Les premiers « purs porcs »
Montredon, hameau au Nord-Ouest du Larzac, commune
de La Roque Ste Marguerite : maisons serrées autour d'une ruelle
herbue, murs de pierres et toits de lauzes, quelques arbres dont on imagine
l'ombre prisée qu'ils doivent prodiguer en été.Alice
Monier et José Bové sont arrivés les premiers
à Montredon, en février 1976, étudiants bordelais,
elle en sciences politiques, lui en philosophie, militants chrétiens
soutenant, dès 1971, les paysans contre l'extension du camp militaire.
Quand en 75, les paysans, soucieux de continuer la lutte, décident
d'occuper les lieux vendus à l'armée, José, Alice
et leur petite fille de cinq mois s'installent à Montredon avec
mission de remettre sur pied une ferme. A l'époque, le village appartient
tout entier à l'armée. Alice et José découvrent
l'ombre de Montredon au bout d'un chemin cahoteux un village désert,
décor réduit au rôle de cible gratifié d'éphémères
assauts des Bleus contre les Rouges. Bref, le village n'avait plus ni paysan,
ni bête, rien de l'auguste dimension qui permet sur ce plateau aux
nuages de courtiser les brebis. Même l'herbe, sujette à toutes
les attentions, disparaissait avec la terre sous les chenilles des chars.
Rebâtir, démarrer un troupeau de brebis,
sous la pression et les provocations constantes des militaires, ne fut
pas une mince affaire. Les conditions de vie quotidiennes étaient
épouvantables:«Les trois premières années
furent les plus dures - confie Alice -. On était loin de
tout, isolé au bout d'un chemin impraticable, sans électricité,
ni téléphone, de l'eau uniquement grâce à une
citerne recueillant la pluie... Et le manque chronique d'argent pour réparer
la voiture, se chauffer, pour se soigner». Le courage des néos,
comme les appellent ceux qui, à leur contact, se sont baptisés
les purs porcs.
En 1979, Alice et José rompent avec la survie
arrachée à "l'agriculture de résistance" et
passent des brebis-viande aux brebis-lait. Leurs compagnons de lutte s'accommodent
de la rente des laiteries de Roquefort, eux décident de transformer
le lait en fromage, une nouveauté. Le 3 juin 1981, le président
Mitterrand tient sa promesse de candidat et annule l'extension du camp.
Pour les gens du plateau, l'aubaine est dans les 6300 hectares de terres
devenus propriété de l'état." Ce stock de terres
regroupées géographiquement et dégagées du
poids de la propriété privée était une chance
formidable pour l'agriculture. Tout en cherchant une solution juridique
pour la gestion de ces terres, on a mis sur pied une commission installation".
Car c'est l'installation de nouvelles exploitations, plus que l'agrandissement,
qui va guider la réflexion sur le foncier. Certains paysans iront
jusqu'à renoncer à leurs terres, sans compensation, pour
permettre l'installation de jeunes.
Une cohabitation plombée
À Montredon, c'est d'abord Marie Gaillard
qui vient, 1986 avec ses deux enfants, allumer le deuxième feu du
village. Elle est sur le plateau depuis 1979. Venue d'Annecy avec un
"comité Larzac", l'aide-ménagère pour personnes
âgées se forme à l'agriculture puis travaille au CUN,
le centre de recherche sur la non-violence installé sur le plateau.
Aujourd'hui, elle fait le ramassage scolaire sur tout le nord-Larzac, offre
chez elle une chambre d'hôte et tient depuis 1992 le gîte d'étape
de Montredon. Le gîte travaille toute l'année. Outre le tourisme,
il accueille stages et voyages d'études d'acteurs ruraux. Et puis,
chaque jeudi midi, il est le rendez-vous des gens du plateau, "autour
d'un repas ouvrier" préparé par Marie. La victoire
n'a en rien entamé le plaisir de se voir. Le déjeuner est
une occasion de cultiver l'amitié, de célébrer les
anniversaires, de se voir, de discuter. Les années de lutte ont
semé le goût de la parole. Rien ici. ne se décide sans
que tout ait été débattu, soupesé, décortiqué.
