La dégradation
des conditions de sécurité, assez logiquement, et la mondialisation,
de façon plus paradoxale, ont conduit les Etats à rechercher
l'indépendance nucléaire à la fois dans les domaines
civil et militaire. Cette tendance qui relance la prolifération
et bénéficie à l'industrie nucléaire reste
toutefois à la merci d'une résurgence de la peur nucléaire.
Paradoxale dans un monde interdépendant, l'indépendance est
à nouveau recherchée et la plus symbolique l'indépendance
nucléaire l'est par les Etats qui peuvent l'envisager. Cette
recherche d'indépendance concerne aussi bien le nucléaire
civil que le nucléaire militaire.
Le nucléaire civil présente
un double avantage. Il permet de faire un pas vers l'indépendance
énergétique et de lancer une passerelle vers le nucléaire
militaire.
Le nucléaire civil ne
s'est pas effondré sous les attaques des écologistes. Aujourd'hui,
les Suédois semblent désireux d'apporter des inflexions au
référendum de 1980, et si, en Allemagne, madame Merkel a
rappelé que l'arrêt du nucléaire faisait partie de
l'accord de coalition, la date prévue est suffisamment lointaine
pour permettre des infléchissements de politique. On assiste au
contraire à un redémarrage. La Finlande confirme son choix
d'un nouveau réacteur nucléaire, les Etats-Unis reconsidèrent
favorablement l'installation de nouvelles centrales nucléaires et
en France, le président de la République vient de se prononcer
en faveur du réacteur de 4e génération.
Affirmée à tous
les niveaux pendant de nombreuses années, la séparation entre
le nucléaire civil et le nucléaire militaire est en réalité
tout sauf étanche. C'est bien pourquoi la plupart des Etats ont
créé une seule entité qui englobe le civil et le militaire
(CEA en France, Minatom en Russie). Tous les Etats, sauf Israël, ont
établi des vases communicants entre les deux versants d'une même
aventure. Le cas le plus célèbre étant celui de l'Inde,
qui utilisa pour son essai de 1974 le plutonium séparé à
partir des combustibles irradiés produits par un réacteur
canadien.
Le nucléaire militaire offre la garantie de
la défense des intérêts vitaux.
La doctrine gaullienne n'a pas
pris une ride et ne souffre d'aucun démenti : les cinq Etats reconnus
comme Etats dotés de l'arme nucléaire par le TNP ont sanctuarisé
leur territoire et jouent un rôle majeur parfois hors de proportions
avec leur poids réel sur la scène internationale. Quant
aux nouveaux Etats nucléaires, ils avaient chacun de bonnes raisons
de sanctuariser leur territoire : Israël contre le monde arabe et
l'Iran, l'Inde contre la Chine et accessoirement contre le Pakistan, le
Pakistan contre l'Inde. Et la leçon irakienne l'invasion à
deux reprises d'un Etat dépourvu d'armes nucléaires
a été méditée dans tout le Moyen-Orient, et
au-delà.
Cette quête de l'indépendance est,
de façon paradoxale, favorisée par la mondialisation qui
avait pourtant semblé, un temps, la rendre obsolète ou absurde.
Les réseaux de fournisseurs rendent les mécanismes
de contrôle dépassés.
Si les raisons de la quête
de l'arme nucléaire restent multiples et complexes, les modalités
relèvent tout simplement des échanges économiques
: troc par la Corée du Nord de la technologie des missiles balistiques
contre celle de l'enrichissement de l'uranium, maîtrisée par
le Pakistan ; transfert par la Chine d'une technologie d'enrichissement
de l'uranium au Pakistan ; vente par la Russie de réacteurs pour
la centrale iranienne de Busheher. Derrière ces deals, publics
ou désormais connus, se profile un vaste réseau mondial qui
permet la rencontre de l'offre et de la demande nucléaires. Maîtrisant
les techniques de délocalisation, multipliant les fournisseurs,
les acteurs de ces réseaux à l'instar du «père
de la bombe pakistanaise», le Dr Khan mêlent fierté
nationale, compétence technique, ressentiment contre les Etats dotés
de l'arme nucléaire et cupidité personnelle. |
Ces réseaux de biens
et technologies nucléaires rendent les mécanismes de contrôle
des exportations nucléaires complètement obsolètes.
