FISSURES SPECTACULAIRES
Le phénomène révélé
par les trois chercheurs apparaît comme l'aboutissement d'un lent
processus amorcé dès le début du XXe siècle.
En effet, en 1907, lorsque l'explorateur Robert Peary l'a traversée
en tentant d'atteindre le pôle Nord, cette plate-forme, à
la surface ondulée, bordait de façon continue l'intégralité
de la côte tourmentée de l'île d'Ellesmere. Aujourd'hui,
elle a perdu 90 % de sa superficie et il n'en reste que des morceaux isolés
dont le plus grand était celui de Ward Hunt. Mais son épaisseur
est passée de 45 mètres en 1980 à moins de la moitié
aujourd'hui en certains endroits. Cette imposante langue de glace est restée
relativement stable jusqu'en 2000 bien que sa superficie totale soit passée
de 600 km2 au début des années 1960 à 490 km2 en 1998
et à 443 km2 aujourd'hui.
Il semble qu'à partir de l'an 2000 a commencé
à se propager et à s'élargie la faille qui, en 2002,
a conduit à la séparation de la plate-forme Ward Hunt en
deux blocs. Les chercheurs reconnaissent avoir eu de la chance de découvrir
cette saignée dans une région aussi peu fréquentée.
C'est Derek Mueller, un étudiant travaillant avec Warwick Vincent,
qui le premier l'a vue depuis un hélicoptère en juillet et
en août 2002. Il voulait alors étudier les microbes vivant
dans ces conditions extrêmes lorsqu'il a observé ces fissures
spectaculaires s'étendant sur toute l'épaisseur de la glace.
Grâce aux images prises par le satellite canadien Radarsat, les chercheurs
ont pu visualiser la faille de rupture de la plate-forme Ward Hunt.
Un phénomène qui concerne directement
l'équipe de chercheurs, même si ce n'est pas pour des raisons
d'étude du climat. En effet, la séparation de la plate-forme
en plusieurs parties a ouvert une brèche par laquelle la majeure
partie des eaux du fjord Disraeli - long de 30 km - se sont écoulées
vers la mer. C'est la couche d'eau douce et saumâtre de 43 mètres
d'épaisseur, flottant sur 360 mètres d'une eau salée
plus dense, qui a souffert de cette fuite.
SEUIL CRITIQUE
Or elle abritait un milieu biologique exceptionnel
dans lequel vivaient des espèces de plancton adaptées à
la fois à l'eau douce et à l'eau de mer. La faille a également
réduit, considérablement, la taille de l'habitat abritant
des animaux et des algues résistant aux conditions polaires.
Pour les chercheurs, les causes de la rupture de
la plate-forme de Ward Hunt sont à chercher dans le réchauffement
planétaire. Dans la région, les enregistrements de température
les plus anciens sont effectués à Alert, à 175 km
à l'est du fjord Disraeli. Là, une augmentation d'à
peine un dixième de degré par décennie a été
relevé depuis 1951. Mais, entre 1967 et aujourd'hui, cette montée
a été multipliée par quatre pour se retrouver à
une valeur similaire à celle que l'on enregistre en Antarctique,
où l'atmosphère se réchauffe d'un demi-degré
tous les dix ans depuis soixante ans.
En corrélant les mesures d'Alert avec celles
de la température de surface de la plate-forme de Ward Hunt mesurée
en 2001 et 2002, les chercheurs ont calculé une température
moyenne de surface en juillet pour les années 1967-2002 de 1,3 degré.
Soit une valeur nettement supérieure au zéro degré
considéré comme le seuil critique au-delà duquel les
plates-formes de glace commencent à se briser.
Pour les trois chercheurs, la rupture de la langue
de glace de Ward Hunt est due "aux effets cumulés d'un réchauffement
à long terme depuis le XIXe siècle". Ils suggèrent
également que la date de la fracture et son trajet sont influencés
par les cycles de gel et dégel, le vent, les marées ainsi
que les modifications de la température de l'eau, de la salinité
et des courants de l'océan Arctique.
"Selon certaines projections, les glaces permanentes
pourraient avoir disparu d'ici à la fin du siècle", avertit
le climatologue Jean Jouzel, car les effet du réchauffement de la
planète sont amplifiés dans les régions polaires.
"Si la température moyenne de la planète augmente de 3 degrés
en cent ans, celle de l'Arctique pourrait progresser de 10 degrés",
note-t-il. Heureusement, la rupture de la plate-forme de Ward Hunt ne devrait
avoir qu'une "influence locale" sur la circulation des glaces dans l'Arctique
et pas de répercussions planétaires. La véritable
crainte des climatologues, c'est la fonte du Groenland qui provoquerait,
à l'échelle de deux ou trois siècles, une hausse de
6 mètres du niveau des mers.