Il s'agit d'un granite qui s'est formé il y a 360 millions d'années, et qui a été recouvert au Lias (180 millions d'années) par des sédiments. Deux aquifères très exploités sont situés dans les formations sédimentaires calcaires recouvrant le granite. Celui-ci se trouve à 180 m sous le sol, et s'étend au moins jusqu'à 1.000 m, où il surmonte probablement un autre granite légèrement plus jeune. Ce granite est, dans ses parties saines, très peu perméable, et ne laisserait pas s'écouler l'eau. Il est cependant, comme presque tous les granites, assez fortement fissuré, environ quatre fractures au mètre d'après les sondages. (suite)
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L'essentiel de ces fractures est colmaté par des remplissages argileux ou calcaires, mais certaines d'entre elles sont ouvertes et perméables. Ces fractures conductrices seraient espacées d'une centaine de mètres. Il n'est pas établi qu'elles communiquent avec les aquifères sus-jacents, au moins dans la zone retenue. L'éventuel pouvoir de confinement du site sera limité à la dimension des blocs non fracturés que l'on pourrait y trouver. Le risque que les fractures communiquent avec les aquifères pompés ne permet pas d'exclure un transfert rapide vers la surface des radionucléides qui s'échapperaient des blocs sains. Il faut aussi noter que ce granite renferme des eaux salées (de composition se rapprochant d'une eau de mer, peut-être ancienne), dont la concentration augmente avec la profondeur. La présence de ce sel pose les problèmes de son origine, de sa pérennité et de la nature des éventuels écoulements qui pourraient s'y produire. Pour chacun des sites se pose la question du devenir de la formation pendant la période où les déchets stockés conserveront leur radiotoxicité. Si la radioactivité de la majorité des éléments décroît assez vite, en quelque 10 000 ans, la toxicité résiduelle ne disparaît ensuite que très lentement, puisque certains éléments ont des périodes très longues, comme le plutonium 239 (24 000 ans), le technétium 99 (213 000 ans), le césium 135 (2,3 millions d'années), le neptunium 237 (2,1 millions d'années) ou l'iode 129 (16 millions d'années). Dans le contexte tectonique français, et sur ces durées, les mécanismes naturels susceptibles de porter atteinte au pouvoir de confinement de la barrière géologique semblent être principalement: - la fracturation, sous l'influence des mouvements lents de la tectonique des plaques; - les effets des variations climatiques, qui pourraient engendrer des modifications du régime des eaux souterraines. Si, au vu des climats passés, le risque est faible de voir un glacier s'établir sur l'un des trois sites, en revanche, la variation du niveau des mers, donc l'érosion des fleuves et leur enfoncement, est certaine, de même que l'installation d'un régime périglaciaire. Plus hypothétiques seraient de nou- velles manifestations volcaniques, une chute de météorite (dont la probabilité, uniforme sur la Terre, est estimée à 2.10-5/an pour une taille d'objets supérieure à 1 km), l'ouverture d'un nouvel océan par fracturation de la croûte continentale, ou la création de nouvelles chaînes de montagne. Leur probabilité d'occurrence est considérée comme trop faible pour devoir être prise en compte. Les effets du stockage lui-même sur la roche hôte pourraient altérer le pouvoir de confinement. Les déchets de haute activité dégagent de la chaleur. Celle-ci échauffe le massif, qui se dilate et peut éventuellement se fracturer. Cette dilatation va élever le niveau du sol de l'ordre du mètre, à l'aplomb du stockage, sous forme d'un bombement très amorti. Il faut quelques centaines d'années pour que cet effet se manifeste, et plusieurs milliers pour qu'il se résorbe. Un tel phénomène n'est pas observable expérimentalement et doit être examiné par modélisation à partir d'expériences à échelle réduite. La chaleur aura aussi des effets mécaniques et de convection thermique sur les fluides contenus dans la porosité. Les déchets peuvent également former des gaz, on l'a vu. Ils peuvent se dissoudre dans l'eau et diffuser ou être entraînés par convection. Mais si leur taux de production dépasse le taux de diffusion ou de convection, ils pourraient s'accumuler, former une phase séparée dont la pression pourrait finir par dépasser la limite de rupture de la roche et créer une fracturation nouvelle. Autre question à étudier : les puits et galeries d'accès au stockage, et les emplacements de stockage eux-mêmes, seront rebouchés avec des matériaux à définir pour