Sécurité nucléaire, la fuite en avant
Paru le Jeudi 25 Mars
TOMMASO BASEVI
La sous-traitance, généralisée
ces dernières années dans la filière nucléaire,
a des effets délétères sur la sécurité
des installations et la santé des travailleurs précaires.
On les appelle les jumpers, les plongeurs.
Ou les «nomades du nucléaire». Ce sont des travailleurs
sans domicile fixe qui parcourent la France en comptant sur un coup de
téléphone. Ils dorment dans des camps de roulottes aux portes
des centrales nucléaires, prêts à intervenir pour les
travaux les plus risqués: manutention hydraulique, mécanique,
nettoyage de machines à haut taux de radioactivité. Pendant
cinquante ans, personne ne s'est jamais intéressé à
eux. Invisibles. Phagocytés par le silence, aspirés par le
réacteur. Aujourd'hui, leurs voix commencent à se faire entendre:
elles provoquent des fissures qui lèvent le voile sur une contamination
cachée et sur des mensonges disséminés comme une vérité
scientifique. Elles résonnent dans un documentaire (R.A.S
Nucléaire. Rien à signaler d'Alain de Halleux, Iota Productions,
Crescendo films) et quelques romans sociaux, dont La Centrale d'Elisabeth
Filhol. L'histoire des 22.000 travailleurs «précaires»
du nucléaire de l'Hexagone risque de faire vaciller les certitudes
inébranlables et les secrets enfermés dans le périmètre
infranchissable des dix-neuf sites nucléaires français et
dans les caveaux des grands groupes qui gèrent le business de l'atome.
Du risque zéro au risque calculé
«Tout à coup, ces gens se
sont mis à parler. L'esprit corporatif a arrêté de
fonctionner. Avant, nombre d'entre eux avaient l'impression de faire partie
d'une 'grande famille', celle de l'industrie nucléaire, le fleuron
d'un pays entier. Le fait qu'ils aient commencé à vider leur
sac est le signal que la situation est vraiment grave», avertit
le réalisateur de R.A.S.
«Jusqu'aux années nonante,
le nucléaire civil en France était lié à une
notion de service public. A la base, il y avait une idée 'généreuse':
celle de fournir de l'énergie à bas prix à tous les
citoyens. La privatisation partielle d'EDF a complètement changé
la donne. L'impératif est désormais de gagner de l'argent
et de le faire vite, même aux dépens de la sécurité»,
ajoute la sociologue du travail Annie Thébaud-Mory.
«Quand j'ai commencé à
faire ce travail, raconte Jean-Marc Pirotton, mon chef me parlait
de risque zéro. Les centrales étaient définies comme
ultra-sûres. Puis, ils ont abandonné le risque zéro
et ont commencé à parler de risque calculé.»
Aujourd'hui, la doctrine de la radioprotection délivrée dans
les stages destinés au personnel se fonde sur le principe ALARA
– un acronyme qui vient de l'anglais «as low as reasonably acceptable»
et signifie «aussi bas que raisonnablement acceptable» –, il
laisse des marges d'interprétation importantes. Le niveau maximum
de radiations ionisantes jusqu'en 2003 était fixé à
50 millisiverts annuels pour les travailleurs du nucléaire et à
5 millisiverts pour la population (une dose calculée sur la base
des observations des effets de la bombe atomique sur les habitants d'Hiroshima
et de Nagasaki). Cette norme a par la suite été révisée
à la baisse sous la pression des organismes internationaux mais,
en même temps, déployée de manière inégale
le long de la hiérarchie interne. La dose de radioactivité
«acceptable» pour le nettoyeur d'une entreprise de sous-traitance
est, de fait, plus élevée de celle d'un technicien spécialisé
d'EDF.
