Plus encore que dans d'autres domaines, les choix énergétiques sont présentés au public comme reposant sur des bases rationnelles, voire scientifiques, sur des calculs savants d'«experts»... Il s'agirait ainsi de décisions objectives qui s'imposent d'elles-mêmes et contre lesquelles seules peuvent s'élever des voix obscurantistes. Il y aurait le bon choix qui serait la seule bonne voie à suivre s'imposant en quelque sorte naturellement. Cette idée que l'on voudrait voir jouer comme un réflexe chez les individus permet ainsi aux «décideurs» d'avoir les mains libres et de refuser le débat sur un sujet considéré comme scientifique et non politique. «Enfin, Monsieur, va-t-on discuter de combien font deux et deux..!» Eh bien qu'il soit clair qu'il n'y a d'éventuellement logique que de déterminer, toutes hypothèses fixées par ailleurs (si cela était possible) les moins mauvais chemins. Mais à la fois le choix des hypothèses de départ et le choix final impliquent des choix de nature politique, sociale, etc. A la veille de ce débat sur l'énergie que le nouveau gouvernement nous annonce, nous voulons réaffirmer tous ces points; en particulier nous affirmons que la technique doit être esclave et non maîtresse et que ceux qui disent ou pratiquent l'inverse ne font que dissimuler leur choix à eux l'écran de fumée d'une pseudo-science. Tout ceci, concrètement, signifie que: 1. les choix énergétiques doivent être le résultat de conditions préalables d'ordre a) social et b) économique, puis d'une confrontation entre plusieurs scénarios possibles présentés clairement avec leurs avantages et inconvénients dans tous les domaines; 2. les «scientifiques», «experts», etc. ont pour seul rôle de fournir les éléments permettant d'éclaircir le débat. Il est clair que le premier point n'a évidemment pas été respecté jusqu'à présent par les gouvernements précédents. Pour le second, tout espoir n'est pas perdu: c'est l'objet de cette Gazette de montrer que, avant même l'arrivée de la gauche au pouvoir, un certain nombre d'experts officiels jouaient déjà ce rôle mais... sans que cela se sache dans le grand public, puisque le but du pouvoir n'était évidemment pas d'éclairer des choix possibles mais seulement de justifier un choix fait a priori, ce qui rendait nécessaire d'étouffer tout ce qui n'était pas conforme aux décisions déjà prises. Concrètement, dans le domaine de la politique énergétique, l'année 1980 a vu «sortir» trois études d'experts officiels: - l'une, émanant du Commissariat au Plan (Commission Energie et matières premières), était plutôt favorable à la politique nucléaire pompidolo giscardienne; elle a eu une grande publicité; - une seconde, émanant du ministère de l'Industrie (Centre d'Etudes et de Décisions), avait sans doute le tort de se pencher sur des «scénarios de croissance sobre en énergie»: elle est restée tout simplement inconnue et ignorée; - la troisième, émanant du Commissariat au Plan (Commission Prospective de la consommation d'énergie à long terme) était insupportable puisqu'elle osait prétendre qu'une politique d'économie d'énergies serait infiniment plus astucieuse que la poursuite d'un énorme programme nucléaire: elle a été publiée après avoir été expurgée autant qu'elle pouvait l'être. (suite)
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Ce sont ces trois études officielles et publiées dont nous allons donner ici un aperçu afin de montrer que les choix restent très ouverts et que, contrairement à ce qu'affirment les tenants d'une politique nucléaire forte, où qu'ils soient, à gauche (il y en a aussi) comme à droite, l'électronucléaire de masse n'est pas une vérité absolue, scientifique et, de toute façon, ne correspond certainement pas à un optimum pour la nation. Mais cela pose aussi le problème de l'information et de la démocratie dans les décisions: il est nécessaire, pour qu'il y ait réel débat et décision valable (donc correspondant à un optimum pour la population) que les cartes ne soient pas biseautées et qu'elles soient effectivement mises sur la table. Il est évident que ce n'était pas le cas jusqu'à présent, il faut absolument que ça change. Nous traiterons de ce problème dans la dernière partie.
p.2
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DOCUMENT A. «Rapport de la Comrnission Erergie
et Matières premières» de la préparation
du 8ème Plan 1981-1985. Il s'agit d'un document du Commissariat
Général au Plan, publié en juillet 1980 à la
Documentation Française, en deux volumes (le rapport de synthèse
et les annexes) représentant au total 500 pages environ.
