I. Un nouvel étalon de mesure « l'homme-rem » (l'HR) !... Un organisme vivant, quel qu'il soit, subit des dommages lorsqu'il est exposé à l'action d'un rayonnement ionisant: il est donc nécessaire de s'en protéger. Tout le monde est d'accord jusqu'à ce stade. Mais il s'agit alors de savoir quel niveau doit atteindre cette protection: cela conduit à définir des règles puis à les respecter. C'est là qu'on pénètre dans le délicat problème des normes. |
La notion du seuil et ses vicissitudes
La communauté scientifique américaine puis mondiale a donc nommé de savantes commissions d'experts qui, sur la base de statistiques de maladies issues de l'exposition aux rayons X, ont décrété qu'en-dessous d'une dose-seuil, on ne devrait, pas constater d'effets. Cette notion de seuil a été longtemps présentée comme une certitude scientifique alors qu'en réalité - comme dans tous les autres domaines - elle n'était que le constat, à un moment donné, d'un certain état de nos connaissances... encore empreint de boeucoup d'ignorance ! Depuis, pour de multiples raisons (développement des connaissances et des constatations, pression de l'opinion publique peut-être...) on a admis officiellement que l'existence d'un seuil, au moins pour les effets cancérigènes et génétiques, n'était nullement prouvée et que dans ces conditions, la règle devait être de s'efforcer de demeurer à des doses «aussi faibles que possible». p.2 |
On notera que cela n'empêchait pas, encore très
récemment, certains responsables technocrates de notre pays de continuer
à défendre le «seuil» avec la même vigueur
! La notion de dose maximale admissible (DMA)
Comme il est clair qu'on ne peut bien entendu mélanger «philosophie» et «technique», on a donc défini parallèlement à ce débat, des règles «raisonnables» ; ces règles s'appellent les «doses maximales admissibles». «Admissibles» an fonction de quel critère? La réponse est donnée avec le plus grand naturel dans les textes officiels eux-mêmes : «La Commission a donc recommandé une dose génétique maximale admissible de 5 rem (1) en se fondant sur le principe que la charge qui en résulte pour la société serait acceptable et justifiée si l'on considère les avantages probablement de plus en plus grands qui résulteront de l'extension des applications pratiques de l'énergie atomique» (Paragr. 32 c des recommandations de la CIPR, 1963 et 1966). Il est en effet évident - nous le détaillerons plus loin - que les règles coûtent cher puisqu'il faut s'efforcer - en principe - de les suivre, ce qui antraîne de nombreuses contraintes humaines, techniques et donc... économiques. C'est si vrai que, malgré la recommandation du « aussi bas que possible », les problèmes de coût et de technologie sont tels qu'on se contente de viser à ne pas dépasser les DMA. Et l'homme-rem apparut (HR)
«L'homme-rem» est
la conséquence inéluctable de cette notion de «dose admissible»:
puisque la DMA entraîne des contraintes, cela conduit nos technocrates
à chiffrer ces contraintes en termes permettant une approche économique.
