CONTROVERSES NUCLEAIRES !
VEILLE NUCLEAIRE INTERNATIONALE
2010

La bataille du rubbiatron
ADIT, septembre
http://hebdo.nouvelobs.com/
     Selon son inventeur, l'Italien Carlio Rubbia, c'est la centrale atomique idéale: propre, simple, sûre et quasi éternelle. Pour les spécialistes, c'est surtout une cause d'affrontements: le CEA est contre, EDF pour, tout comme le CNRS.

     Ambiance... Nous sommes au Collège de France à une récente réunion du vénérable Laboratoire de Physique corpusculaire (où s'illustrèrent Francis Perrin, les Joliot-Curie, Louis Leprince-Ringuet). Extraits (choisis) des débats sténographiés: «Tu sors, s'il te plaît!» «Il y a ici quatre personnes qui foutent la merde et qui me font chier.» «Ferme ta gueule, c'est moi qui parle.» «Qu'est-ce que c'est que ce labo de merde?» «Fous-les dehors!» «Je refuse de sortir.» «Il y a ici beaucoup trop de planqués.» Ainsi va la Science avec un grand S, toujours sereine dans sa démarche.
     Nous nous trouvons pourtant au coeur de l'un des sanctuaires de la physique. Tous les participants sont des spécialistes de réputation internationale. Mais l'enjeu - jamais nommé dans les débats, et qui reste soigneusement caché en arrière-plan - est de toute première importance: il s'agit du réacteur nucléaire du futur, et de son éventuel prototype, projeté dans le cadre européen, et pour l'accueil duquel l'Espagne s'est déjà empressée de proposer un terrain gratis, dans les environs de Saragosse. Une aléatoire machine qui existe seulement sur papier, mais pèse déjà entre1 et 2 milliards de francs avant les dépassements de devis.
     Les dépassements de devis sont la seule chose dont le citoyen contribuable européen puisse être sûr à propos de ce mirifique engin. Son appellation même fluctue: «accélérateur de particules pour la production d'énergie», «réacteur-incinérateur» ou encore «amplificateur d'énergie». Pour la clarté du vocabulaire, on a fini par lui coller une sorte de sobriquet: le «rubbiatron» - du nom de son infatigable promoteur, l'Italien Carlio Rubbia, prix Nobel de physique en 1984 (à l'époque directeur du CERN Genève).
     Le rubbiatron, donc, est une source d'électricité nucléaire que Carlo Rubbia considère comme absolument idéale, ceci pour quatre raisons: 1) son schéma de principe est très simple; 2) il brûle non plus un dangereux matériau fissile propice aux bombes, comme l'uranium 235 ou le plutonium, mais un matériau simplement fertile  - comme l'uranium naturel ou, surtout, le thorium, très abondant dans la nature; 3) il ne met jamais en oeuvre une réaction en chaîne, autoentretenue et susceptible de devenir incontrôlable, mais s'arrête instantanément, à volonté, comme une lampe qu'on éteint; 4) il est capable de brûler ses propres déchets, et éventuellement ceux des autres centrales nucléaires.
     Il s'agit du mariage d'un accélérateur de particules, source de protons très énergétiques, avec un réacteur nucléaire. Les protons accélérés frappent du plomb fondu. Il en résulte une floraison de neutrons qui viennent à leur tour provoquer la fission nucléaire d'une cible d'uranium naturel ou de thorium. Avec production de chaleur, que l'on récupère pour faire bouillir de l'eau et tourner des turbines. Et hop! Tournez turbines! La boucle est bouclée, on se retrouve dans le bon vieux cas de figure: toute centrale nucléaire, même du troisième type, même n'existant que sur papier, n'est jamais au fond qu'une machine à vapeur (plus ironiquement: une cocotte-minute).
     Sauf que là on fait d'un seul coup plusieurs sauts dans l'inconnu. Le plus notable: au nom de la «rusticité» de son concept, le rubbiatron utilise une grande masse de plomb fondu à la fois comme «fluide caloporteur» - c'est-à-dire chargé d'évacuer la chaleur produite -, et comme source de neutrons.

