Militarisation de la centrale de Civaux :
le retour du complexe militaro-industriel
Jean-Marie Brom & Michel Brun (GSIEN)
Question nucléaire, depuis 1963 et le démarrage de Chinon A1, EDF est responsable de la production d'électricité d'origine atomique. La mise en service des réacteurs graphite-gaz (UNGG) a permis la production d’électricité mais aussi du plutonium de qualité militaire (Cf. encadré page suivante) fort utile pour constituer la force de dissuasion française avec le CEA comme maître d'œuvre. Mais depuis ce mois de mars, le gouvernement a décidé de remilitariser EDF, en commençant par la centrale de Civaux. Hors de toute préoccupation éthique ou morale...
La Mission communication d’EDF Civaux informe : « Le ministre des Armées a annoncé lundi 18 mars un accord de coopération entre EDF et l’État au service de la dissuasion nucléaire, en vue d’apporter des moyens redondants au Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Il se traduira par la mise en œuvre à Civaux d’un service d’irradiation (...) d’une matrice contenant du lithium, sans activité de production militaire sur le site de Civaux » [EDF, 2/04/24]. EDF va réussir le tour de force de produire un élément indispensable à la bombe atomique, sans activité de production militaire !
Les bombes thermonucléaires (bombe H) reposent sur le principe de la fusion nucléaire entre deux éléments légers, en général du deutérium et du tritium radioactif. Si le deutérium existe dans la nature (sous forme d'eau lourde extraite de l'eau de mer), le tritium est extrêmement rare. En revanche, ce résidu de la production d'électricité d'origine nucléaire est rejeté dans l’environnement. L’usine de La Hague, en retraitant une partie du combustible irradié des centrales hexagonales, libère la majeure partie du tritium contenu dans le combustible. Le bilan des « rejets radioactifs en mer » établit par Orano La Hague fait état de 1.1016 Bq (10 000 TBq) de tritium dans les rejets liquides du site en 2021 [Orano – La Hague 2021]. Convertie en masse, cette activité représente environ 28 grammes. Quelle masse de tritium faut-il pour faire une bombe ?
Selon Le Parisien, « Une bombe H (thermonucléaire) en contiendrait 4 g » [Le Parisien, 19/03/24]. 28 g représente de quoi alimenter sept engins si tant est qu’il soit possible de récupérer l’ensemble du tritium des rejets liquides et économiquement réalisable (construction d’un atelier d’extraction et de purification dédié).
Jouant la « transparence » en 2015, l’ancien président de la République François Hollande avait révélé que la France possédait « 300 têtes nucléaires, réparties dans 58 (trois lots de 16) missiles M51, présents sur les sous-marins, et dans 54 missiles ASMPA [air-sol moyenne portée amélioré], qui équipent les avions de combat de la composante aéroportée de la dissuasion nucléaire » [Le Parisien, 19/02/15].
Radioactif, la moitié du stock de tritium disparait en une douzaine d'années, ce qui implique périodiquement son remplacement dans les bombes H afin de les maintenir opérationnelles. Si la masse de 4 g indiquée par Le Parisien est proche de la réalité, la maintenance de l’arsenal nécessiterait l’approvisionnement de 1,2 kg de tritium tous les douze ans (100 g par an).
Une méthode pour obtenir du tritium consiste à utiliser du lithium en le bombardant avec des neutrons. Intimement liés pour la production de plutonium, le nucléaire civil et militaire ont également collaboré à la production de tritium comme l’avait révélé Le Monde en 1967 : « Pour se procurer du tritium il suffit donc, en principe, d'introduire des barreaux de lithium dans un réacteur de puissance mais ce procédé qui a été utilisé depuis longtemps en France ne fournit que des quantités très limitées de matière. Aussi la décision a-t-elle été prise de construire deux réacteurs spécialement conçus pour l'irradiation du lithium : les deux Célestins » sur le centre de Marcoule [Le Monde, 19/05/1967].
Le tritium pour alimenter la fabrication de bombes fut donc produit dans deux réacteurs du CEA, Célestin 1 (1967) et Célestin 2 (1968) qui ont été arrêtés en 2009 (Cf. encadré ci-après). Sans nouvelles sources de tritium, à terme, les bombes françaises deviendraient inutilisables… A moins que le CEA ne reconstruise de nouvelles structures de production et d’extraction forts onéreuses... le quoi qu’il en coûte pouvant alors atteindre ses limites.