(suite)
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Après la définition de ces hypothèses et leur examen global comparatif, la Commission conclut explicitement de la façon suivante (p. 74): «Le calcul indique que, dans le scénario gris, l'évolution qui prolonge la tendance des dernières années conduit à une consommation globale d'énergie de 235 à 245 Mtep en 1990 (selon le taux de croissance de 2,5 à 3%); et, pour le scénario rose, une inflexion sensible de la tendance antérieure amènerait la consommation entre 240 Mtep (pour 3,5% de croissance) et 250 Mtep (pour 4% de croissance du PIB). Ces deux projections se recoupent sur une plage allant de 240 à 245 Mtep. Le plan du gouvernement indique le chiffre de 242 Mtep. Compte tenu de la marge d'erreur sur ces prévisions, dans un souci d'éclairer autant que possible la proposition du gouvernement, c'est ce chiffre qui sera retenu dorénavant».* On voit parfaitement apparaître les contradictions internes de l'ensemble de cette étude du fait que la Commission était conduite, comme nous l'avons indiqué, à justifier a posteriori les décisions du gouvernement. Nous n'aborderons pas ici le débat sur le lien entre croissance énergétique et croissance économique (le rapport entre ces deux grandeurs est «l'élasticité»): nous dirons seulement qu'une politique de croissance économique élevée n'entraîne pas forcément une croissance énergétique comparable, surtout si l'on met en oeuvre une politique sérieuse d'économies d'énergie; l'élasticité, qui a déjà passablement baissé, peut en effet être encore réduite très sensiblement dans un tel cas. Cette question des économies d'énergie et de ses conséquences - plutôt bonnes, comme nous verrons - sera largement développée plus loin. DOCUMENT B «Un scénario de croissance
sobre en énergie pour la France». Il s'agit d'un rapport
(dit «Dossier 21») du Centre d'Etudes et de Prévisions
du ministère de l'Industrie, publié en février 1980
à la Documentation Française, et qui représente une
centaine de pages. L'objectif de cette étude est bien défini
dans l'avant-propos du rapport:
p.3
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* Sic! Et le texte se poursuit ainsi:
«Toutefois, rappelons-le, si l'objectif
global doit être indépendant du scénario international,
et donc du taux de croissance (dans la plage jugée plausible), cela
ne signifie pas que l'on puisse considérer que cet objectif puisse
être atteint pour un taux de croissance de 3,5% l'an, quel que soit
le scénario international qui prévaut. La Commission a privilégié
dans son analyse une évolution grise des prix de l'énergie
et une croissance modérée (2,5 à 3%); le gouvernement,
en fixant un objectif de croissance plus fort (3,5%) se place implicitement
dans le scénario rose. Même si le résultat final est
voisin, il importe d’être conscient des cohérences qu'implique
le choix d'un scénario.».
Un contrat a été passé avec l'Institut Economique et Juridique de l'Energie de Grenoble pour utiliser les modèles MEDEE2 et MEDEE3 qui y ont été mis au point. Le groupe a travaillé d'avril à décembre 1979 et a élaboré deux scénarios. Pour l'essentiel, leur définition a fait l'objet d'un consensus entre les membres du groupe. Lorsque cela n'a pas été possible, le rapport reflète l'opinion de la majorité d'idées qui s'est dégagée tout en indiquant les points de désaccord. Il ne formule pas d'objectifs pour la politique énergétique française pendant les vingt prochaines années». La méthode a consisté à définir des scénarios à partir d'hypothèses sur le contexte socio-économique. L'étude a ainsi élaboré deux scénarios distincts, un «scénario de référence» et un scénario de «bas profil énergétique technique» (BPET), en procédant de la façon suivante (p. 12): «Pour construire un scénario, on définit tout d'abord le contexte socio-économique. Puis les grandes hypothèses de croissance économique étant choisies, il reste à quantifier les déterminants techniques de la demande d'énergie finale, c'est-à-dire par exemple la consommation spécifique des appareils électroménagers, le taux de recyclage du papier ou encore le degré d'isolation thermique des logements. Pour y parvenir, on estime pour chaque usage énergétique: a) les perspectives d'évolution tendancielles. Elles sont ici décrites dans le scénario dit «de référence»; b) les potentiels techniques et économiques d'énergie; c) le niveau d'économies d'énergie qu'il serait possible d'atteindre, en tenant compte des contraintes institutionnelles, économiques et techniques. Par exemple, on sait construire des maisons totalement autonomes sur le plan énergétique mais à des coûts prohibitifs. Aussi ce potentiel technique ne sera-t-il pas pris en compte. Les hypothèses ainsi dégagées sont décrites dans le scénario «bas profit énergétique technique» (BPET). La comparaison du scénario de référence et du scénario BEPT donne une estimation du «gisement» d'économies d'énergie dans le contexte socio-économique considéré. L'exploitation de ce gisement peut résulter d'une volonté politique et/ou d'une hausse supplémentaire des prix de l'énergie. Les prix jouent en effet un rôle prépondérant en matière d'incitation aux économies[1]. Par ailleurs, les variations des prix relatifs orientent les substitutions entre les différents produits énergétiques. Une réduction notable de la consommation énergétique suppose vraisemblablement à la fois une action réglementaire et une hausse des prix. Cette hausse ne peut manquer à son tour d'avoir des répercussions sur le rythme et le contenu de la croissance. Il y a donc une certaine incohérence à vouloir imaginer des demandes d'énergie différentes dans un même contexte économique. Cependant, selon une étude américaine récente[2], la croissance serait relativement peu affectée si le renchérissement de 1'énergie était graduel. Ce résultat et les difficultés qui subsistent, en l'absence d'un modèle énergétique global, pour appréhender ces phénomènes, nous ont conduit à admettre que le contexte socio-économique pouvait être commun aux scénarios de référence et BPET.». DOCUMENT C. «Rapport de la Commission Prospective
de la consommation d'énergie à long terme» (dit
rapport Bloch-Lainé, du nom du responsable mandaté). Il s'agit
d'un document du Commissariat Général au Plan, publié
au premier trimestre 1981 à la Documentation Française.