On arrive ainsi au raisonnement suivant effectué, par exemple, sur
les statistiques officielles d'EDF (rapport d'activité 1975): sachant
qu'en 1975, il y avait dans les diverses installations nucléaires
d'EDF, 1.575 personnes «porteurs de films dosimètres»,
le cumul des 1.575 doses individuelles reçues donne une «dose
collective» de 741 hommes-rem, soit une «dose moyenne»
individuelle de 741/1.575 = 0,471 rem. C'est ainsi qu'on calcule la dose collective
et la dose moyenne. On notera à ce sujet que
a) un certain nombre de personnes porteurs de disomètres ne sont pas soumises, par leur fonction, aux rayonnements ionisants (secrétaires, gardiens...), ce qui fausse un peu les statistiques; b) la dose moyenne peut paraître relativement faible; cela s'explique par la remarque précédente mais aussi et surtout par le fait que cas statistiques portent sur les centrales en fonctionnement, qui sont pour leur grande majorité de la filière graphite-gaz ; ce sera tout différent pour les PWR. L'HR est donc une dose collective et on peut alors jongler avec cette nouvelle grandeur comme on le fait avec n'importe quelle autre: on parlera ainsi de nombre d'HR par énergie produite, par puissance nette, par tranche ou par centrale, par catégorie de personnel, etc. L'homme-rem, merveille technocratique
Cette notion d'homme-rem est en effet admirable. Elle a le mérite tout à la fois de permettra toutes les froides manipulations de chiffres - et nous le ferons aussi... mais pas pour les mêmes démonstrations ! - et de masquer les vrais problèmes sous-jacents. Elle permet de chiffrer la «contrainte économique» de la radioactivité à partir, faute de mieux, d'hypothèses qui permettent de calculer le préjudice causé sur la santé de la population. (suite) | suite: Le fait d'effectuer ces calculs n'empêche d'ailleurs pas quelquefois les mêmes personnes de nous affirmer l'inocuité (pour ne pas dire les bienfaits...) de la radioactivité à faible dose ce qui permet de douter du crédit qu'on peut encore leur accorder. Ceci est particulièrement gênant lorsque ces personnes sont des «contrôleurs» officiels, qu'ils soient à EDF, au SCPRI, ou dans les différents ministères intéressés. Cette contrainte économique étant chiffrée et acceptée (non par ceux qui subissent cette contrainte mais par ceux qui l'ont calculée), on peut bien sûr alors négliger tout ce qui permettrait de la diminuer au niveau: - de la conception des installations - de la santé des travailleurs du nucléaire - de la façon dont est organisé le travail dans le nucléaire - etc. Plutôt que valeur maximale, elle devient valeur normale «acceptée». Ce qui compte c'est de ne pas dépasser le coût de cette contrainte économique due à l'homme-rem, c'est-à-dire de répartir la plus économiquement possible le nombre de rems à absorber. On remarque évidemment le caractère particulièrement cynique de ces calculs. Pourquoi ne laisse-t-on pas à la population, aux travailleurs, la possibilité d'accepter, de modifier ou même de refuser les contraintes que le nucléaire leur impose ? C'est une affaire de spécialistes, dit-on. Mais il est alors grave que la sécurité des personnes repose sur des bases que personne n'est capable de leur expliquer! 1. Il s'agit de la dose «population»: 5 rem en cumul total sur 30 ans (NDLR). II. Comment on conçoit les centrales nucléaires en France Quand il s'est agi, en France, de concevoir la série de 16 réacteurs PWR programmée à grand bruit et dans la précipitation que l'on sait, nos ingénieurs sont allés aux Etats-Unis pour prendre modèle sur les centrales américaines. Malheureusement, il n'y avait pas deux centrales identiques, chacune étant conçue par des bureaux d'étude différents. Et c'est ainsi que les centrales de Fessenheim et de Bugey, les premières de la série, sont des prototypes. Compte tenu des délais très réduits de conception, de la priorité accordée aux problèmes techniques proprement dits (il faut que toute la machine fonctionne), de l'organisation de l'industrie nucléaire, et des multiples cloisons étanches qui existent - tant entre EDF, le CEA et l'industrie qu'à l'intérieur même de chacun de ces organismes - les problèmes de protection ont été complètement ignorés. Et la plus grave est que, compte tenu de l'effet de «série», ces «oublis» seront reconduits, à quelques modifications près, sur les 16 tranches de la série ! Fessenhaim la merveilleuse
Quelques exemples parmi d'autres sont nécessaires pour illustrer cette question: · A Fessenheim, à Bugey, on voit toutes sortes d'installations, de tuyauteries, mélangées sans précautions particulières: circuits plus ou moins radioactifs voisinent avec ceux qui ne le sont pas, de sorte qu'on «prend des rems»souvent sans aucune raison, même pour des interventions sur des circuits qui ne sont pas actifs. p.3 |
· Une centrale thermique (classique ou nucléaire)
est une immense usine pleine de «robinetterie». Or, les vannes
sont des éléments primordiaux pour le fonctionnement de la
centrale, et on sait que c'est une source majeure de pannes et donc d'indisponibilités.