Préoccupations plus urgentes
L'alarme, ce ne sont pas seulement d'irréductibles
antinucléaires ou quelques associations de scientifiques contestataires
à la lancer[1]. Marcel Boiteux, ex-directeur général
d'EDF admet que, désormais, on a dépassé la limite:
«Le phénomène de la sous-traitance est devenu une
manie. Le risque est une perte du contrôle de la chaîne productive
ainsi qu'un appauvrissement des compétences et du professionnalisme
qui pourraient un jour amener au désastre.»
«Pour discuter le système
entier, nous devrons peut-être attendre un nouveau Tchernobyl»,
observe un délégué syndical de la CGT. José
Andrade, l'un de ses collègues, est plus prudent: «Même
un accident grave ne servirait à rien: ils feraient de toute façon
en sorte de faire porter le chapeau aux maillons les plus faibles de la
chaîne.» Les faits semblent lui donner raison. L'Agence
nationale pour la sécurité nucléaire répertorie
un total de 10.786 incidents «significatifs» dans les centrales
françaises entre 1986 et 2006. En juillet 2008, sur le site de Tricastin,
on enregistre une fuite de matériel radioactif qui se déverse
dans les eaux du Rhône; puis une panne à la conduite d'un
des réacteurs qui provoque la contamination d'une centaine de travailleurs.
Mais l'incident a été vite oublié.
EDF, AREVA et GDF-Suez avaient des préoccupations plus urgentes.
Lancés à la conquête du marché global, ils cherchaient
obstinément à placer les réacteurs EPR de «nouvelle»
génération dans des pays complaisants (voire l'Italie). Les
flops et les coûts exorbitants déjà accumulés
ces années ne suffisent pas à les arrêter. A ceux qui
continuent de projeter des affaires en citant le modèle français
comme lumineux exemple de développement, Philippe Billard, décontamineur
contaminé et lucidement pessimiste, répond: «Nous
finirons comme ceux de l'amiante. Et nous ne pourrons demander de comptes
à personne, parce que les contre-mesures ont déjà
été prises: ils ont tout sous-traité, le risque et
la responsabilité.»
Note: Traduction: Stéphanie Baquet
[1] Notamment la Commission
de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité
et l'association Global Chance.
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suite:
De la chair à neutrons
tommaso basevi
La Centrale, roman
d'Elisabeth Filhol (P.O.L.), est une sorte de Germinal des temps de l'atome
qui, contre toute attente, a caracolé en tête des ventes.
Il raconte l'histoire de Yann, 25 ans, un jumper, un «scaphandrier»
employé sous «contrats à durée déterminée»
par ces agences intérimaires qui prolifèrent dans les zones
aux alentours des centrales et qui fournissent une main-d'oeuvre bon marché
aux colosses du secteur, comme Areva (qui détient de fait le monopole
de la construction des installations) et EDF, le géant de l'énergie
qui désormais doit faire face à la concurrence du privatisé
GDF-Suez. Comme ses compagnons, Yann doit «plonger» dans le
générateur de vapeur qui alimente le réacteur et qui
est révisé à intervalles réguliers (le système
des sous-traitances a, parmi ses nombreuses conséquences néfastes,
celle d'avoir «relâché» les contrôles et
réduit au minimum les temps d'arrêt des productions). Une
opération éclair qui ne doit pas durer plus de 120 secondes,
sous peine d'une surirradiation qui le contraindrait à rester en
quarantaine et à perdre ainsi une partie de son salaire.
Confronté à la défection
de l'un de ses collègues, «paralysé» par la peur
qui l'a envahi au moment du «plongeon», il découvre
ce qu'il s'était toujours refusé de voir: le nucléaire
tue, et les jumpers, plus que des athlètes qui flirtent avec le
risque, sont de la «chair à neutrons», des «corps
en location», des «travailleurs qui pour survivre vendent leur
dose de millisivert», le maximum de radiation annuelle que consent
la loi, en échange d'un salaire qui va de 1.200 à 1.500 €
par mois. Pierre Lambert, scaphandrier, se rappelle de son premier jour
de travail à la centrale de Chaux: «Ils m'ont appelé
la veille au soir, me disant de me présenter à la centrale
pour une intervention urgente. Avec un collègue, nous nous sommes
retrouvés à bord d'une splendide piscine couleur bleu cobalt.
