20.08.2009
Holger Liebs
Süddeutsche Zeitung
L'île de Sylt aurait sûrement fait
un joli village de montagne si, en 1932, des ingénieurs allemands
étaient allés au bout de leur idée. S'inspirant de
la construction des polders néerlandais, ils avaient envisagé
d'ériger des barrages de trente mètres de haut en pleine
mer du Nord pour créer de nouveaux territoires grands comme l'Autriche
et la Suisse. L'ingénieur russe Davidov avait échafaudé
un projet encore plus audacieux pour l'URSS. Il voulait diriger les fleuves
sibériens Ob et Ienisseï vers un lac de retenue de la taille
de l'ex-république fédérale d'Allemagne [à
l'époque de la RDA]. Ce nouveau plan d'eau aurait permis de rendre
fertiles les zones désertiques autour de la mer d'Aral et de la
Caspienne. Seule une montagne kazakhe bloquait le projet; il aurait fallu
la raser à l'explosif. Le plan ne fut abandonné qu'en 1986.
De tous les projets mégalomanes d'un
réaménagement à grande échelle de la planète
qui furent conçus au XXe siècle, le plus ambitieux – et le
plus éloigné de la réalité – fut cependant
la célèbre Atlantropa, de Herman Sörgel. Cet architecte
et écrivain munichois avait suggéré, en 1927, d'assécher
partiellement la Méditerranée. Un gigantesque barrage construit
sur le détroit de Gibraltar aurait permis de gagner 600.000 kilomètres
carrés de terre. De puissantes turbines auraient produit de l'électricité.
Les riverains de la Méditerranée ne furent que moyennement
enthousiasmés par les visions de Sörgel. Non sans raisons:
comme les autres mégaprojets nés de l'euphorie technologique
propre au XXe siècle, Atlantropa aurait eu de terribles conséquences
sur le climat mondial. Les terres arables arrachées au fond de la
Méditerranée se seraient muées en steppes salines.
Le progrès permet de maîtriser l'avenir
Pourtant, aussi délirante et formidablement
dommageable que nous paraisse l'idée de Sörgel aujourd'hui,
elle trouve son fondement dans un modèle qui s'avère de nouveau
d'actualité, peut-être même plus que jamais. Car les
fantasmes du XXe siècle, dont plusieurs furent réalisés
– comme on peut le constater avec la ville de Magnitogorsk (dans le sud
de l'Oural, dans la région de Tcheliabinsk) ou avec le barrage des
Trois-Gorges, en Chine –, doivent tout à une conception téléologique
(du grec telos, "cible") de l'Histoire. A savoir que l'on peut maîtriser
l'avenir, ou qu'il est déjà fixé, le temps se déroulant
obligatoirement dans un sens déterminé.
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suite:
La décision, prise le 13 juillet par
un consortium de douze entreprises [parmi lesquelles les groupes énergétiques
allemands E.ON et RWE, le réassureur Munich Re, la Deutsche Bank,
le groupe algérien Cevital ou le fabricant espagnol de centrales
solaires Abengoa Solar] de fonder d'ici au mois de novembre une société
chargée de planifier un ambitieux projet, baptisé Desertec
– et destiné à produire massivement de l'énergie solaire
dans le Sahara –, répond elle aussi à cette vision de l'Histoire.
La téléologie est de nouveau dans l'air du temps, même
si sa version moderne a des accents plus apocalyptiques. Le futur s'annonce
sombre, aussi devons-nous le modifier: tel est le slogan qui a cours aujourd'hui
chez les écologistes, surtout chez les férus de technologie.
La domination totale et rationnelle du monde
A première vue, Desertec donne l'impression
de vouloir trancher le nœud gordien du désastre écologique
qui s'annonce. Ses concepteurs n'ont pas cette folie des grands architectes
planétaires d'antan, dont les projets auraient fait subir des bouleversements
incommensurables à notre climat. Le concept prévoit la construction,
sur le territoire des Etats d'Afrique du Nord, de centrales thermiques
solaires qui devraient couvrir 15% des besoins énergétiques
de l'Europe. En cela, il est aussi européocentrique que les
mégaprojets d'autrefois. Comme tous les grands rêves de ce
genre, comme les plans qui veulent sauver le monde par le biais de la "géo-ingénierie"
– par exemple, projeter des myriades de particules dans la stratosphère
afin de limiter le rayonnement solaire et, partant, le réchauffement
–, la confiance dans la technologie joue un rôle primordial dans
Desertec. Elle triomphera là où la politique a péché.
Des chiffres fantastiques circulent: 2 millions
de nouveaux emplois, un coût de 400 milliards €, une production
de 700 térawattheures d'ici à 2050. Ce miroitement de chiffres
entretient en particulier l'illusion que la technologie pourrait
se substituer à la politique. On en déduit à tort
que les bienfaits de la technologie ont régulièrement engendré
de nouvelles réalités politiques, dont les gouvernements
suivants ont alors dû s'accommoder. Ainsi a-t-il été
sérieusement affirmé que, grâce à Desertec,
on pourrait assister à la fin des courants migratoires vers l'Europe.
Les concepteurs du projet sont déjà
surnommés les "Rois-Soleil". Comparaison qui n'a rien d'une métaphore.
Au XVIIe siècle, le Versailles de Louis XIV avait le soleil pour
horizon. Dans le château du Roi-Soleil, les frontièresde l'absolutisme
se confondaient avec celles du monde. A l'ère des Lumières,
pour qui la clarté était vérité, l'objectif
était tout simplement la domination totale et rationnelle du monde.
Serions-nous revenus à cette époque? |