On constate malgré cela que la disposition générale
de ces organes «fragiles»n'a pas du tout été étudiée,
dans les centrales nucléaires, pour faciliter l'accès et la
protection des travailleurs. On sait ainsi que les interventions qu'il faudra
faire inévitablement sur certains circuits (primaires notamment) «coûteront
très cher en homme-rem». · La question de la ventilation est importante dans une centrale nucléaire, non pour des problèmes de climatisation, mais pour la radioprotection: il s'agit d'évacuer les particules, les gaz radioactifs. Il y a donc un immense réseau de gaines de ventilation, dont l'articulation est telle qu'on va toujours d'un local moins contaminé à un local plus contaminé. Eh bien on apprend à ce sujet que le problème radioprotection de ces gaines de ventilation n'est pas étudié: la politique des responsables consiste à dire que «si la question devient sérieuse, il sera temps d'agir au coup par coup». · A Fessenheim, les calculs ont montré qu'au bord de la piscine réacteur, vide d'eau pendant le fonctionnement de ce réacteur, le débit de dose (essentiellement dû aux neutrons) serait de 100 rem/h. Ceci n'est pas sans poser des problèmes. On s'est bien entendu aperçu de l'affaire lorsque tout était terminé, ce qui conduit actuellement à faire des études pour déterminer le meilleur moyen d'améliorer cette situation. · Mais l'exemple peut-être le plus typique de cet état d'esprit est celui du «couloir de la mort» de Fessenheim (ce nom étant donné par les exploitants de la centrale), voir encadré... C'est juré : ça ne se reproduira plus
Il s'agit donc là de quelques exempies. On notera avec intérêt que c'est seulement depuis cette année que sont organisés des stages de 10 jours à l'intérieur d'EDF et destinés aux ingénieurs et projeteurs de la Direction de l'équipement (qui conçoit les centrales), afin d'attirer l'attention précisément sur tous ces problèmes de radioprotection, qui n'étaient pas pris en compte jusqu'à présent ! Mais qu'on se rassure: ça n'empêche tout de même pas de couler actuellement, à Palluel, une bonne partie du béton du génie civil pour une tranche de 1.300 MW... dont la conception n'est pas encore définie ! En bref, tout cela met en évidence avec quelle légèreté a été lancé et conçu le programme nucléaire: la précipitation a été telle que l'improvisation est la règle... Cette légéreté a déjà été mise en lumière dans les précédentes Gazettes à propos d'autres problèmes tels que les prévisions énergétiques, les ressources d'uranium, le retraitement, et nous en verrons d'autres par la suite. Comment, dans ces conditions, réaliser des installations présentant le minimum de risques sur le plan de la radio-protection? (suite) | suite: Si l'on se rend compte, lors de l'installation des matériels que ceuxci sont mal conçus (difficulté de démontage par exemple), que la place manque, que l'accessibilité est mauvaise, que dans certains locaux le débit de dose risque d'être trop important, les remèdes sont pratiquement inexistants. On n'aura plus le temps d'étudier de nouveaux matériels et démolir des murs de béton armé de plusieurs dizaines de centimètres d'épaisseur est impensable. Il faudra alors vivre avec les difficultés, c'est-à-dlire consommer de l'homme-rem. III. Protection des travailleurs La protection des travailleurs contre les rayonnements s'effectue de deux façons complémentaires: au niveau individuel et au niveau collectif. Au niveau individuel, c'est notamment l'utilisation d'écrans de toutes sortes pour se protéger de l'irradiation externe, le port d'une tenue spéciale et d'un masque assez souvent pour se protéger de la contamination interne de l'organisme. Dans tous les cas, il est nécessaire de limiter la dose absorbée en limitant le temps d'exposition. Au niveau collectif, il existe notamment un système de «zones», balisées par des couleurs différentes, correspondant à des débits de doses progressifs. Il y aurait beaucoup à dire sur tous ces problèmes de radioprotection proprement dite mais nous y reviendrons spécialement dans une autre Gazette. Dans tous les cas, lorsqu'un travailleur se trouve dans une enceinte «nucléaire», il est soumis à un certain nombre de règles de surveillance et de contrôle de l'irradiation qu'il subit c'est ainsi qu'il porte sur lui un ou deux dispositifs de «dosimétrie». Le travailleur statutaire... et les autres
