22 février 2010
Un entretien avec Elisabeth
Filhol qui publie chez POL un impressionnant premier roman, «La
Centrale», qui raconte la vie de travailleurs intérimaires
dans les centrales nucléaires françaises. Comment a-t-elle
enquêté sur le sujet, elle-même n'ayant jamais pénétré
dans une centrale? Pourquoi un roman plutôt qu'un pamphlet (le livre
pose la question des conditions de travail de ces travailleurs et, au-delà,
de la sécurité dans les centrales). Et d'où tire-t-elle
son écriture précise, très maîtrisée.
Réponses de l'intéressée.
Les livres ont-ils occupé une place importante dans votre
enfance et votre formation?
Il y avait des livres à la maison,
mais assez peu de littérature. A l'âge où on commence
à s'intéresser à la bibliothèque des parents,
j'y ai trouvé des essais, des polars, des récits de voyage.
En particulier tous les récits des grands navigateurs en solitaire,
de Joshua Slocum à Bernard Moitessier. Plus jeune, j'étais
une fervente lectrice de «Alice», «Fantômette»
ou le «Club des cinq», et des aventures de Rahan dans Pif Gadget,
j'en ai des souvenirs très forts de lecture, même si tout
ça ne jette pas les bases d'une bonne et solide culture littéraire!
Vous vous êtes plutôt tournée vers la gestion
que vers des études littéraires, pourquoi?
A 18 ans, mon rêve était de
devenir ingénieur agronome, de travailler dans l'irrigation. J'ai
échoué assez vite dans ces études, dans la préparation
des concours, donc la gestion est venue après, et pas tout à
fait comme une vocation. Faire des études littéraires, je
ne l'ai pas envisagé. Je ne saurais pas expliquer exactement pourquoi.
Peut-être parce que la rencontre avec la littérature s'est
faite en dehors du milieu familial, en dehors de l'institution scolaire,
et que j'avais besoin de préserver ce territoire-là.
Ecrivez-vous depuis longtemps, «La Centrale» est-elle
un premier manuscrit?
Le premier manuscrit complet, je l'ai écrit
à 27 ans. A l'époque mon futur mari travaillait en
Allemagne, je l'ai rejoint, et pendant un an je n'ai fait que ça.
J'ai recommencé quelques années plus tard, après un
séjour à Saint-Nazaire, j'avais eu la même fascination
qu'a eu Jean Rolin dans «Terminal Frigo» pour le port, pour
la base sous-marine et les chantiers navals. Les deux fois, j'ai envoyé
le manuscrit à des maisons d'édition. Il n'a pas été
publié, mais la deuxième fois il y a tout de même eu
des réactions positives, disons des encouragements, par courrier
ou par téléphone, de la part de quelques éditeurs,
dont déjà Paul Otchakovsky-Laurens. Le troisième manuscrit,
c'est «La Centrale».
Est-ce un texte que vous avez beaucoup travaillé, avez-vous
décidé de son style en fonction de son sujet, ou bien est-ce
plus simplement la manière dont vous écrivez?
Quelques pages du livre sont restées
très proches de la première version, c'est le cas du passage
sur l'estuaire de la Gironde dans le dernier chapitre. Mais en général
oui, le texte a été retravaillé. A l'échelle
du paragraphe, de la construction d'un chapitre, et plus largement de l'organisation
générale du livre, comme un travail de montage. La première
difficulté était de rendre sensible la radioactivité
qui est quand même une notion très abstraite. Et en même
temps, au-delà de cette menace, de faire partager ce que je perçois
souvent dans la science et la technique, une beauté, une poésie.
L'autre point délicat était le récit à la première
personne. La voix du narrateur est celle d'un jeune homme de 25 ans, technicien
intérimaire, qui ne sait plus très bien où il en est,
qui se trouve confronté à une situation angoissante. Sans
tomber dans l'exercice de style, j'avais besoin de trouver un ton, un rythme,
qui soient compatibles avec son état d'esprit et cette tension.
Qu'il y ait tout de même une certaine adéquation entre le
fond et la forme.
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suite:
Pourquoi avez-vous choisi un tel sujet, aviez-vous
une expérience particulière dans le domaine du nucléaire?