Tout le monde est entendu, les avis contradictoires respectés. Les
non dits sont rares, limités à l'intime.
"Bang!". La déflagration suivie bientôt
de deux autres, ne surprend que les visiteurs..."Ils tirent. C'est normal".
Le camp est là, en voisin, sous les yeux. La terrasse du gîte
offre une bonne vue sur le camp militaire: à première vue
la même herbe rase, les mêmes touffes d'arbustes, le même
Larzac. Confinée sur le vieux camp, l'armée a fait des prouesses
pour y maintenir ses entraînements. Au point où les méthodes
et techniques mises en oeuvre sont devenues des références
internationales. Aujourd'hui, armée et paysans vivent en voisins
qui ne s'ignorent plus totalement. Les militaires se font discrets et les
paysans ne décrètent plus la mobilisation générale
si un camion kaki est arrêté sur le bord de la route. Le face
à face est fini...
Au pied du gîte d'étape, le chemin
descend vers les deux autres fermes du hameau. Comme Alice et José,
Danièle Domeyne et Gilbert Rieu louent terres et bâtiments
à la Société Civile des terres du Larzac (SCTL), dont
ils sont statutairement membres. Protégée par un bail emphytéotique
de 60 ans avec l'État, la SCTL gère les biens de l'armée,
immobiliers et fonciers, situés sur les douze communes du Larzac.
Du sur mesure auto-gestionnaire pour garder collectivement le pouvoir sur
le plateau. La SCTL s'engage à louer ou à prêter son
patrimoine (les habitations sont gratuites en échange des travaux
de réfection) en garantissant au bénéficiaire l'usage
jusqu'à sa retraite. Une règle pour lier les biens à
l'emploi. La location est liée à un usage et n'est donc pas
cessible. De toute façon, l'assemblée générale
est reine. Tout aussi collectivement que la SCTL, les quatre Groupement
fonciers agricoles (GFA) constitués pendant la lutte pour acheter
les terres, gèrent 1500ha. Bilan: aujourd'hui, il n'y a plus
un champ de libre sur le Larzac! Tous cultivés ou paturés;
une seconde victoire.
Lyonnaise, Danièle est venue s'installer en 1977. Toute à ses études d'agronomie, elle «suivait de loin les péripéties du Larzac, intéressée par le côté antimilitariste». Elle débarque à Cavaliès, un village au nord de Montredon. L'armée vient d'expulser un paysan et a installé un fortin dans la ferme. Danièle et son compagnon construisent une maison en bois face aux barbelés et commencent un élevage de brebis. Les militaires répliquent par un mirador. 24 h sur 24 une sentinelle braque ses jumelles sur le couple. Deux ans de face à face éprouvant, jusqu'à ce que le préfet exige le démontage du mirador. Au bout de quatre années de lutte, le couple se sépare. Danièle est maintenant associée en Gaec avec José Bové et la ferme de St Sauveur le hameau voisin. Gilbert, son nouveau compagnon, travaille à la DDASS. Au Gaec, Danièle s'occupe plus particulièrement des fromages.
Les femmes au front
Comment explique-t-elle le mariage réussi
des purs porcs et des néos?: «Ensemble, on a fait des choses
extraordinaires... et les gens, nous, nous étions comme tout le
monde, pas des surhommes. Nous, les néos, on avait vingt ans, on
donnait nos envies, eux, ici, avaient des angoisses. Ils avaient pris l'histoire
sur la tête, sans l'avoir voulu. Nous, on était volontaires».
Une charette d'angoisse et une musette d'utopies
pour dessiner l'avenir. Dans la dynamique de la lutte, les paysons du plateau
habitués aux réunions d'hommes, se laissent imposer l'idée
du droit de vote des femmes; «Quand on est arrivé c'était
traditionnel. Les femmes ont fait reconnaître leur travail militant
et leur boulot sur l'exploitation. Mais c'était un travail différent.