Les réacteurs Célestin
D’après l’Association des Retraités de l'Institut Laue-Langevin, « Ces réacteurs à eau lourde de 200 MWth chacun permettaient essentiellement la production de tritium par irradiation neutronique de cibles contenant du lithium, mais aussi de deutérium gazeux. Vers 1980 ils ont été modifiés pour produire également du plutonium-239 (50 kg par an chacun). En plus de ces applications militaires, ils ont servi à des fins indus-trielles et pharmaceutiques, notamment pour la production de cobalt 60 et de plutonium-238 pour les simulateurs cardiaques.
Ces réacteurs tritigènes contribuaient à la construction de la bombe H qui nécessite les isotopes gazeux de l’hydrogène (tritium et deutérium). Jusqu’au 24 août 1968, les ingénieurs réaliseront des modèles de bombes dits "à fission dopée" car le volume de tritium dont ils disposaient était relativement faible » [arill.fr].
Précisons qu’aux réacteurs étaient associé l’Atelier Tritium de Marcoule (ATM) qui serait, tout comme les Célestin, en cours d’assainissement avant déman-tèlement.
Plutonium militaire
UNGG Vs REP
Il existe plusieurs isotopes de plutonium (Pu) dans le combustible irradié en réacteur, la star étant l’isotope le plus intéressant par son caractère fissile, le 239Pu. Il est plutôt stable à échelle d’un arsenal nucléaire avec sa période de 24 100 ans. Le 241Pu est également fissile (nombre de masse impaire), mais de courte période (14 ans), il se transforme en 241Am, neutrophage, ce qui préjudiciable au rendement des engins militaires. Les autres isotopes formés au sein du combustible, le 238Pu, le 240Pu et le 242Pu sont simplement fertile sans intérêt pour faire la bombe.
UNGG - Réacteurs fonctionnant à l’uranium métal naturel (0,7% de 235U), modérés au graphite et refroidis avec du CO2. Les taux de combustion moyens (ou Burn up – BU), étaient de l’ordre de 5 à 6 GWj/t de métal lourd initial (« 6,5 GWj/t maximum » [Gazette n° 12]). La conception des installations (Chinon A, St Laurent A, Bugey 1) permettait le déchargement-rechargement du combustible, réacteur en fonction-nement. On pouvait alors s’autoriser à extraire du combustible plus faiblement irradié qui présentait l’avantage d’obtenir une part plus importante de plutonium « fissile » (239Pu) par rapport au plutonium « total », au détriment de la production d’électricité. EDF participait déjà à l’effort de paix : si vis pacem para bellum.
REP - Réacteurs à eau pressurisée fonctionnant à l’oxyde d’uranium avec un enrichissement de 3,7% en 235U, par exemple. Le remplacement du combustible se fait en arrêt de tranche avec des BU moyen de l’ordre de 45 à 50 GWj/t (52 GWj/t maxi selon l’IRSN).
Filière |
235U |
BU (GWj/t) |
239Pu/Pu Total |
UNGG |
0,7% |
3,7 |
78% |
6,1 |
70% |
||
REP 900 |
3,7% |
45,4 |
51% |
49,7 |
48,8% |
Source BU et Pu, archives GSIEN
Les neutrons sont abondamment produits dans les réacteurs nucléaires, quant au lithium, les projets se mettent place (géothermal en Alsace, mines en Allier) pour faire de notre pays un producteur. Autrement dit, notre pays pourrait être capable dans un avenir proche de produire in situ le tritium qui va faire défaut à notre arsenal nucléaire.
Il n'en fallait pas plus pour que l’ancien gouvernement décide de militariser la centrale de Civaux, deux réacteurs de 1495 MW représentant 5% de la puissance installée en France pour suppléer à la carence du CEA, en déguisant ce dévoiement derrière un "service d'irradiation". Autant d'économies pour le CEA, qui évite de nouvelles cons-tructions.
Cette militarisation aura-t-elle un effet sur la production électrique de Civaux ? Difficile à dire puisqu'il faudra installer des cibles de lithium-6 dans le réacteur et extraire périodiquement les cibles irradiées lors des arrêts de tranche sans perturber le "chemin critique" de celui-ci. Précisions techniques avec EDF : « Au sein d’un réacteur de Civaux, 205 assemblages combustibles sont chargés dans la cuve. Ils sont composés de crayons combustibles (tubes en alliage de zirconium) dans lesquels sont empilés les pastilles d’uranium enrichi permettant la fission nucléaire.
