19 avril 2021 • Alternatives Economiques

Chouette, le nucléaire est une énergie verte

Alternatives Economiques, le 19 avril 2021

Oyez oyez braves gens, et oyez oyez braves investisseurs en quête d’avis sur la contribution de vos placements financiers à un futur durable (car si vous avez le sens des affaires, vous vous souciez du bien-être des générations présentes et futures, n’est-ce pas ?). Oyez, et oyez bien, car ce n’est pas une blague : le nucléaire est une énergie verte, c’est bon pour la planète, pas de problème pour y placer vos billes, au contraire.

C’est en substance ce qu’en dit le Joint Research Centre (JRC), l’organe scientifique de la Commission européenne chargé de l’éclairer dans ses décisions. Son rapport sur ce sujet atomique a fuité fin mars dans les médias et n’était toujours pas présenté sur le site du JRC mi-avril. On peut toutefois le trouver caché dans un méandre du web de la Commission ou encore sur un site lié à la World Nuclear Association.

Le document est daté du 19 mars et est estampillé « sensitive ». Ce n’est donc peut-être pas l’ultime version, mais ce pavé de 385 pages y ressemble fort. Et si l’on traîne à le porter à l’attention du public, c’est peut-être qu’il est en effet very sensitive.

Vert ou gris ?

Un petit retour en arrière pour comprendre de quoi il retourne. A force de lire Alternatives Economiques, on a tous fini par réaliser que le financement de la transition vers le monde décarboné et à moins de 2 °C de réchauffement que nous appelons de nos vœux n’est pas tant que ça affaire de grosses dépenses.

C’est surtout affaire d’arrêter de dépenser un pognon de dingue pour des trucs qui détraquent le climat (l’achat d’un SUV, un billet d’avion pour Bali, une centrale à gaz ou à charbon qui lâche du CO2 dans l’air pour fournir de l’électricité) et de réorienter ces pépètes vers ce qui est bon pour la planète. Soit des vélos, des voitures électriques, des salaires pour des ouvriers qui vont isoler nos logements, des parcs éoliens, des parcs solaires… Bref, des choses qui n’émettent pas de CO2 et qui permettent de ne pas en émettre.

Mais au fond, qu’est-ce qui est bon pour le climat et qu’est-ce qui est mauvais pour le climat ? Que dire aux investisseurs pour qu’ils mettent leurs billes dans le pot vert et pas dans le pot gris ? Pas si simple. Le nucléaire par exemple. Il n’émet pas [en fait peu] de CO2, mais produit des déchets embarrassants. Et quand ça pète, ça craint. Vert ou gris ?

En ce qui nous concerne, en Europe, cela fait déjà quatre ans que la Commission européenne planche pour savoir ce qui est vert et ce qui est gris, à l’attention notamment de ceux qui placent notre épargne et pour qu’ils l’orientent du bon côté de la force. Les banques, les assureurs, les fonds de pension… En 2017, en effet, la Commission a créé un groupe d’experts à haut niveau (High Level Expert Group on Sustainable Finance) chargé de faire des propositions. Ledit groupe d’experts à haut niveau a remis son rapport début 2018 et, à l’été, la Commission a créé un groupe d’experts techniques (Technical Expert Group, TEG), chargé d’établir des recommandations sur ce qu’il faut classer dans le gris et dans le vert. Un peu comme on demanderait à des botanistes de déterminer à quelle ou quelle branche appartient telle ou telle espèce. C’est ce qu’on appelle en sciences naturelles la taxonomie, d’où l’expression « taxonomie verte », dans le jargon européen, pour désigner ce travail de classification des bons et des mauvais investissements, du point de vue du climat.

Pour être classé du bon côté, un investissement doit obéir à deux critères simultanément. D’abord, contribuer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre (ou à l’adaptation au changement climatique). Ensuite « ne pas faire mal » (do not harm) à l’environnement (sur le plan de la protection des eaux, des pollutions, de la préservation des écosystèmes, de la pression sur les ressources naturelles).

Armés de ces critères, nos taxonomistes du TEG ont pu faire leur travail de classification à peu près sereinement jusqu’à ce qu’ils tombent sur un os. Le nucléaire. Dans quelle boîte le ranger ? La verte ou la grise ? Faute de pouvoir trancher sur cette question (« sensitive »), ils ont décidé de ne rien décider et, dans leur rapport remis à l’été 2019, ils ont recommandé d’approfondir les investigations sur cet intéressant problème de taxonomie.