Leur composition comme leur fonctionnement (gentlemen agreement) sont d'une
autre époque.
L'AIEA n'a jamais pu s'affranchir
de sa double mission contradictoire: promotion de l'énergie nucléaire,
et contrôle de l'usage qui en est fait. Le TNP, conçu comme
un instrument de lutte contre la prolifération nucléaire,
est de plus en plus contesté par les Etats non nucléaires
respectueux de leurs engagements qui se sentent «floués»
par l'absence de sanctions infligées à la Corée du
Nord et à l'Iran. La conférence d'examen de 2005 a été
un échec et on peut se demander si le TNP n'est pas déjà
dépassé. Quant au Club de Londres, cartel d'exportateurs
fondé en 1975 à l'instigation des Etats-Unis qui comprend
44 membres, il ne regroupe, à l'exception de l'Argentine, du Brésil,
de
la Turquie et de l'Afrique du Sud, que des pays «du Nord» et
ne prévoit pas de sanctions en cas de violation des directives qu'il
émet..
Toutefois tout peut basculer à nouveau si la
peur revenait.
Occultée, la peur du
nucléaire civil a reculé. Même si les sites d'enfouissement
des déchets donnent lieu à des controverses, ils ne font
plus l'objet d'un rejet massif de la population, et l'événement
fondateur de la peur du nucléaire civil l'accident de Tchernobyl
vient de donner lieu à un rapport de l'ONU très lénifiant
sur le nombre «réel» de victimes.
Or les risques d'accident vont
se multiplier avec le vieillissement des centrales occidentales (35 ans
pour les plus anciennes centrales françaises) et celui des centrales
d'Europe de l'Est, construites sur le modèle de Tchernobyl et dont
les défauts, maintes fois constatés, n'ont que rarement conduit
à une fermeture définitive. Autre source d'inquiétude,
la privatisation. Ne va-t-elle pas conduire, au nom de la compétitivité,
à un relâchement des contraintes de sûreté, coûteuses
?
De même, la peur de l'arme
nucléaire incarnée par les corps brûlés des
hibakushas semble s'éloigner. La commémoration du 60e anniversaire
de Hiroshima n'a en rien eu l'ampleur de celle du débarquement en
Normandie. L'horreur s'évanouissant, la peur semblant appartenir
à la période de la guerre froide, reste le sentiment que
cette arme est extraordinaire, à la fois «propre» puisqu'elle
n'a pas vocation à être utilisée et efficace puisque
le «faible» qui en est doté peut dissuader le «fort».
Et pourtant, un accident pourrait
rappeler que les armes nucléaires ne sont pas tout à fait
des armes comme les autres. La radioactivité les en distingue fondamentalement.
Or les armes sont, elles aussi, touchées par le vieillissement,
et l'absence d'essais réels en amoindrit la sûreté.
Quant à la possession
d'armes nucléaires par un plus grand nombre d'Etats, rien ne dit
que la dissuasion qui a prévalu entre les Etats-Unis et l'URSS s'appliquerait.
Rien ne garantit non plus que ces armes seront équipées de
«verrous» suffisants pour éviter qu'elles ne tombent
dans des «mains non autorisées», que ce soit une minorité
au sein d'un gouvernement ou une formation terroriste.
Dans
la relation dialectique entre la raison, qui joue en faveur de l'expansion
du nucléaire et la passion, en l'occurrence la peur, qui conduirait
à la contenir, c'est pour le moment la raison qui l'emporte. Il
n'est pas dit que la passion ne reviendra pas troubler les calculs des
stratèges. |