LE MEILLEUR DES MONDES ?
Ainsi donc, ce 6 juin 1944, un nouveau monde aurait commencé, la liberté serait revenue, ce jour aurait mis fin à la force brute ? Toutes affirmations entendues à l'envi sur toutes les chaînes de télévision et de radio ce 6 juin 1994. Je n'étais pas né à cette époque; aussi, même si elle est néanmoins présente, je serai peut-être moins animé par une émotion forcément subjective, que ceux qui ont vécu ces événements.

Contrairement au fameux "Français, vous avez la mémoire courte!" de 1940, je ne crois pas qu'il y ait un problème de mémoire, mais plutôt un besoin de démythification: j'aimerais donc ajouter quelques réflexions à la légitime amertume confiée ici-même par H.B. il y a deux semaines, car cette retransmission en superproduction hollywoodienne mondiale nous a transmi un message qui n'est ainsi pas clair pour beaucoup. Et ceux qui auront vu les images de la reconstitution du débarquement (avec faux morts, faux tirs, fausses explosions, etc...) sur une plage près de Chicago, auront-ils été aussi outrés que moi? A force de spectacles jouant sur l'émotion, craignons de devenir simplement spectateurs de notre vie, à cause de ces médias qui accordent une part de plus en plus grande au divertissement qui devient de plus en plus diversion...

Oui on a célébré, et avec juste raison, le courage, la solidarité, la loyauté, le dévouement, mais le mythe persiste à considérer ces vertus comme "guerrières" (ce qu'elles ne sont évidemment pas!), cela dans toutes les sociétés et je ne suis pas loin de penser que leur culte ainsi rendu peut être une des causes des guerres: dans ce cas particulier il s'agit donc de savoir ce que nous sacralisons dans cette célébration. D'ailleurs n'avez-vous pas remarqué que l'Histoire a surtout reconnu le nom des hommes qui gagnent les batailles, rarement ceux dont le génie fut de savoir les éviter ?

Ce fut donc la fête et j'aimerais montrer des similitudes frappantes entre celle-ci et la guerre: 1) réunion "matérielle" des membres d'un groupe 2) dépense de biens préalablement accumulés, où l'on retrouve même une destruction ostentatoire 3) subversion de certaines règles morales,où des actes habituellement interdits sont autorisés, recommandés, voire imposés 4) exaltation collective 5) une certaine insensibilisation physique, le tout élevé au niveau du rite. De là à dire que la guerre est la fête suprême, il n'y a qu'un pas, franchi par Durkheim lui-même en particulier, mais aussi par de nombreux sociologues. Avec son aspect distrayant et même esthétique (voir les costumes, les défilés, la "musique", etc...) la guerre rompt ainsi la monotonie de sociétés outrageusement mécanisées et technologiques pour les unes, ou exploitées pour les autres: il faut savoir qu'en temps de guerre, le taux des suicides des non-combattants tombe en moyenne des 2/3!...

Je ne peux ainsi pas passer sous silence cette étonnante prophétie du Directeur de l'Institut des études nord-américaines (!) de l'Académie Soviétique des sciences qui déclarait en 1988 à des journalistes américains: "Nous sommes en train de vous préparer quelque-chose de terrible, nous sommes en train de vous priver d'ennemis!". Les années suivantes semble lui avoir donné raison, car avec la chute du mur de Berlin, la réunification de l'Allemagne et l'avènement de la C.E.I., la "Démocratie" (mais n'exiterait-elle que chez nous?!) est maintenant plongée dans une profonde mélancolie (au sens propre), pareille à celle de Rome après la destruction de Carthage... Et chacun a vécu ou vivra le moment douloureux, parfois insupportable où, en se retrouvant seul face à soi-même, on se retrouve parfois... face au vide.

Nous devrions avoir appris également, et la montée des intégrismes et des nationalismes de toutes sortes nous le montre chaque jour, que quand une société est menacée par des dysfonctionnements d'ordre intérieur - social en particulier - elle cherche et trouve toujours un bouc émissaire extérieur. (illustré également par la parabole biblique de "la paille et la poutre"!).

Dire que grâce à un transfert (attention, il ne s'agit pas d'une suppression, pour répondre par avance aux défenseurs des emplois créés par l'armée!) des énormes ressources investies dans la recherche et la production d'armes (nucléaires en particulier), vers l'éducation, la santé, le logement, le bien-être général (la liste n'est pas limitative...), non seulement le monde s'en porterait mieux, mais surtout nous acquérerions un état d'esprit non plus fondé sur le culte de la force , sur la méfiance et la peur, mais sur la culture du droit, un état d'esprit qui serait réellement révolutionnaire dans le sens original du mot, un esprit fondé sur la volonté - et pas seulement l'espoir - d'un avenir de paix.

Alors seulement, l'humanité pourra sans honte être jugée non sur ses prétendus ennemis mais sur ses résultats et son rayonnement.

Yves Renaud

Sources: "La guerre" de Gaston Bouthoul (PUF), "Signes, symboles et mythes" de L.Benoist (PUF), "Le Monde" du 7/6/94, revue des Nations Unies juin 1994, la lecture horrifiée de la "Prière pour le temps de guerre" de Mark Twain (que je conseille à chacun!) et... la vie!