Notre but ici est de faire apparaitre clairement qu'à partir de ces règles générales de protection, il faut distinguer deux types de travailleurs: l'agent statutaire et... le reste. Pour des raisons diverses - dont la combativité des travailleurs n'est pas la moindre - les personnels statutaires d'EDF ou du CEA sont relativement bien suivis sur le plan de la dosimétrie par divers services spécialisés et par la médecine du travail. On ne peut en dire autant pour les travailleurs des entreprises extérieures, dont la dosimétrie n'est assurée par le SCPRI (1) que par l'intermédiaire de l'employeur. 1. Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants (Ministère de la Santé Publique). p.4 |
Le «couloir de la mort» de Fessenheim
Il s'agit d'un tunnel destiné à protéger le personnel contre l'irradiation en cas d'intervention sur une série de vannes. Ce couloir, d'environ 2 m de largeur, 2 m de hauteur et 50 m de longueur, est constitué de parois épaisses et bétonnées et contient de très nombreuses vannes et tuyauteries dont l'activité doit être importante. Cette zone a été si bien conçue au départ que les tuyauteries circulaient absolument dans tous les sens, de sorte qu'un travailleur amené à intervenir sur une vanne devait effectuer un véritable «parcours du combattant» pour franchir tous les obstacles, cela pendant naturellement un temps considérable... d'où le nom donné par les exploitants à ce couloir. La situation a été jugée suffisamment grave pour que soient prises les mesures qui s'imposaient: les tuyauteries (en inox) ont été coupées et ressoudées de manière à faciliter le passage ! Il serait intéressant de connaître la facture !... |
Les entreprises extérieures sont utilisées
pour toutes sortes de travaux, essentiellement au cours des arrêts
de tranche accidentels ou programmés dans le cadre de la maintenance
normale des opérations de chargement-déchargement de
combustibte. A titre d'exemple, citons le cas de Chooz (centrale à
eau ordinaire franco-belge de 270 MW). Voici les statistiques EDF relatives
à l'année 1975: Arrêt de Ensemble tranche de l'année (2 mois) Dose moyenne 1.094 rem 2,479 rem Dose collective · Person. SENA 145 hommes- 325 hommes- rem rem · Entreprises Extérieures 172 hommes- rem Plusieurs remarques s'imposent: - La dose collective des entreprises extérieures est une estimation effectuée par EDF par la mise en oeuvre d'une dosimétrie et en parallèle avec la dosimétrie officielle du SCPRI. - La dose collective du personnel statutaire (SENA) ne tient pas compte du personnel EDF autre que celui de l'exploitation (renforts venus d'autres centrales, agents des autres directions d'EDF) et dont la dosimétrie est comptabilisée dans leur unité d'origine. - On constate que la dose moyenne reçue par tes travailleurs au cours de 2 mois d'arrêt correspond à près de la moitié de la dose moyenne annuelle. - On remarque enfin que les travailleurs des entreprises extérieures ont largement contribué à l'absorption des doses... Pour illustrer cette dernière remarque, on notera que MM. Beau-Gachot et Schaeffer indiquent (Annales des Mines mars-avril 1976) qu'a Çhooz, en 1974, 615 personnes d'entreprises extérieures ont été employées sur le site, pour un personnel fixe de la centrale de 141 agents Or que constate-t-on
