Le miracle des chiens lumière
Le Monde, 5/01/2002
Aux aveugles plongés dans leur nuit sans fin,
les chiens guides offrent ce qui n'a pas de prix : une paire d'yeux
ouverts sur le monde et ses dangers, pour écarter la peur.
Evelyne ne prononcera pas le mot. Pourtant, elle
est tapie partout, derrière les objets les plus anodins, une cigarette
mal éteinte, une voiture mal garée, une poubelle qui déborde,
un rétroviseur, un plot en béton, une poussette. La peur,
qu'elle appelle "stress", accompagne Evelyne dans tous ses mouvements depuis
qu'elle a perdu la vue, à trente-trois ans, des suites d'une maladie
évolutive. Elle est indicible. Ou l'était. Car, aujourd'hui,
l'aveugle n'est plus jamais seule. Une paire d'yeux l'accompagne, la guide
et la rassure. Elle peut de nouveau goûter les odeurs d'une promenade
en forêt sans s'obséder sur les branches qui pendouillent,
prendre le métro, le train, travailler, voyager, sortir, élever
sa fille, revivre enfin. "Doria m'a redonné la vue, dit-elle simplement,
avec elle, j'ai retrouvé mes repères, j'ai pu circuler comme
avant, ça a été une fantastique libération
!" Doria n'est plus ici ; à treize ans bientôt, elle coule
une ! retraite heureuse dans une famille amie. Une autre chienne l'a remplacée,
ombre douce et blanche qui suit sa maîtresse dans ses moindres gestes.
Un peu trop, hélas. Oriane, jeune berger canadien, est moins "professionnelle",
moins "performante" que ne l'était Doria. Trop timide, trop sensible,
elle surprotège sa dynamique maîtresse, qui s'en plaint avec
tendresse. "Ce n'est pas sa faute. Je suis trop autoritaire. Mais, plus
ça va, plus je me dis que je ne suis pas complètement en
sécurité." Evelyne a longuement hésité, finalement
elle gardera Oriane, comme chien de compagnie, pour la famille - "C'est
un amour" -, mais prendra un autre chien, pour le "travail", c'est-à-dire
le harnais. "Oriane, ce n'est pas sa vocation."
Un chien guide, un vrai, n'est pas un simple compagnon
mais un "professionnel" émérite, longuement entraîné,
diplômé, un "universitaire", plaisante à demi le docteur
Michel Klein, président de la Fédération nationale
des associations et écoles de chiens guides d'aveugles. "Avec ces
chiens, ce n'est pas seulement de l'affection, c'est du respect qu'il faut
avoir", insiste Evelyne. Bref, des chiens d'exception, voire plus. "Nymphe
est géniale, elle comprend tout, anticipe tout, elle a changé
ma vie ! C'est une superchienne !", s'exclame Françoise, solide
randonneuse, passionnée de spectacles et de musique. A ses côtés
frétille un labrador dodu et mélomane qui, dit-elle, a ses
salles favorites, l'Odéon, le palais de Chaillot, à cause
de leurs allées, confortables, où "elle s'allonge et regarde..."
Professionnels consciencieux d'un côté, doubles dévoués,
aimants de l'autre, les chiens guides sont complexes, un service autant
qu'un ! animal, fruit d'un système coûteux, pluridisciplinaire,
un "concept" assure Joachim Roméro, directeur de l'école
de chiens guides de Paris. Car il ne suffit pas d'éduquer des chiens
d'exception, il faut aussi former les maîtres, et veiller sans cesse
au bon fonctionnement de "l'équipe". L'université des chiens
existe, et elle accueille aussi les humains. A l'ombre du rocher de Vincennes,
en face du zoo, ce discret collège, logé dans les anciens
pavillons de la garde républicaine, se remarque à peine.
On attend un chenil hurlant, on trouve un campus bien tenu, d'une propreté
de clinique, où des étudiants à deux et quatre pattes
bossent en silence, concentrés, attentifs aux leçons de leurs
instructeurs, tandis que passent des couples déjà assortis,
l'un dans les pas de l'autre. Comme les huit autres centres régionaux,
l'école de Paris est beaucoup plus qu'une académie. Plutôt
un cénacle, un havre où aveugles et chiens, familles, bénévoles
ou sympathisants viennent régu! lièrement se ressourcer,
apprendre, chercher un conseil, se rassurer.
L'école assume, de bout en bout, ce service
"chien en main". Elle est le vrai propriétaire des bêtes,
qu'elle suit depuis leur naissance, dans des élevages spécialisés,
jusqu'à leur mort. C'est elle qui les sélectionne, qui les
éduque, qui les soigne, qui les place dans des familles d'accueil
pendant leur enfance, puis à nouveau, pendant leur vieillesse, lorsque
l'heure de la retraite a sonné. C'est elle, surtout, qui décide
d'apparier chien et nonvoyant et apprend à ce dernier à se
servir du coûteux "outil" qu'on lui confie. Car si le chien est remis
gratuitement à son maître, il coûte environ 15 250 euros
(100 000 francs) à "fabriquer". Autant qu'une voiture, mais combien
plus rare !