Toutes mes expériences professionnelles
se sont faites en milieu industriel. Mais je n'ai aucune expérience
dans le domaine du nucléaire, je ne suis jamais entrée dans
une centrale. Avant de démarrer ce projet, l'image que j'en avais
était assez idyllique: une industrie de haute technologie, pas seulement
dans les procédés, aussi dans le niveau de spécialisation
des hommes et la qualité des conditions de travail. Probablement
qu'une telle image me rassurait, comme elle rassure beaucoup de gens en
France. Jusqu'au jour où j'ai lu dans la presse que trois salariés
s'étaient suicidés à la centrale nucléaire
d'Avoine, près de Chinon. Trois salariés sur une période
de six mois. Le point de départ du livre, c'est cet article de presse,
le choc que j'ai eu en le lisant, le changement brutal de perspectives
que ça m'a donné.
Quelles sont vos influences conscientes pour un texte comme celui-ci?
Pendant toute la durée de l'écriture,
il y avait une pile de livres sur mon bureau, j'ai écrit à
l'ombre de cette pile, avec les ouvrages de François Bon, en particulier
«L'Enterrement», «Paysage Fer», «C'était
toute une vie», «Tumulte», et aussi «L'Excès-l'Usine»
et «Miss Nobody Knows» de Leslie Kaplan. Il n'est pas facile
tous les jours d'écrire en solitaire, de trouver la motivation d'avancer,
d'aller au bout d'un projet comme celui-là, quand on sait que la
probabilité d'être publié est très faible. Il
faut donc alimenter la machine, entretenir le désir d'écrire,
j'ai vécu dans la proximité de ces textes, ils ont eu beaucoup
d'influence.
Comment avez-vous mené vos recherches, avez-vous rencontré
des agents EDF?
Je n'ai pas fait d'enquête sur le
terrain, je n'ai recueilli aucun témoignage. Bien sûr je me
suis documentée, mais pour approcher au plus près cette réalité
de la sous-traitance dans les centrales, pour essayer de comprendre cet
univers, l'état d'esprit des hommes, leur mode de vie, j'ai utilisé
les outils qui sont les miens et qui sont ceux de la fiction. Je ne suis
ni journaliste ni sociologue. L'ouvrage de référence, celui
qui m'a ouvert les yeux et donné des éléments d'analyse,
c'est le livre de Annie Thébaud-Mony sociologue à l'Inserm,
«L'industrie nucléaire, sous-traitance et servitude».
Elle a publié ce livre en 2000, mais depuis rien n'a changé.
Votre premier souci était-il le réalisme?
Tout dépend ce qu'on entend par
«réalisme». Je n'ai pas cherché à mettre
en scène un univers fantasmagorique, parce que la technologie, les
principes physiques à l'œuvre derrière tout ça m'intéressaient,
et que c'est aussi cette matière-là que j'avais envie de
travailler. Et en même temps, ce texte est un roman, une fiction.
Il ne repose pas sur une expérience personnelle ou une enquête
de terrain. Donc entre la manière dont je me représente une
réalité sans l'avoir vécue, la manière dont
je parviens littérairement à retranscrire ma vision des choses,
des écarts se creusent par rapport au réel. L'essentiel c'est
que le roman donne à voir ou à entrevoir quelque chose, qu'il
ouvre des portes.
Comment jugez-vous l'utilisation des sous-traitants au sein des
centrales?
Il me semble que l'utilisation de la sous-traitance
en cascade pour assurer les travaux de maintenance a pour premier objectif
de réduire les coûts de main d'œuvre. Les consommateurs que
nous sommes y trouvent leur compte, le prix du kilowatt/heure en France
est relativement bon marché comparé à certains voisins
européens. C'est la même logique que celle de la délocalisation.
Appliquée à une industrie qui ne se délocalise pas.
La production reste confinée sur notre territoire, les risques aussi.
Au final notre sécurité repose sur ces salariés qui
sont en bas de l'échelle, qui sont soumis à une forte pression
et mal rémunérés, trop précaires et isolés
pour être représentés par les syndicats traditionnels.
Des salariés, des sociologues, des médecins du travail luttent
depuis des années pour amener le débat sur la place publique.
C'est un livre engagé?
Le projet de ce livre n'est pas militant.
J'ai découvert le sujet en écrivant, la colère est
montée au fur et à mesure, une sorte de révolte citoyenne,
alimentée par les discours des acteurs de l'industrie nucléaire.
Le mot que l'on entend le plus souvent dans leurs déclarations,
c'est la transparence. Le matraquage du mot «transparence»
tient lieu de transparence. Ça fait très décalé,
d'un autre temps. On pourrait presque en rire, s'il n'y avait pas de tels
enjeux derrière. |