La G@zette Nucléaire sur le Net!
N° 21
Situation internationale du nucléaire:
LE DESENCHANTEMENT

3. Stratégies énergétiques et place du nucléaire
(voir dossiers SEBES - Stratégies Energétiques, Biosphère et Société)


     Avant d'examiner les perspectives du nucléaire, nous allons rapidement situer sa place actuelle dans la production d'énergie, ainsi que la situation de l'énergie dans le monde.
Le pétrole domine, l'inégalité règne

     La consommation d'énergie dans le monde est comptabilisée par la consommation d'énergie marchande au niveau des sources primaires gaz, pétrole, charbon et électricité primaire. Cette comptabilité s'applique bien aux pays industrialisés, mais rend mal compte de la situation du Tiers-Monde. On mesure cette consommation en MTeP, millions de tonnes équivalent pétrole: de 1950 à 1973, la consommation annuelle d'énergie a plus que triplé, pour une augmentation de population de 50% (en MTeP):

 Source
 1950
 1960
1973 
 gaz
 160
 400
 1.100
 pétrole
 450
 920
 2.400
 charbon
 1.030
 1.500
 1.700
 électricité primaire*
 74
 150
 330
*hydraulique et nucléaire

     La prédominance du charbon jusqu'aux années 60 est remplacée par celle du pétrole, tandis que la place de l'électricité primaire, surtout hydraulique, n'est en 1973 que d'environ 6%.
     En 1973, la production d'électricité se répartit de la façon suivante (en milliards de kWh):

 Source
 Milliards de kWh
 thermique et charbon
 2.000
 33
 thermique fuel
 2.500
 41
 hydraulique
 1.300
 22
 nucléaire
 190
 3
     Ainsi la part du nucléaire est-e1le encore très faible dans la production d'électricité. D'après les programmes actuels, elle devrait atteindre 10% en 1985.
     Ces chiffres mondiaux recouvrent des inégalités considérables, comme le montre la répartition de la consommation d'énergie et de la population (%) dans le monde:
Pays
Population
Energie
Tiers monde
70%
15,0%
USA
5,5%
32%
Pays de la CEE
6,5%
16,0%
Autres pays industrialisés
8,8%
14,5%
Pays du Comecom
9,2%
22,5%

     Parmi les pays industrialisés, les différences sont importantes de pays à pays: ainsi la Suède, avec le même revenu moyen par habitant que les Etats-Unis, consomme par habitant moitié moins. A l'intérieur d'un même pays, les différences de consommation  sont très importantes entre les plus riches et les plus pauvres. Si la croissance de la consommation d'énergie continuait suivant le rythme qu'elle a connu de 1950 à 1973, en particulier dans les pays industrialisés et surtout aux Etats-Unis, on se trouverait très vite dans une situation d'épuisement des combustibles fossiles, gaz et pétrole principalement car les ressources en charbon restent considérables au niveau mondial. En ce qui concerne le pétrole, la conférence d'Istanbul des experts en énergie du monde entier, tenue en septembre 1977, a estimé aux alentours de 1990 la période où plafonnerait le niveau de production.
 