Quarante chiens guides sortent de l'école
de Paris chaque année, plus une centaine issus des centres régionaux.
Il en faudrait le double. Avec 50 000 aveugles et 400 000 mal-voyants,
la France ne compte que 1 500 équipes en activité. Les délais
d'attente dépassent un an. "Nous avons un déficit considérable",
constate M. Roméro. La Grande-Bretagne, pour un nombre de handicapés
équivalent, en "produit" six fois plus. Question de culture. Le
dressage de chiens guides, né en Allemagne après la première
guerre mondiale, s'est développé d'abord dans les pays anglo-saxons
(Etats-Unis, Royaume-Uni, Australie). La France n'a suivi que dans les
années 1950. Question de moyens aussi. Créée en 1980,
l'école de Paris dépend, pour plus des deux tiers, des dons
privés de ses bienfaiteurs. La municipalité participe, comme
la Caisse régionale d'assurance-maladie, mais on est loin du compte.
Pourtant, les responsables ne se plaignent pas, jaloux de leur indépenda!
nce et conscients de leurs limites.
Avec 14 éducateurs spécialisés
(pour les chiens) en sus du directeur, de l'ophtalmologue, du psychologue,
de l'orthoptiste et du rééducateur (pour les aveugles), l'école
ne peut pas grossir trop vite. On ne s'improvise pas maître. Il ne
suffit pas d'aimer les chiens, il faut être capable de les diriger,
de les comprendre, de les faire travailler. Les aveugles doivent non seulement
passer des tests, mais aussi effectuer un stage de trois semaines - deux
à l'école même, une à domicile - pour apprendre
à former équipe avec leur futur compagnon. Il faut une bonne
autonomie, il faut aussi que l'entourage accepte. Beaucoup renoncent, découragés
par les délais et les contraintes, d'autres sont recalés,
faute de motivation ou de capacités.
Côté canin, la sélection est
encore plus dure. La "fabrique" de superchiens est un art délicat,
qui ne se prête pas à la grande série. D'abord, les
chiots prédisposés ne courent pas les rues. Trois races,
choisies pour leur goût du contact avec l'homme, fournissent le gros
des troupes : les retrievers (labradors, golden retrievers, flat coats),
les bergers (canadiens, de Beauce) et les hovawarts. De chaque portée,
seuls les meilleurs sont pris. Le futur chien guide ne doit être
ni agressif ni trop timide, mais parfaitement équilibré,
sociable, "bien dans sa tête", dit M. Roméro. A trois mois,
les chiots sont placés dans des familles d'accueil pour mener une
enfance insouciante. Dans la région parisienne, une soixantaine
de bénévoles élèvent les bébés
chiens jusqu'à douze mois environ, sous la surveillance constante
de l'école. Un vrai travail : "C'est dur, dit Michel, il faut venir
aux réunions, respecter les consignes - ils ne mangent pas ! n'importe
quoi -, les faire travailler, les habituer à la rue, au métro,
aux magasins, à la foule, aux pétards." Ingrat : "J'en ai
rendu trois, à chaque fois, j'ai pleuré", avoue Colette.
Ils le font, pourtant, "pour montrer aux enfants les contraintes d'un chien",
dit l'une, "parce qu'à notre âge, nous ne voulions plus nous
engager pour quatorze ans", explique l'autre, parce que nourriture, frais
de vétérinaire, garde ponctuelle, tout est pris en charge.
A un an, une seconde sélection s'opère,
plus dure encore : un tiers environ sont éliminés, trop turbulents,
trop craintifs, trop feignants, pas assez coopératifs... "Il faut
laisser le chien tel qu'il est, éviter toute contrainte. Il doit
aimer ce qu'il fait. Il y a des chiens qui adorent collaborer, d'autres
moins", explique M. Roméro. Les "réformés "sont donnés
- le plus souvent à leurs familles d'accueil. Les autres entrent
à l'école pour un apprentissage intensif de plusieurs mois.
Un éducateur spécialisé met 150 heures de travail
pour former un jeune chien. Chaque jour, il marche 5 heures, joue, apprend,
répète inlassablement, corrige les mauvaises habitudes, développe
la docilité mais aussi les capacités d'initiatives. Un bon
chien guide ne se contente pas d'obéir, d'aller là où
on lui demande, de ramasser des objets, de se maîtriser, etc. Il
doit aussi anticiper les obstacles, mémoriser les parcours, tenir
compte de l'environnement, et mê! me être capable de désobéir
à son maître si celui-ci se met lui-même en danger.
L'examen final ne laisse rien passer. Mais le résultat époustoufle.
Osons le mot : ces chiens lumière qui éclairent la nuit sans
fin des aveugles tiennent du miracle.