au sujet des entreprises extérieures? 1. Les travailleurs de ces entreprises n'ont pratiquement aucune formation en radioprotection de sorte que, par ignorance, ils prennent des risques accrus. La formation est bien légalement obligatoire, mais du ressort de l'employeur - EDF n'a donc pas à intervenir. Elle peut théoriquement refuser l'accès d'une centrale à une personne peu ou mal formée, mais comment contrôler, comme à Chooz en 74, le niveau de formation de 615 personnes dont un bon nombre ne parle pas le français ? 2. Les nécessités bien connues de la rentabilité privée conduisent tes employeurs à limiter les contraintes de protection pour gagner du temps. 3. Les travailleurs eux-mêmes, par crainte d'être licenciés en cas d'absoption de doses trop élevées, ont tendance, dans certains cas, à tricher, en «oubliant» par exempte de porter leur détecteur dosimétrique. 4. L'employeur, bien qu'astreint à envoyer au SCPRI les films dosimétriques individuels de son personnel, peut très bien, s'il le désire, s'arranger pour faire le silence sur des cas d'absorptions de trop fortes doses pour certains agents il lui suffit d'envoyer les films en retard! (suite) | suite:
Ce texte est proprement scandaleux: comment peut-on admettre qu'un texte émanant du Ministère de la Santé puisse être une telle incitation à la fraude? Le SCPRI pourrat-il indiquer le nombre de films dosimètres qui sont ainsi mis de côté? Il serait intéressant de le savoir... Mais il est vrai que tout cela est secret!... Heureusement ça va (bientôt) changer
La réglementation est donc ainsi faite actuellement: EDF contrôle son propre personnel, mais avec, de plus, un contrôle effectué par te SCPRI. Pour les entreprises extérieures, EDF n'est absolument pas responsable de la dosimétrie, celle-ci étant à la charge du SCPRI par l'intermédiaire de l'employeur. Mais les discussions ont lieu entre EDF, les pouvoirs publics et les chefs d'entreprises à ce sujet. On notera ainsi avec intérêt qu'un projet de carnet du travailleur nucléaire est en cours de mise au point avec les gros constructeurs: il s'agirait d'un carnet par agent, valable deux ans, sur lequel seraient portés tous les renseignements liés à la dosimétrie nucléaire. Ce carnet pourrait être mis en service... en 1978 On appréciera encore cette nouvelle lorsqu'on saura que l'idée de ce carnet est en discussion depuis près de deux ans et qu'une des origines de ces tergiversations se situe à la médecine du travail qui estime que rendre ainsi publiques des doses intégrées, c'est déjà en quelque sorte violer le secret professionnel !... Et à qui donc appartient la santé? aux travailleurs ou aux médecins? En fin de compte, on peut constater que l'homme-rem nécessite... beaucoup de monde! Nous préciserons encore ce point plus loin, mais la conséquence sur la protection des travailleurs apparaît clairement: il y a deux poids et deux mesures, ce qui est particulièrement scandaleux. Ce n'est peut-être pas un hasard, dès lors, si on constate que, au fil des années, la proportion d'hommes rems «extérieurs» augmente par rapport aux hommes-rems «statutaires» IV. On n'a pas de pétrole, mais on a le génie de l'organisation du travail Nous avons vu précédemment comment les nécessités de la protection conduisent à ériger en règle d'or la vitesse: moins on reste de temps en zone active , moins on absorbe de rems et donc... moins on «consornme» d'hommes-rems. Un second point-clef, conséquence également des normes de DMA, est celui de l'économie du spécialiste: on a réussi à faire des distinctions entre les travailleurs du nucléaire et la population (les premiers avant le «droit» d'absorber des doses plus fortes: voir l'encart à ce sujet par ailleurs); heureusement on n'a pas été jusqu'à distinguer le spécialiste des autres (mais ça viendra peut-être: qu'est-ce d'autre en fin de compte que la «dose exceptionnelle» de 12 rems?). Bref, tout le monde étant au même tarif en ce qui concerne les doses limites, il faut faire très attention de ne pas exposer inutilement les techniciens spécialisés; en effet, ils coûtent plus cher que les autres travailleurs, ils sont rares et donc... ils peuvent encore servir. Ces deux facteurs entraînent un certain nombre de conséquences sur le plan de l'organisation du travail dont nous citerons quelques exemples caractéristiques: p.5 |