p.10

La stratégie nucléaire maximaliste
et les surgénérateurs

     Les tenants d'un effort nucléaire très important prennent comme point de départ une évaluation de la consommation mondiale d'énergie de l'ordre de 20.000 MTeP en 2000 (contre 5.500 en 1973). Pour répondre à cette consommation, se présentent pour eux le charbon, le pétrole, le gaz et le nucléaire, la part de l'hydraulique et des énergies nouvelles restant très faible. Selon les prévisions de stabilisation, puis de décroissance des ressources pétrolières, ce1les-ci ne pourront répondre à la demande et seul le nucléaire serait capable de prendre le relais. Assurer de l'ordre de 4.000 MTeP par l'énergie nucléaire en l'an 2000 représente un effort considérable (plus de 3.000 centrales nucléaires de 1.000 MWe en fonctionnement), et il  faudrait  accélérer  les programmes actuels.
     A un tel rythme, on peut estimer que les ressources économiquement exploitables actuellement estimées en uranium naturel  seraient  épuisées vers  2010-2020, il est donc impératif de recourir le plus vite possible aux surgénérateurs. Ces réacteurs, dont nous n'avons pas parlé jusqu'ici car leur contribution à la production de l'énergie est encore très faible, utilisent, dans la filière actuellement développée, le plutonium comme combustible et le sodium comme fluide caloporteur. En entourant le coeur du réacteur chargé  de plutonium d'une «couverture» en uranium naturel, on fabrique dans la couverture du plutonium à partir de l'uranium 238 en quantité telle que le bilan en plutonium est finalement légèrement positif et que l'on fabrique plus de plutonium que l'on en consomme. Ce procédé permet donc, s'il est poursuivi pendant de longues périodes, de ne pas utiliser seulement l'énergie contenue dans ces noyaux d'uranium 235 mais aussi, par leur transfôrmation en plutonium, celle des noyaux d'uranium 238. Ce qui équivaut à multiplier les réserves d'uranium (si on est capable de retraiter bien sûr).
     Le développement de prototypes de réacteurs à neutrons rapides destinés à mettre au point les surgénérateurs s'est poursuivi depuis de longues années. C'est en 1952 que le prototype EBRI aux USA a fourni au réseau la première électricité d'origine nucléaire. Il a été arrêté en 1963. Un second prototype américain, Enrico Fermi, a subi un très grave accident en 1972 et malgré des budgets considérables, l'effort américain n'a jamais débouché sur une installation industrielle, jusqu'à la décision du Président Carter de ne pas poursuivre cette voie.
     Trois pays ont poursuivi un ettort de développement aboutissant à des prototypes de taille industrielle: en France, le réacteur de Phénix (250 MWe à Marcoule) a démarré en 1973; en URSS, le réacteur BN 350 (Shevchenko) a démarré en 1972, mais a eu un accident sur un échangeur  sodium-eau; en Grande-Bretagne, le réacteur PFR (250 MWe, à Dounreay) a démarré en 1974. Des prototypes sont en construction ou en prévision en RFA (Kalkar) où existe déjà le petit réacteur KNK, en Italie (PEC à Brasimone), au Japon, où existe déjà le petit réacteur Joyo (Monju) et en Inde. Aux Etats-Unis, le réacteur FFTF, destiné au test des combustibles, est en construction.
     La grande inconnue reste la décision que prendront finalement les Américains dont le projet de Clinch River (350 MWe) a été repoussé année après année.
     Dans le domaine des grands réacteurs de puissance, l'URSS a lancé la construction de BN 600 (600 MWe) à Beloyarsk, tandis que la France est la seule à faire le saut en lançant, en 1977, la construction de Superphénix, surgénérateur de 1.200 MWe à Creys-MalviIle, malgré une forte opposition dans l'ensemble du pays et le vote défavorable des élus locaux. Bien que construit en France et sous la responsabilité du gouvernement français, Superphénix est une entreprise multinationale: la centrale est réalisée par la société NERSA qui regroupe trois grands producteurs européens d'électricité: pour l'Allemagne, SBK contrôlée par RWE, part de 16%; pour l'italie, l'ENEL, part de 33%; pour la Franoe, EDF, part de 51%. D'autre part, un accord de coopération sur le développement des surgénérateurs a été signé en juillet 1977 entre la France et l'Allemagne de l'Ouest.

suite:
     La politique française actuelle est d'ailleurs le porte-drapeau du maximalisme nucléaire. Dans l'esprit des dirigeants actuels, il s'agirait de poursuivre la construction de grandes centrales à uranium enrichi et eau ordinaire pour atteindre un total de l'ordre de 150 unités de 1.000 MWe en 2000 et de lancer un programme de surgénérateurs de grande puissance. Un tel programme de réacteurs à eau représente annuellement la consommation de 3.000 tonnes d'uranium naturel, qu'il faudra importer; quant aux surgénérateurs, ils ont besoin, pour fonctionner, du plutonium extrait des combustibles irradiés de la filière à eau ou de leur propre filière. Or, on a vu dans quel état était l'industrie du retraitement pour les réacteurs à eau, quant à celle des combustibles des surgénérateurs, elle n'en est pas encore au stade de prototype[32]
     Les programmes nucléaires nationaux s'accompagnent de politiques d'exportation (voir encart n°3): l'objectif d'approvisionnement énergétique, utilisé pour la propagande intérieure, masque l'effort de restructuration capitaliste pour conquérir des marchés nouveaux et équilibrer la balance des paiements: il faut payer la facture du pétrole et des matières premières. Dans ce domaine, les industriels américains remportent moins de succès, bien qu'ils recueillent sans risques les redevances des licences de leurs procédés[33]. La firme française Framatome, aidée par EDF, enlève une commande de deux unités en Afrique du Sud et deux en Iran; la firme allemande KWU construit deux unités en Iran et obtient au Brésil la «commande du siècle»: huit unités nucléaires, une usine d'enrichissement et une de retraitement[34]. En Iran, comme au Brésil, il est douteux que la totalité de ces commandes aboutisse à des réalisations.
     Les pays importateurs sont en effet intéressés par l'ensemble de la chaîne nucléaire et la possession d'usines de retraitement leur permet, s'ils le désirent, de développer sans trop de complications une industrie militaire. Apparemment peu soucieuse du problème, l'industrie française s'était lancée dans l'exportation d'usines de retraitement. Mais les ventes au Pakistan et à la Corée du Sud ont dû finalement être annulées à la suite des pressions du gouvernement américain.
     Au niveau international, les 15 pays de l'Est et de l'Ouest fournisseurs de technologie nucléaire se réunissent régulièrement au sein de ce que l'on appelle «le Club de Londres» pour discuter les conditions d'exportation et les limitations éventuelles en liaison avec les risques de prolifération. Cela ne doit pas être triste...