Il faut, pour s'en convaincre, suivre une "équipe"
à travers les mille et un pièges que constitue l'ordinaire
d'un mal-voyant parisien. Au repos, Patch, trois ans, est un bon gros nounours
blond, à l'allure débonnaire. Un jeune retriever qui ne pense
qu'à dormir et à jouer. Yannick, vingt-trois ans, est aussi
sympathique que son chien. Affligé d'une maladie congénitale
qui ne lui laisse voir du monde que des masses vagues, il dit crânement
: "il y a pire". Aujourd'hui, c'est le grand soir : en ce samedi 22 décembre,
jour symbolique du solstice d'hiver, le plus court de l'année, l'école
de Paris et la Fédération ont organisé, place du Champ-de-Mars,
la Fête du chien lumière. Deux cents handicapés et
leurs guides à quatre pattes allumeront tour à tour des lanternes
dessinant un chien harnaché au pied de la tour Eiffel. Emotion et
effervescence garanties. Yannick enfile sa veste, Patch, qui rêvait,
vautré, se redresse, truffe aux aguets. Le temps! de passer le harnais,
et c'est un autre chien, grave et fier, le dos un peu raide, l'™il concentré.
Sérieux comme un vicaire, il démarre, signale l'escalier
d'un léger arrêt, puis la porte. "Grâce au harnais,
je sens tous les mouvements des pattes, de la tête, explique Yannick,
chacun est un signe."
Dans la rue, Patch file, tête en avant, esquivant
adroitement tous les plots, lampadaires, barrières, et même
les trous du macadam, qu'il contourne en passant, sans avoir l'air de rien,
avant de s'arrêter au passage piétonnier, attendant l'ordre.
"Les chiens ne choisissent pas le moment de traverser, précise Yannick,
c'est l'aveugle qui gère les feux, en se basant sur le bruit des
voitures." L'obstacle franchi, Patch n'hésite pas, tourne à
gauche, puis à droite. Il va au métro et connaît le
chemin.
Lorsqu'il sort de l'école, un chien guide
maîtrise une cinquantaine de mots : métro, bus, guichet, escaliers,
banc, poubelle, boîte aux lettres, qu'il sait repérer. L'expérience
aidant, il en apprend d'autres, au gré des besoins. Patch, qui pratique
souvent les gares, comprend "cherche le ticket", et se dirige droit vers
le composteur. Yannick dit "distributeur", et il l'emmène aussitôt
à la banque ; "siège", et Patch pose sa tête sur le
coussin. Comme tous les chiens doués, il sait parfaitement retrouver
un parcours, même s'il ne l'a fait qu'une seule fois. "Patch a décuplé
mon autonomie", s'émerveille encore son jeune maître.
POUR l'heure, Patch longe obstinément le
caniveau : il a envie de satisfaire des besoins légitimes, ce qu'il
fait aussi discrètement que possible, dès que Yannick a compris.
Ces exigences-là aussi, le chien guide a appris à les maîtriser,
de même qu'il réfrène son envie d'aboyer ou de renifler
les congénères croisés dans la rue. Ce jour-là,
Patch sera héroïque car le Champ-de-Mars fourmille de chiens.
Ce n'est pourtant pas l'envie qui manque d'aller gambader sur la pelouse.
"C'est encore un gamin !", s'attendrit Yannick. Mais il attendra qu'arrive
l'heure de la détente, récompense quotidienne bien méritée.
A peine un coup d'™il furtif, ici et là. En revanche, pas un regard
pour les friandises. Un chien guide ne s'abaisse pas à ça.
Le spectacle est terminé. Reste une épreuve
: le retour, en RER, vers l'hôtel de ville où la municipalité
a prévu une réception. Chiens et aveugles, en foule serrée,
s'emmêlent un peu à l'entrée. La situation est inhabituelle,
tout le monde est tendu. Enfin la rame arrive. Problème : un espace
d'au moins cinquante centimètres sépare le wagon du quai.
Comme ses congénères, Patch se bloque aussitôt, impossible
de le faire bouger. Normal, commente Yannick. Pour lui, c'est un trou,
il me protège en m'empêchant de passer. Dominant la bousculade,
Yannick monte donc le premier, Patch, aussitôt rassuré, grimpe
sur ses talons, les autres suivent. Le danger est passé, mais Patch
guette encore. C'est qu'il va falloir sortir de ce maudit métro
! Par quelles portes, celles de droite ou celles de gauche ? Un premier
arrêt. Ah ! C'est à droite. Aussitôt il se faufile adroitement
pour préparer la sortie de son maître. Manque de chance, à
la station suivante, le q! uai est à gauche. Patch, dépité,
laisse sortir la foule, lève la tête. "Tu t'es trompé,
mon garçon !", plaisante Yannick. Eh oui ! Patch a un travers, excusable
: il aime marcher devant. On est guide ou on ne l'est pas !
Véronique Maurus