· La division du travail est poussée à
un rare degré de perfection lorsqu'il s'agit notamment d'effectuer
des interventions dans les zones particulièrement actives: on commence
à envoyer une armée de manoeuvres (pourquoi pas immigrée
d'ailleurs) pour préparer la zone, placer des écrans mobiles,
etc.; puis viennent les mécaniciens de bas niveau qui font le petit
travail. Et enfin, le soudeur spécialisé entre dans l'arène,
fait ses petites soudures et ressort au plus vite. Et même dans ces
conditions il arrive qu'on éprouve quelque difficulté, comme
par exemple lorsqu'il a fallu employer 1.800 soudeurs pour effectuer une
soudure aux USA... mais nous y reviendrons. · Le plan de travail est rigoureusement programmé, dans tous ses détails: ordre chronologique très précis des moindres opérations, durée d'intervention de chacun minutieusement calculée (qu'on y songe: dans certains cas, on raisonne à une échelle de temps de quelques minutes !). Le tout suppose donc, de surcroît, une discipline de fer afin de ne pas faire de faux pas. · Certaines opérations doivent naturellèment intervenir dans des endroits particulièrement difficiles d'accès, soit pour des problèmes de maintenance, soit en cas d'incident. Dans ces cas, on n'hésite pas à construire des maquettes grandeur nature pour permettre au personnel de s'entraîner afin de gagner le maximum de temps et donc d'hommes-rems. Ici on ne s'habille pas chez Dior
Il faut souligner ici une particularité du travail dans le nucléaire: les problèmes vestimentaires ! Il y a de quoi rêver quand on songe que les préparatifs vestimentaires nécessaires pour entrer en zone active ne prennent pas loin d'une demi-heure, qu'il en est de même à la fin pour se déshabiller, se contrôler et se décontaminer. Et tout cela parfois pour quelques minutes d'intervention en zone active... L'exemple des rechargements
de combustible à l'horizon 1985 Mises à part les contraintes de la radioactivité sur l'organisation du travail, il existe toujours naturellement les contraintes économiques habituelles qu'on retrouve dans tous les secteurs. Alors, quand les deux se combinent, on parvient à des résultats étonnants en matière d'organisation et de planification. C'est ainsi par exemple que l'examen des prévisions de rechargement de combustible dans les années 1985 porte à la méditation: il s'agira à ce moment - théoriquement du moins - de recharger chaque année 34 tranches PWR entre les mois de mars et octobre (car on ne peut se priver d'énergie en arrêtant les tranches en hiver, période de consommation maximum). Cela entraîne diverses conséquences: · Il sera nécessaire d'effectuer au minimum 5 rechargements simultanés (1) , ce qui, semble-t-il, devrait poser quelques problèmes, notamment à FRAMATOME et JEUMONT, les premiers concernés par les diverses interventions à effectuer à cette occasion. · Pour respecter les normes dosimétriques trimestrielles (3 rem/3 mois), il sera nécessaire d'étaler dans le temps les rechargements et de ne pas faire intégrer plus de 1 à 1,5 rem / agent / arrêt (et si ce n'est pas possible ?). · Afin de mener à bien l'ensemble de ce beau programme et en raison également du coût d'indisponibilité d'une tranche, les responsables d'EDF étudient la meilleure façon de procéder pour réduire au minimum l'arrêt de tranche pour ces opérations d'entretien-rechargement: on en est à 28 jours théoriques environ d'arrêt (alors qu'aux USA, ces arrêts sont de l'ordre de 42 jours) (1). Les opérations unitaires vont très loin dans le détail (on en est à 350 opérations détaillées environ), afin d'obtenir une discipline et une organisation très poussées... toujours pour «gagner