chaque site. La porosité de ces matériaux, leur perméabilité et leur résistance mécanique seront différentes de celles des roches en place, et il faut se demander quels en seront l'évolution et le devenir, une fois le stockage fermé. Ces matériaux pourraient-ils jouer le rôle de chemins préférentiels des écoulements ? Il est impossible d'exclure l'hypothèse qu'à long terme la mémoire de l'existence d'un stockage soit perdue. Il faut alors envisager l'hypothèse que nos descendants pourraient, sans s'en douter, exécuter des travaux souterrains se rapprochant du stockage, ou même l'atteignant. Le scénario le plus probable est celui de la mise en oeuvre de forages de prélèvements d'eau potable qui, en pompant au droit du stockage, sans même l'avoir recoupé, pourrait accélérer la migration des radionucléides et ainsi contaminer l'eau de boisson pompée. Un problème scientifique de base est celui de savoir dans quelle mesure des observations sur quelques années suffisent à caler un modèle théorique. Quelle loi de lixiviation (extraction des composants solubles) d'un verre faut-il adopter ? Quelles valeurs affecter aux paramètres géologiques ? Les roches sont spatialement assez hétérogènes. Il est impossible de mesurer leurs propriétés partout, ne serait-ce qu'afin d'éviter de dégrader le site en y forant de trop nombreux trous. On tente de résoudre cette difficulté en considérant les paramètres des modèles comme des variables aléatoires, dont on cherche à caractériser la loi de distribution. On passe alors de modèles déterministes de comportement d'un stockage à des modèles stochastiques, donnant des probabilités de comportement. Il faut par ailleurs tenter d'évaluer les effets synergiques de plusieurs événements, qu'on ne saurait se contenter de modéliser séparément. La succession des barrières entre les déchets et la biosphère est un sujet d'étude en soi. Première barrière : les verres nucléaires (pour les déchets issus du retraitement). Deuxième barrière : le premier conteneur métallique où sont coulés les verres, et le surconteneur en acier épais dont il est question d'entourer le premier. On envisage d'envelopper le tout d'une troisième barrière, faite d'une couche d'argile de quelques dizaines de centimètres d'épaisseur, qui protégera de l'eau le conteneur, ralentissant sa corrosion puis la migration des radionucléides, quand le conteneur sera corrodé et que commencera la lixiviation des verres. Les ultimes barrières sont la formation géologique hôte, puis les couches qui séparent cette roche de la surface. La sûreté obtenue par cette succession de barrières doit être jugée satisfaisante. Mais que veut dire « satisfaisante » ? Comment évaluer le risque ? La limite supérieure de dose de radioactivité artificielle acceptable pour le public est actuellement fixée par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) à 1 mSv/an*. Ce chiffre est de l'ordre de la dose que reçoit en moyenne chacun d'entre nous du fait de la radioactivité naturelle des roches. La norme de 1 mSv/an s'entend toutes activités nucléaires confondues. Il est alors admis que 10 à 25 % de cette valeur est un chiffre acceptable pour les doses qui seraient engendrées, à très long terme, par la présence d'un stockage. L'analyse de sûreté d'un stockage consiste donc à estimer le risque qu'il fait courir aux générations futures et dont on juge qu'il doit être conforme aux normes de la CIPR. Il faut alors estimer la probabilité d'occurrence d'événements, et leurs conséquences en termes de doses reçues par les populations vivant sur place dans le futur. On procède par scénarios, enchaînements d'événements sur l'horizon de temps fixé. Aux Etats-Unis, par exemple, la loi fixe cet horizon à 10000 ans. En France, la réglementation ne fixe pas de limite, mais considère que l'analyse doit être précise sur les premiers 10 000 ans, indicative au-delà. En Suède, des analyses de sûreté ont été menées jusqu'au milliard d'années. Un scénario est dit normal si les barrières jouent leur rôle, et donc si la dispersion de la radioactivité est très modeste. Pour le montrer, on modélise le fonctionnement à long terme de chacune de ces barrières, en interaction permanente. Le scénario est dit tendanciel si le stockage subit les variations considérées comme « probables » sur le site choisi. Il faut donc prévoir les variations du climat, l'érosion des vallées, la fracturation naturelle que pourraient connaître les roches du fait de la tectonique, ainsi que les effets du stockage sur le milieu. Une troisième catégorie