(suite)
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Ce rapport a tout une histoire: remis en juin 80 aux ministères concernés par son rapporteur, Michel Crémieux*, il a créé le scandale en raison de ses conclusions pour le moins divergentes par rapport à la politique énergétique officielle (voir le Canard enchainé du 29 .4.81). Suite à diverses interventions d'EDF et du ministère de l'Industrie, la conclusion ne s'est pas fait attendre puisque Michel Albert écrivait alors à François de Wissocq (Directeur général de l'Energie au ministère de l'industrie): «Partageant avec vous le sentiment que ce projet mérite d'être approfondi, j'ai demandé au chef de service compétent, M. Pierre Amouyel, de prendre les dispositions nécessaires et j'ai décidé de surseoir jusqu'à la rentrée d'automne à sa publication. J'ai fait part de cette décision à M. Bloch-Lainé». Ceci explique la publication si tardive du rapport à la Documentation Française car il a fallu en effet le temps d'effectuer les «approfondissements» requis. La comparaison attentive des deux versions du rapport permet de constater que, dans la version publiée, les résultats, tableaux, etc. n'ont pas été modifiés (il aurait sans doute été difficile de faire admettre à la cinquantaine de personnes qui composent le groupe de travail, qu'elles se sont trompées...) mais toute une série de coupes ont été effectuées dans les commentaires et interprétations des résultats; on trouvera de nombreux exemples dans les encarts qui parsèment cette Gazette, de tous ces passages éminemment tendancieux auxquels nous avons ainsi échappé... Dans une première partie, la Commission a passé en revue les différents secteurs d'utilisation de l'énergie, avant de définir les enjeux à l'aide de deux scénarios: l'un de «consommation tendancielle», l'autre de «consommation efficace» (économies d'énergie) On trouve dans le texte les explications suivantes (p. 53): «Cette première étape n'était pas une prospective mais plutôt une prospection. Nous avons recensé secteur par secteur, beaucoup de formes de gaspillage, beaucoup de sources d'inefficacité qui accroissent inutilement nos consommations d'énergie. Cet inventaire a permis d'évaluer le volume actuel de consommations inefficaces.» (...). «La notion de consommation tendancielle est évidemment assez floue; dans le secteur résidentiel et tertiaire, il s'agit de la quantité d'énergie qui serait absorbée en 1990 à politique incitative et réglementaire inchangée; dans les autres secteurs, on a considéré comme tendancielle la demande d'énergie qui résulterait du maintien des consommations unitaires actuelles pour chaque catégorie d'équipement et d'usage». Ces trois documents, que nous allons examiner et comparer à présent, sont donc des documents datés de l'ancien régime tout à fait officiels et publics. Sous des formes diverses, il est signalé dans chacun d'eux que les conclusions n'engageaient que les auteurs et non pas le gouvernement, etc. Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit bel et bien dans tous les cas, d'études commandées en bonne et due forme à des groupes d'experts officiels dont le but était précisément de préparer les décisions à prendre au niveau du gouvernement précédent. Mis à part quelques points particuliers relatifs à la politique énergétique générale, nous ne traiterons ici que de l'aspect «électricité». En effet, il serait trop long de traiter de la totalité du bilan énergétique; mais surtout l'électricité constitue le point-clé de cette affaire puisque, pour l'ancien pouvoir, électricité = nucléaire, et le nucléaire était le pilote avoué officiel de toute la politique énergétique.** Dans cette optique «électricité», nous n'analyserons donc pas le secteur «transports», qui représente peu de chose (un peu plus de 2% de la consommation d'électricité) et qui ne donne pas lieu à beaucoup de divergences entre les divers scénarios. Par contre, au niveau énergétique global (les transports représentent environ 20% de la consommation), ce secteur peut donner lieu à des politiques énergétiques fort différentes pourvu qu'on envisage de profondes réformes structurelles; ces problèmes sont abordés également dans les trois études mentionnées. Nous dirons seulement, quant à nous, que les transports sont bien le seul secteur où l'intérêt national bien compris peut précisément conduire à développer l'utilisation de l'électricité dans le cadre d'une extension des transports collectifs en tous genres (transports urbains et voies ferrées SNCF) et d'un transfert du trafic marchandises de la route sur le rail pour les moyennes et grandes distances. * Maintenant chargé de mission au ministère de 1'Energie. ** Ca n'a pas beaucoup changé jusqu'à l'époque où cette Gazette a été numérisée... p.5
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