des hommes-rem». (suite) | suite: · Pour gagner ce temps si précieux, on définit un «chemin critique» qui est la tranche chronologique des opérations qui ne peuvent se faire que successivement. Tout le problème consiste donc à trouver des astuces pour «sorti » des opérations de ce chemin critique. C'est ainsi que pour pouvoir examiner le générateur de vapeur (GV) tout en effectuant le chargement du réacteur, on cherche un dispositif permettant d'obstruer un tuyau reliant le GV au réacteur afin de conserver le GV vide tandis que le réacteur est plein d'eau. Alors on imagine des systèmes de plaque (pliante pour la faire pénétrer dans le GV !) à boulonner, voire même de baudruche à introduire puis à gonfler. Seulement comme il s'agit de pénétrer et de faire ces opérations à l'intérieur du GV, où le débit de dose est estimé à 10-15 rem/h, on se heurte au problème déjà mentionné plus haut: préparation rigoureuse et entraînement sur maquette, division du travail, de façon à économiser des hommes-rem. La mise en place d'obturateurs sur les tuyauteries auraient pu résoudre le problème mais, paraît-il, coûte trop cher. On observera là un exemple de la contradiction qui existe entre construire le moins cher possible et exploiter au plus faible coût. Apparemment, cette contradiction n'a pas été résolue. Soyons clairs: il n'est pas question de critiquer les précautions qui sont prises tant dans le domaine de la protection, de l'habillement, que dans celui de la formation et de l'entraînement du personnel sur les maquettes puisque tout cela contribue à réduire les doses absorbées ! Mais que dire par contre d'une telle technique qui asservit à ce point l'homme? Et qui l'asservira de plus en plus ? Le nucléaire: un monde pacifiste et sans grève
On notera au passage, au vu du planning ainsi prévu pour les années 1985, les conséquences d'un conflit social de quelque importance, puisque la moindre perturbation dans le programme entraînerait sans doute un blocage de tout le système et la Bretagne dans le noir pendant toute la durée du conflit! 1. Combien les Américains sont-ils prêts à payer pour faire ces rechargements en 28 jours au lieu de 42? On est prêt à leur vendre le brevet qui leur expliquera comment faire. V. La «viande à rem» Cette expression, couramment utilisée dans les centrales nucléaires, est caractéristique de tout un état d'esprit associé à la protection contre les irradiations et surtout au problème du respect des «normes»: il faut répartir la dose . Si par exemple une opération doit «coûter» 100 hommes-rem, on peut l'effectuer avec 50 personnes absorbant 2 rem en moyenne ou avec 100 personnes absorbant 1 rem en moyenne. On voit ainsi que, dans le système des hommes-rem, l'individu n'a donc de valeur qu'en tant que «viande à rem»! Deux exemples illustrent parfaitement une telle absurdité de cette énergie nucléaire: · On se souvient que peu de temps après son démarrage, en 1969, la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux fut arrêtée pendant un an par suite d'une erreur de manoeuvre, qui produisit des dégats localisés très importants à l'intérieur même de la cuve du réacteur. Le nettoyage et la réparation nécessitant une intervention dans le réacteur d'une durée de 14 heures pour absorber la dose totale, il fallut faire défiler 105 personnes, de toutes catégories professionnelles ! p.6 |
· En 1970, une réparation très sérieuse
à la centrale américaine d'lndian Point nécessita l'utilisation
successive de 1.800 soudeurs! D'une facon générale, le travail dans le nucléaire prend un temps phénoménal en opérations de radioprospection. Si l'on considère d'autre part une intervention courante dans toute centrale, le démontage d'une vanne, cela prend bien une dizaine d'heures sur un circuit nucléaire alors qu'il ne faut guère plus d'une demi-heure dans un circuit normal. Sénilité précoce