Dont acte. A l’été 2020, l’exécutif bruxellois demande au JRC une expertise pour trancher ce point délicat de science. D’autant plus délicat que, selon le règlement européen sur la taxonomie publié en juin, c’est à la Commission que reviendra le privilège de dire, par un acte délégué, ce qui est vert et ce qui ne l’est pas. Le JRC a donc rendu son expertise. Et il a conclu : le nucléaire entre dans le vert.

Mais le sujet est tellement radioactif que la Commission n’a plus du tout envie de prendre la responsabilité d’en décider par acte délégué. Dans sa communication sur la taxonomie qui doit être présentée ce mercredi, elle renvoie la balle dans le camp du Parlement et du Conseil, qui devront donc légiférer suivant la procédure classique de codécision. Une proposition législative est attendue au dernier trimestre 2021.

Débat désespérant

Le principal sujet de discussion portait sur le sort des déchets nucléaires de haute activité et à vie longue. Sont-ils ou non compatibles avec le principe « ne pas faire mal » ? Oui, argumente le JRC car il est notamment possible de prévenir les effets nocifs de ces déchets par leur stockage définitif en profondeur.

Cette argumentation « scientifique » n’est pas sérieuse. Aucun pays n’a administré la preuve que le stockage en profondeur – envisagé par la France, pour qui ce rapport semble écrit – était fiable. Et fournir cette preuve est par nature impossible a priori.

Commentaire GSIEN : à propos de la fiabilité d’un stockage de déchets en profondeur, dans les faits, c’est même la preuve inverse qui est apportée avec le retour d’expérience des exemples de Asse en Allemagne, du WIPP (Waste isolation pilot plant) aux USA, et hors nucléaire et plus proche de nous, Stockamine en Alsace.

Sur les accidents du WIPP, voir l’étude fouillée réalisée conjointement par Jean-Dominique Boutin (membre du GSIEN), Laura Graton et l’IRSN... Conclusion de Dominique sur l’accident du WIPP, « l’origine profonde de l’accident réside dans les failles de l’organisation de la supervision de l’exploitation, les défauts de gouvernance et le mélange incompatible sûreté/économie », une conclusion trop cash qui n’a donc pas été retenue dans la publication de l’IRSN, un institut qui se doit de rester "atomiquement" correct !


Photo : Albuquerque Journal

A minima, le nucléaire appartient à une catégorie indéterminée. S’il est vert pour le climat (ce qui reste à démontrer compte tenu de la lenteur de son déploiement face à l’urgence de la décarbonation des systèmes électriques), il est de toute évidence très gris pour l’environnement. Le considérer comme un investissement respectant les critères de la taxonomie européenne est une escroquerie intellectuelle. Il sera amusant de voir ce que les Etats membres et les eurodéputés codécideront à la fin de l’année.

Amusant, oui. Parce qu’au fond, tout cela est-il bien sérieux ? Cinq années de débats d’experts et d’arbitrages de haut niveau pour définir ce qui est bon ou pas pour le climat, c’est assez risible. Ou désespérant face à l’urgence climatique. Un citoyen formé en trois mois pourrait répondre de manière assez avisée sur le sujet.

Surtout, cet exercice, limité à lui-même, est assez vain. Ce n’est pas parce qu’il existe une taxonomie que les investisseurs privés et publics vont en suivre les principes. Ils n’investiront dans le vert au lieu du gris que s’ils y sont contraints par des règles. Des règles dont on ne voit toujours pas la couleur verte et qui restent désespérément grises. S’il faut cinq ans pour définir une taxonomie des investissements, combien d’années encore pour imposer aux investisseurs des règles climatiquement efficaces ?

Quant aux industriels du nucléaire, si leur branche devait être classée du bon côté (de leur point de vue), qu’ils ne se réjouissent pas. Ce n’est pas ça qui va attirer des capitaux privés qui préfèrent se placer dans les « vraies » énergies vertes, qui représentent des placements autrement plus sûrs et plus rentables, à en juger par la dynamique des investissements dans l’éolien et le solaire, et le marasme de l’atome.

Et si leur branche devait, inversement, être classée du mauvais côté de la taxonomie (toujours de leur point de vue), qu’ils se rassurent. Ce n’est pas ça qui empêchera les décideurs publics de les soutenir à partir du moment où ils ont décidé de les soutenir contre toutes les évidences.

Source : alternatives-economiques.fr