On s'est immergé. Quand nous sommes sortis de la cuve de refroidissement,
le système d'alarme a sonné. Ils m'ont dit que j'étais
contaminé et que je risquais une leucémie. Sur le moment,
tu ne ressens rien et tu espères t'en être sorti. Puis, petit
à petit, les immunosuppresseurs attaquent tes muscles et tu te retrouves
sans même la force de tenir sur tes pieds. Sur le visage, des ecchymoses
apparaissent, tu te regardes dans la glace et tu ressembles à un
monstre. J'ai porté plainte contre EDF, ils m'ont répondu
que pour les accidents de travail dans le nucléaire, la prescription
intervient après dix ans.» Dix ans, soit le temps d'incuber
la maladie et d'occulter les causes qui l'ont provoquée. Penser
que le cas de Pierre entre dans les statistiques concernant les accidents
de travail survenus dans le secteur du nucléaire est illusoire.
Parce que, selon la loi, les salariés des sociétés
de sous-traitance d'Areva et d'EDF ne sont pas considérés
comme des travailleurs du nucléaire. Ils sont exclus du compte.
Les données existantes concernent seulement le personnel interne
(les employés d'Areva ou d'EDF) qui, grâce à la libéralisation
des dernières années, explique la sociologue Annie Thébaud-Mony,
se retrouve désormais au sommet de l'échelle hiérarchique.
Le «sale boulot» est fait par les «nomades». Ce
sont eux qui encaissent 80% des doses collectives annuelles de radiation
ionisante que produit le parc nucléaire français. TBI |
«Muet de crainte d'être écarté»
tommaso basevi
La caste technocratique qui planifie le développement
du secteur clé du nucléaire exerce une forte pression, non
seulement sur les entreprises qui, pour s'attirer les commandes, ont tendance
à casser les coûts, mais aussi sur ceux qui dépendent
directement d'elle. Qui ne respecte pas la loi du silence risque gros.
C'est le cas de Serge Serre, technicien EDF et 30 ans d'expérience:
après avoir dénoncé à la direction les coupes
d'effectifs à la centrale de Cruas ainsi que les risques qui en
découlent, il a été licencié sur le champ.
Traité comme un «emmerdeur», zélé et alarmiste,
Serge a aujourd'hui perdu son statut et travaille sur demande. En 2008,
il était l'un des meneurs de l'arrêt de cette centrale qui
a contraint sa direction à réintégrer quelques dizaines
de personnes mises à la porte après un changement soudain
de sous-traitant.
«Beaucoup d'autres collègues ont, eux, décidé
d'abandonner cette lutte inégale. J'ai préféré
m'en aller, raconte le radiologue Christian Ugolini. La gestion des centrales
se base aujourd'hui exclusivement sur le chantage et la peur. Avant, celui
qui se trompait reconnaissait ses erreurs, il le communiquait à
la direction et aux collègues afin de trouver des solutions. Maintenant
il demeure muet dans la crainte d'être écarté. C'est
une dynamique très dangereuse.»
Qui a oublié l'épidémie
de suicides causée par le mobbing hyper-productiviste à France
Télécom? Il ne s'agirait pas d'un cas isolé. Les centrales
nucléaires ont elles aussi leurs «déchets humains».
«J'ai tenté d'en finir en me jetant dans le Rhône
avec une pierre au cou, raconte Jean-Luc Lacroix, instructeur en radioprotection.
J'ai été sauvé mais treize de mes collègues
se sont vraiment tués. Le dernier s'est suicidé il y a quelques
semaines en se jetant d'une falaise en Normandie.» TBI |
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