de scénarios intègre des événements accidentels (grande faille nouvelle, existence d'un défaut du site non repéré lors de la construction, défaut de fabrication ou de mise en oeuvre d'une barrière, intrusion humaine, etc.). A chaque scénario est associée une dose, reçue par le groupe critique, c'est- à-dire par des personnes qui vivront sur le site et se trouveront les plus exposées à la radioactivité. On doit faire des hypothèses sur le mode de vie de ces populations, puisque les doses ne seront reçues que s'il y a exposition externe, inhalation ou ingestion. Les hypothèses examinées aujourd'hui sont plus pessimistes que dans les années 1970. Dernier point et non le moindre : ces stockages profonds ne sont pas considérés comme forcément définitifs. Il faut garder la possibilité d'extraire les déchets afin de leur donner une meilleure destination grâce à des techniques que nous n'imaginons pas aujourd'hui. On peut vouloir faire usage des éléments contenus dans les déchets, en particulier si des combustibles irradiés sont stockés directement sans retraitement, car ils représentent une réserve d'énergie. On peut aussi vouloir porter remède à un stockage dont les conditions de sûreté n'apparaîtraient plus remplies. Une fois le stockage fermé, une reprise des déchets ne présente pas de problème majeur tant que les conteneurs restent étanches, ce qui laisse quelques centaines d'années au moins. Quand les conteneurs auront perdu leur étanchéité et que la radioactivité aura commencé à se répandre, il serait encore possible de retirer tout ou partie des déchets, par opérations télécommandées, mais à un coût plus élevé. Reste qu'installer des dispositifs favorisant la récupération potentielle dans le futur peut aussi, à terme, nuire à la sûreté. Selon les pays, plusieurs options de stockage se dessinent. La Suède, qui ne fait pas de retraitement, souhaite confiner les déchets dans des conteneurs en cuivre devant résister à la corrosion pendant des millions d'années en situation normale. La barrière géologique (un granite) sert alors simplement à garantir au cuivre des conditions géochimiques minimisant sa vitesse de corrosion. La France, elle, a choisi de rechercher des milieux de stockage géologique profonds très confinants où la sûreté à long terme serait assurée pour l'essentiel par la barrière géologique naturelle. Au contraire de la Suède, les combustibles sont retraités pour en extraire en vue de les réutiliser l'uranium résiduel et le plutonium, et les autres éléments de haute activité sont immobilisés dans des verres, pour les stocker en profondeur. Mais le retraitement engendre aussi des déchets de moyenne activité, immobilisés dans des matrices de béton, de métaux, de bitumes ou de résines, en quantité bien plus importante que celle des verres, qu'il faut aussi stocker en profondeur. Le stockage direct d'une partie des combustibles usés non retraités est aussi envisagé. Enfin, dans le cadre de la loi du 30 décembre 1991, des recherches sont condui-tes sur une option de retraitement poussé, où les éléments à vie longue contenus dans les combustibles seraient, lors du retraitement, également séparés, pour ensuite être transmutés dans des réacteurs ou dans des accélérateurs (voir l'article d'Hervé Nifenecker, Alain Giorni et Jean-Marie Loiseaux, page 75), ou encore conditionnés dans des matrices plus résistantes que les verres. Dans le premier cas, seuls seraient alors stockés en profondeur des déchets à période plus courte, ou en faible quantité, qui ne poseraient pas de problème à long terme.. L'Allemagne et les Etats-Unis ont encore une position différente : limiter arbitrairement la portée des analyses de sûreté, afin de pouvoir produire une démonstration de sûreté dite acceptable. Les Allemands considèrent ainsi que le scénario d'une intrusion humaine dans un dépôt de sel n'est pas réaliste, et ne mérite d'être analysé. De leur côté, les Américains limitent à 10 000 ans la durée pendant laquelle la sûreté devra être démontrée, admettant que les doses éventuellement délivrées par les radionucléides de très longue période sur le long terme ne seront pas considérées. Enfin, certains pays ont simplement décidé de surseoir à toute décision. C'est le cas de l'Italie, qui a cessé tout programme de recherche à ce sujet, ou encore de la Grande-Bretagne, où seul le stockage en profondeur des déchets de moyenne activité est envisagé, le devenir des déchets de haute activité étant laissé en suspens. Ghislain de Marsily
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