J'étais une des rares à revendiquer de faire le même
travail. Cela choquait de me voir au volant du tracteur. J'allais labourer,
semer. Les autres femmes n'avaient pas cette revendication mais voulaient
la reconnaissance». Les femmes n'apparaissent pas à tous
les coins de champs, et souvent, elles laissent les hommes prolonger les
réunions par d'inutiles bavardages. Mais quand on dresse l'organigramme
du plateau, à chaque position clef, chaque poste réclamant
sérieux, suivi, effort prolongé, régularité,
etc. il y a une femme. Et Montredon, concentre les sièges des institutions
capitales : GFA, SCTL, CIR, AVEM, GIE. Derrière les sigles, la vie
collective professionnelle. Un groupement d'employeurs gère la répartition
des tâches administratives entre les employés. La première
maison à gauche quand on arrive, une solide bâtisse à
un étage est devenue la tour administrative de Montredon. Ghislaine
Dambrin y a l'oeil sur tout. Elle, vit sur le Larzac depuis 1978. D'abord
en ferme puis aujourd'hui en secrétaire de direction qui ne dit
pas son nom. Elle est secondée par Christine Valette «moi
je suis d'ici mais je ne sais rien de ce qui s'est passé»
et qui parle si bien des tindel «ces pièges à tchac
et tourche» qui remplissent l'assiette de délicieux oiseaux.
Il faut sortir de Montredon, sillonner le plateau pour reconnaître
la toile tissée par les femmes:
Ginette Parcy sans qui les
convocations aux réunions n'arriveraient pas. Maryse Tarlier
et Christiane Burguière qui assurent la parution de Gardarem
Lo Larzac, Anne Genoux qui oeuvre à la SCTL, Francine
Gellot pilier du CIE viande (structure de vente mise en place par le
Gaec de Montredon), Michèle Vincent en charge des archives,
Élisabeth Baillon, artiste peintre et conservateur de l'écomusée.
Et l'on s'aperçoit que cette histoire, la grande, s'est affichée
au masculin. Qu'ils n'y eut jamais 103 paysans du Larzac mais 206!
La ferme d'en face chez Danièle et Gilbert
abrite
Renaud et Cathy Galtier. Renaud est le dernier paysan installé,
Cathy travaille à Millau, fonctionnaire aux impôts. Renaud
avait cinq ans en 1971 et vivait la où il était né,
aux Baumes un village du plateau. Néoruraux millésime 1964,
ses parents étaient de ceux qui avaient fait serment de ne jamais
vendre ni la ferme, ni un champ à l'armée. Chez Renaud, les
souvenirs de la lutte tiennent plus des terreurs et angoisse de gosse que
d'une idée réelle de ce qui se passait à l'époque.
Images du « monde qui emplissait continuellement la maison»
associées à la reconnaissance: «mes parents m'ont
protégé, ils ne m'ont pas bourré le crâne; ailleurs
la lutte était le sujet unique. Pour beaucoup, ça a meublé
leur vie. Chez nous, on parlait d'autres choses» Même s'il
tempête vigoureusement contre le fossé qu'il peut y avoir
entre «les éternels militants» et «ceux
qui roulent pour eux. On a un vécu, une expérience que d'autres
n'ont pas; mais on ne s'en sert plus beaucoup...», Renaud n'avait
aucune envie de s'installer ailleurs. Encore fallait-il trouver une place
sur le Larzac; «cette maison de Montredon s'est libéré
pendant que je faisais mon objection de conscience. Certains étaient
contre mon installation» raconte-t-il en bricolant au pied d'une
vieille tonne à eau sur laquelle on peut encore lire «Gardarem
lo Larzac».