La structure d’un assemblage combustible comporte également en son sein 25 tubes-guides dans lesquels coulissent les crayons absorbants (neutrophages) des grappes de commande. Leurs déplacements vers le haut ou vers le bas permettent de réguler ou d’arrêter la fission nucléaire à l’intérieur du réacteur.
Tous les assemblages combustibles possèdent des tubes-guides permettant de recevoir des grappes de commandes, mais seuls 73 d’entre eux sont effectivement équipés de ces grappes. Il est donc possible d’introduire les crayons à irradier pour le CEA dans les assemblages combustibles non équipés de grappes. Une petite partie des emplacements disponibles sera utilisée » [EDF, 2/04/24].
Les grappes tritiés seraient déchargées en piscine et conditionnées pour être envoyées dans une installation du CEA de la DAM (Direction des applications militaires) pour extraction et purification du tritium.
EDF affirme que cette production de tritium militaire « n’aura de fait pas l’impact sur l’exploitation de la centrale de Civaux » et « n’aura pas non plus d’impact sur la sécurité ou la radioprotection des salariés et s’inscrira par ailleurs totalement dans le respect de la réglementation applicable à la centrale en matière de protection de l’environnement » [EDF, 2/04/24].
S’il n’y a pas de problème de fuite comme ce fut le cas en 1999 sur les installations Célestin. Récit avec l’ASN : « Un incident est survenu le 15 janvier 1999, un relâchement non contrôlé de gaz tritium d'environ 85 térabec-querels (2300 curies), évacué par la cheminée de l'installation CELESTIN, a été détecté à 11 h 50.
(...)
La fuite s'est produite au cours de l'opération de lavage des cibles irradiées et avant leur expédition vers l'atelier tritium de Marcoule (ATM) où elles sont traitées pour extraire le tritium.
Elle résulte d'un défaut d'étanchéité ayant affecté 8 cibles sur les 144 en cours de traitement. Des investigations sont en cours pour déterminer l'origine de ce défaut » [Contrôle n° 128 – ASN, 31/03/1999].
On peut raisonnablement envisager qu’un défaut d’étanchéité puisse survenir sur une ou plusieurs grappes de lithium irradiées occasionnant une fuite de gaz tritium. Si ce relâchement non contrôlé était dans l’ordre de grandeur de celui de Célestin en 1999, cela représenterait 120 fois l’activité du rejet annuel déclaré de « 0,705 TBq » de tritium gazeux en 2023 par la centrale de Civaux. Quant au respect de la réglementation, cela équivaudrait à 17 fois la valeur de la limite annuelle réglementaire de « 5 TBq » autorisée pour les rejets gazeux de tritium sur le site de Civaux [EDF - Civaux 2023]. Cela ferait un peu tache...
L'impact politique de la militarisation pour-rait être important pour les employés et sous-traitants de la centrale de Civaux à qui on ne demandera pas s'ils sont pour ou contre participer à la confection d'engins de mort au lieu de produire de l'énergie - même nucléaire - pour leurs concitoyens. En outre, ils risquent de passer sous un régime de "confidentiel défense" comme le laisse entendre le syndicat Sud Énergie : « Enfin, en ce qui concerne l’organisation, le flou règne : les deux réacteurs de Civaux resteraient soumis au régime des installations nucléaires civiles. Ainsi, ce projet sera sous le contrôle de l’ASN (...). En revanche, il n’est pas encore clair si l’activité sera Secret Défense, ce qui pourrait aller à l’encontre des règles de transparence en matière de sûreté nucléaire » [Sud Énergie, 17/05/24].
Et on comprend mieux la rage actuelle à démanteler l'IRSN pour le faire fusionner avec l'ASN sous la coupe du CEA, dont la mission est avant tout militaire, saupoudrée de R&D. A un moment où la paix est plus indispensable que jamais, un gouvernement n'a pas à utiliser à sa guise les ressources industrielles et humaines dévolues au service des citoyens pour sa politique mortifère.
Hors de toute préoccupation éthique ou morale, le président de la République continue d'asséner cette petite musique d'économie de guerre. A quand un débat démocratique sur ce sujet ?