Le plan Carter
(voir encart n°4)

     Il nous est apparu qu'il était intéressant de jeter un regard sur le Plan du Président des Etats-Unis. Ou plus exactement sur le projet qui, par bribes et avec des modifications, est en cours d'acceptation par les assemblées parlementaires Congrès et Chambre des représentants.
     En effet, dans ce plan, la politique nucléaire est un élément majeur. Certains aspects de cette politique ne sont pas nouveaux: déjà, en octobre 1976, quelques jours avant les élections présidentielles, le président Ford déclarait que les Etats-Unis ne procéderaient pas au retraitement des combustibles, car l'élimination du risque de prolifération doit avoir le pas sur les intérêts économiques et, bien avant, Kissinger était intervenu sur la scène internationale pour promouvoir l'idée d'usines de retraitement internationales. 


32. Et sera beaucoup plus difficile encore (taux de combustion élevé, forte irradiation).
33. Par exemple, pour unc tranche 1.000MWe, EDF paye 50 MF à Westinghouse (5 miIliards anciens!)
34. Pourquoi faire à votre avis?
p.11

     Mais la politique Carter ya plus loin et, bien qu'elle ne concerne théoriquement que les Etats-Unis, elle pèse fortement sur la politique nucléaire de tous les pays industrialisés capitalistes. La politique Carter est d'abord une politique de l'énergie, dont l'élément le plus important sur le plan intérieur est la nécessité affirmée des économies d'énergie: en 1985, la consommation en énergie devrait être de 20% inférieure aux prévisions antérieures, la consommation d'essence 50% inférieure (retour au niveau de 1973), les importations de pétrole de 50% inférieures (retour au niveau de 1973). D'ici à 2000, la croissance de la consommation d'énergie devrait être de 2,3% par an, au lieu de 3,5% antérieurement, ce qui reste considérable étant donné le niveau déjà atteint. Pour arriver à de tels résultats, le Plan Carter prévoit des aides pour les investissements économisant l'énergie et des impôts sur l'utilisation du pétrole et du gaz naturel.
     Dans le domaine nucléaire, cette politique a deux volets:
     - Favoriser la construction des centrales à eau ordinaire et uranium enrichi du type actuel en développant les capacités arnéricaines d'enrichissement de l'uranium (par la technique de l'ultracentrifugation, moins consommatrice d'énergie que la diffusion gazeuse, mais plus proliférante).
     - Ne pas développer de façon commerciale  les surgénérateurs actuels (à plutonium et sodium fondu: projet de Clinch River arrêté) et suspendre sine die le retraitement des combustibles irradiés (l'usine de Barnwell ne doit pas démarrer). La recherche et le développement nucléaires doivent être réorientés sur des cycles de combustibles différents (utilisant le thorium en particulier) qui n'aboutissent pas à la fabrication directe de matériaux pour armes nucléaires.
     Le plan considère que les Etats-Unis ont suffisamment d'uranium dans leur propre sol (et au Canada) pour se contenter pendant une vingtaine d'années des réacteurs à uranium, quitte à utiliser ensuite des surgénérateurs. Cette décision se double d'une politique extérieure qui met en avant les dangers de prolifération de l'arme nucléaire à partir de la possession par de nombreux pays d'usines d'enrichissement, d'usines de retraitement produisant du plutonium et de surrgénérateurs qui l'utilisent comme combustible. D'un côté les Etats-Unis se déclarent prêts à fournir de l'uranium enrichi «civil» et à stocker les combustibles irradiés étrangers, à condition que ces combustibles aient été fabriqués avec de l'uranium enrichi américain, d'un autre coté ils font pression sur des pays comme
la France et l'Allemagne de l'Ouest pour stopper les exportations «sensibles».
     Du coté des gouvernements et des grandes directions industrielles publiques ou privées de ces deux pays, la politique américaine est unanimement condamnée, 
son seul but ressenti étant de vouloir couler l'industrie nucléaire européenne. Les choses sont moins simples et Schlesinger, responsable de l'Energie du gouvernement Carter, a beau jeu de parler de la «paranoïa commerciale» des Européens. 