Une étude effectuée en 1974 aux USA sur l'évolution des doses délivrées par les centrales PWR sur le personnel donne un certain nombre de résultats très édifiants. Ils sont posés et commentés par les spécialistes EDF déjà cités, Beau, Gachot et Schaeffer (Annales des Mines mars-avril 1976): · «Le nombre moyen annuel de travailleurs par tranche a quadruplé en 5 ans, tandis que la dose moyenne individuelle est restée sensiblement stable, voisine de 1 rem par an pendant la même période. Cela signifie que les exploitants américains ont fait face à l'augmentation des doses collectives entre 1969 et 1973 en les répartissant entre un plus grand nombre d'individus. C'est ainsi que la proportion des doses recues par du personnel contractuel extérieur à la centrale est passé durant les mêmes années de 24 % à 52 % du total des doses annuelles recues». · «La dose collective exprimée an hommes-rem par tranche a augmenté régulièrement de 1969 à 1973, mais le nombre d'hommes-rem par MW installé est resté stable, se maintenant au voisinage de 1HR/an x MWe». · Ces résultats traduisent une trés forte influence du vieillissement des installations sur la dose collective, puisque celle-ci est passée de 188 à 544 HR par tranche an quatre ans. Cela s'explique par l'accumulation dans las diverses installations et tuyauteries d'éventuels produits de fission et des produits d'activation (1)... qu'on ne sait pas enlever évidemment! On voit d'ici ce qu'il en sera dans 10 ou 15 ans! Décidément le nucléaire est bien fragile! Le vieillissement précoce a des répercussions sur les coûts du KWh nucléaire. La «plomberie» fuit de plus en plus. Il faut réparer. Mais la réparation prend de plus en plus de temps et la radioactivité est de plus en plus élevée. Résultat: les arrêts de la centrale sont de plus en plus longs: la production annuelle d'électricité décroît chaque année, et donc le prix du KWh augmente. Dans quelle mesure les services économiques d'EDF ont-ils tenu compte de ce «vieillissement» et de ses conséquences dans le prix de revient du KWh nucléaire? A notre connaissance, il n'en est absolument pas tenu compte! | suite: Mais en France, c'est certainement différent!
Eh bien non! On constate an effet que les autorités responsables d'EDF sont quelque peu inquiètes: déjà en avril 1975, lors de la Conférence nucléaire européenne, M. Lhuillery, d'EDF lançait un véritable cri d'alarme:
On constate au passage que les problèmes biologiques éventuels ne font guère partie des préoccupations... du moment qu'on respecte les «normes» · Les calculs prévisionnels qui ont été effectués pour la 1ère tranche à démarrer de la série des PWR 900 MW, Fessenheim - cette centrale dont nous avons déjà dit le plus grand bien précédemment et qui d'ailleurs a beaucoup de difficultés à démarrer - donnent un chiffre total compris entre 300 et 500 hommes-rem par an et pour 1 tranche en fonctionnement normal (et Dieu sait si une situation devient vite anormale dans le nucléaire). · Les prévisions d'effectifs sont difficiles à faire car la direction d'EDF d'un côté définit un «organigramme-guide» pour une centrale de 4 tranches 900 MW PWR (environ une centaine de personnes pour l'entretien) mais d'un autre côté craint fort d'être contrainte, pour les besoins de «viande à rem», à augmenter sensiblement les effectifs. Par ailleurs, les diverses opérations d'entretien-rechargement de l'horizon 1985 (les 34 tranches dont il a été question plus haut) ont été estimées sur la base des doses maximales (avec une marge de sécurité): il paraît que cela conduirait à environ 800 personnes d'EDF et 1.800 à 2.000 personnes d'entreprises extérieures sur une année. 1. Les produits de fission proviennent des gaines de combustible; le taux de rupture admis est de 0,25 % au niveau des contrats, les installations sont calculées pour un taux de 1% mais selon certaines informations, le taux réel de rupture serait difficilement inférieur à 10% pour la filière PWR p.7 |