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     Mieux: toujours au nom de la rusticité, ce plomb fondu est livré à lui-même, laissé à ses courants de convection naturels, sans le concours d'aucun système de pompage ou d'agitation. Or il existe un très fâcheux précédent: en octobre 1986, sous les caméras goguenardesdes satellites américains, un sous-marin nucléaire soviétique faisait naufrage, corps et biens, au large des Bermudes. Mais, on le sait depuis peu,le réacteur de ce sous-marin se caractérisait par un coeur de plomb, qui avait eu le tort de se solidifier inopinément en laissant la réaction nucléaire se poursuivre.
     Le rubbiatron soulève de nombreuses autres incertitudes, concernant son fonctionnement et sa sécurité. Claude Birraux, député de la Haute-Savoie et spécialiste du nucléaire, avait jugé utile d'organiser à ce sujet, en décembre dernier, une audition spéciale de la commission parlementaire des choix scientifiques et techniques. La séance a rassemblé, huit heures durant, tous les protagonistes - adversaires comme partisans -, dont Rubbia lui-même. Le rapport doit paraître début mars. En attendant, Claude Birraux déclare: «Je n'ai pas encore d'opinion tout à fait arrêtée.» Le député semble toutefois avoir retiré de cette confrontation le sentiment qu'il n'y avait pas péril en la demeure, que «nous sommes très en amont d'une décision», et que le rubbiatron peut attendre. Ouf!
     Attendre par exemple d'être plus précisément redéfini en un «concept nouveau de réacteur-incinérateur». Lors de l'audition parlementaire, un spécialiste de la Cogema (la filiale du CEA vouée au retraitement nucléaire) constatait: «Même si l'idée est bonne - ce qui reste à démontrer -, elle ne sera pas opérationnelle avant trente ans.» Gérard Menjon, directeur des études et recherches d'EDF, avertit de même que «le développement d'une nouvelle filière nucléaire se chiffre en dizaines de milliards de francs». Les contribuables sont prévenus. Claude Birraux risque un constat des lieux: le rubbiatron? «EDF est pour, le CEA contre - quoique, peut-être, pour des raisons inavouables. Car, tout en réfutant le projet Rubbia, le CEA paraît en défendre un autre, maison, qui lui ressemble un peu beaucoup
     Retenons que le CNRS est pour. Et semble même soutenir le rubbiatron à fond l'accélérateur (de particules). D'où la véhémence des propos «scientifiques» cités au début de cet article. Il semble que les scientifiques opposés à cette grosse machine soient, au sein du CNRS, persécutés avec des méthodes dignes de l'ex-Académie des Sciences soviétique. On débranche leurs ordinateurs. On leur interdit l'accès à leurs laboratoires. On leur reproche par écrit de «faire régulièrement parvenir d'abondants courriers aux ministères et à la direction générale du CNRS», ceci «sans passer par la voie hiérarchique», ce qui est «passible de sanctions».
     En bonne logique «soviétique», on va jusqu'à traiter de fous les opposants au grandiose projet rubbiesque: dans une lettre au médiateur du CNRS, Marcel Froissart, professeur au Collège de France et patron du Laboratoire de Physique corpusculaire, se déclare «complètement désarmé face à des comportements où seule une compétence psychiatrique pourrait utilement orienter l'action». Et, faute de pouvoir envoyer ces cinglés à l'asile, le même invoque, par écrit toujours, sur papier à en-tête du Collège de France, «la solution la plus classique». Celle qui consiste à «laisser les individus dans un placard, et d'attendre leur retraite».
     Et voilà comment une glorieuse machine technocratique, aussi coûteuse et efficace peut-être que Superphénix ou les abattoirs de la Villette, risque encore d'être construite.
FABIEN GRUHIER