Il faut dire que Renaud a choisi de faire des vaches sur une terre à moutons! Des vaches et pas de lait! Il élève une quarantaine d'Aubrac avec leurs veaux: « Je ne fais pas de lait et j'arrive à m'en sortir. Je vends des veaux et j'encaisse les primes. Je n'ai pas honte de le dire. S'il n'y avait pas les primes, j'arrêterais. Je travaille pour gagner ma vie». Ses aînés? « ils cultivent comme des forcenés: c'est ancré, le paysan doit gratter la terre». Mais quoiqu'il en dise ou affiche, Renaud est né dans la lutte et cela laisse des traces, des exigences: « On n'est pas foutu de vivre de façon humaine!» Qu'est ce qui est inhumain? «le fric! On n'en parle pas, c'est sale. La course à la consommation détruit beaucoup de choses. J'aimerais un peu plus de fraternité, de chaleur. On peut avoir ce luxe là, on a déjà un toit et un boulot». Cathy, qui goûte «d'être tranquille après le bureau», est catégorique: «je ne repartirai pas». L'été elle va «un peu par force» faire un tour au marché paysan qui occupe tous les mardi soir, à partir de 18 heures, la rue de Montredon. Organisé par l'association des habitants, il attire en moyenne 400 personnes. Les touristes y trouvent les produits des fermes du plateau et des alentours et peuvent dîner sur place: on achète sa viande, on va la faire cuire sur un grand barbecue et on passe la soiréeà discuter, manger et boire, avec en prime le coucher de soleil sur le causse. Les visiteurs talentueux peuvent, quand il n'y a pas de représentation officielle, en donner une dans le petit théatre de verdure aménagé entre les murs qui jadis ont vu passer les templiers.
Les derniers invités
Françoise et Michel sont les derniers
à avoir emménagé à Montredon. Ils se sont posés
ici après avoir souffert en ville. Le causse est une accalmie dans
la tourmente de l'exclusion. Deux chômeurs sur un plateau de bosseurs,
deux naufragés du béton cernés par 20'000 hectares
d'herbes. Ils semblent trouver leur compte entre potager, débrouille
et RMI mais ils ont quitté la ville écorchés et vindicatifs,
avec dans leurs bagages la haine du journaliste, et une bonne dose d'agressivité.
On n'en saura pas plus sur leur relation au village. Le Larzac ne donne
pas le sourire à tout le monde. Le sourire, Alice l'affiche
sur tout le département : elle a pris ses distances avec les brebis
et anime depuis 1985 le Civam de l'Aveyron. Un moyen de partager l'expérience
du développement du plateau et d'étendre le rayonnement de
Montredon. Moins une revanche qu'une victoire qui s'allonge.
Dans l'embrasure d'une porte ouvrant sur la rue,
un plombier met la dernière touche à la mise aux normes européennes
de la fromagerie du Gaec. Il est venu d'Alsace en 1983. Il a trouvé
une maison pour lui et sa femme institutrice. Une aubaine impossible à
présent. Construire? La question est posée par certains occupants
du plateau qui voient l'heure de la retraite approcher et voudraient bien
rester sur leur terre d'adoption: les municipalités y mettent leur
veto, refusant l'engrenage des viabilisations.
Montredon, Larzac, an 18 de la civilité retrouvée.
Cinq feux 18 habitants. Tous néoruraux. Le causse a accueilli ceux
qui se sont battus pour le sauver des pluies d'obus, des labours à
la chenille. En bas du village, le cheval de Bertille, la fille de Danièle,
semble susurrer quelque chose à l'oreille de celui de Renaud. Une
histoire d'animaux en ce lieu où toute l'année le minéral
s'évertue à soustraire l'humain à notre regard. Une
histoire atypique où l'héroïne est la terre du Larzac.
Sa jouissance fut cause d'un soulèvement emblématique de
l'époque. Au-dela du sublime décor, du symbole agité
en ville ou de l'extase poétique, la terre fut l'objet du conflit.
Pour elle, les paysans ont renoncé à une part des peines
et bonheurs indéfinissables qu'elle leur donnait, pour les partager
avec des citadins gorgés de lendemains qlui chantent.
Alors le Larzac, vaisseau de calcaire
échoué à 800 m d'altitude, battu par les vents d'hive,.
caniculaire l'été, bref jamais tendre. abrita l'idylle généreuse
des néoruraux et des autochtones. Ils offrirent au causse d'être
le bien de tous. Un couronnement de la terre. Au delà du mythe,
Montredon vit.
Gilles Luneau