     Cependant, la politique Carter n'est pas toute la politique «américaine». En septembre 1977, le plan énergétique a été mis en échec par le Congrès sous la pression du lobby pétrolier et, le même mois, la Chambre des Représentants a voté un crédit important pour la construction de Clinch River, à laquelle Carter a dû s'opposer par veto. Les responsables du gouvernement américain considèrent que les surgénérateurs sont beaucoup plus chers que les réacteurs à eau et que l'on a largement le temps, aux Eats-Unis comme dans le reste du monde, d'étudier diverses alternatives technologiques avant de se lancer dans la commercialisation du surgénérateur. Enfin, si l'argument de non-prolifération n'est pas le seul, il reste certainement très important: les Etats-Unis veulent rester le «gendarme du monde» et ont conscience de la difficulté de cette tâche et des risques de conflit mondial si n'importe quel pays détient l'arme nucléaire. Le maintien de la suprématie militaire, problème qui n'existe pas pour la France ou l'Allemagne, joue d'un grand poids dans cette affaire et à cet égard le fait que Schlesinger soit l'ancien patron du Pentagone est révélateur.
suite:
     Sur le plan international, les EtatsUnis ont obtenu la réunion d'une conférence internationale sur l'évaluation du cycle du combustible nucléaire. Les quarante pays participants ont deux ans devant eux, au sein de huit groupes de travail, pour élaborer des études portant essentiellement sur le développement des surgénérateurs et le retraitement des combustibles nucléaires irradiés. A la première réunion pleinière d'Octobre 1977, le Président Carter a proposé la création d'une banque du combustible nucléaire. On peut craindre que ces «études» de deux ans ne soient que des échanges d'arguments pour défendre les politiques nationales.
     Sur le plan des stratégies industrielles, la situation reste aux Etats-Unis totalement confuse. Ni dans le sens des économies d'énergie et de la réduction des importations pétrolieres, ni dans celui de la relance des réacteurs à eau, la politique Carter ne semble porter ses fruits et la réunion des industriels du nucléaire à San-Francisco en décembre 1977 a été absolument morose.
     On peut se demander si les grands groupes financiers américains ne considèrent pas déjà que le nucléaire - quel qu'il soit - s'avère trop coûteux, trop long à construire, pas assez productif, source de difficultés sans fin avec les populations et s'ils n'essayent pas de ménager une période de transition pour permettre la relance à très grande échelle du charbon (on rouvre des mines, mais les obstacles liés à la pollution et à la destruction de l'environnement sont considérables) et l'arrivée sur le marché de la technologie solaire, pour laquelle des moyens énormes ont été mis en oeuvre depuis deux ans.
     A l'opposé, et c'est l'opinion des dirigeants européens, on peut croire que la politique Carter ne durera que pendant le mandat du Président et que le nucléaire connaîtra une relance spectaculaire dans quelques années, dans une situation de marché mondiale favorable aux intérêts américains. Cette interprétation donne beaucoup d'importance à un homme et il serait précieux de savoir quels sont les intérêts qui sont derrière Carter (le nouveau capitalisme) pour qu'il s'attaque ainsi à des forteresses aussi puissantes que les firmes pétrolières ou le lobby nucléaire du Congrès.
     Quoi qu'il en soit, les incertitudes et les hésitations américaines doivent être soigneusement pesées par les pays européens, s'ils ne veulent pas, dans dix ou quinze ans, passer à nouveau sous les fourches caudines des firmes transnationales pour l'achat de licences ou technologies solaires.

L'énergie et l'Europe

     Il n'y a pas de politique européenne de l'énergie. Tandis que la Grande-Bretagne attend le pétrole de la Mer du Nord pour relancer son économie, que l'Allemagne de l'Ouest relance le charbon (sous la pression du lobby de la Ruhr) en modérant le nucléaire et que la France se cramponne au «tout nucléaire», la Commission des Communautés Européennes sert  essentiellement  de chambre d'enregistrement des décisions gouvernementales nationales. Elle prend de temps en temps des initiatives politiques, comme le soutien affirmé aux surgénérateurs, en juillet 1977, et fait des efforts dans le domaine de l'information (auditions publiques de Bruxelles de novembre 77 et janvier 78 sur l'énergie nucléaire). Dans le domaine de la radioprotection, le rôle de la Commission est important puisque les règles ont été unifiées au niveau de la Communauté, mais ceci ne s'étend pas à la sécurité des installations nucléaires: la demande d'élaboration  d'un  «code communautaire de sécurité nucléaire», adoptée en avril 77 à l'unanimité moins une abstention par le Comité Economique et Social Européen, a été bloquée au niveau du Conseil des Ministres.

 p.12

Retour vers la G@zette N°21