ACTUALITE
INTERNATIONALE de L'ENVIRONNEMENT
2003
Le recul des glaciers alpins
s'accélère depuis le début des années 1980
LE MONDE | 24.10.03
Malgré des régimes
climatiques et des fonctionnements très différents, les formations
glaciaires des zones tempérées, mais aussi andines, régressent
fortement. Ce recul paraît lié, pour les premières,
au réchauffement de la planète et, pour les secondes, aux
épisodes El Niño.
"Jamais nous n'avions vu cela, depuis plus
de cinquante ans que nous suivons Sarennes!" Michel Gay, glaciologue
au Cemagref de Grenoble, souffre pour son protégé. "Il
a baissé cette année de plus de 3 mètres. Cinq
fois plus que la moyenne...", déclare-t-il.
Petit glacier des Alpes françaises
niché dans le massif des Grandes Rousses, Sarennes, relique de la
dernière extension glaciaire - le "petit âge de glace"
que les historiens font débuter entre le XIVe et le XVIe siècle,
et qui s'est achevé au milieu du XIXe siècle
-, constitue un site d'étude privilégié pour les chercheurs.
Depuis 1949, sans relâche, ils surveillent son état de santé.
Un suivi d'autant plus aisé que Sarennes, prisonnier d'une cuvette
qui l'empêche d'avancer, se comporte comme un gros glaçon.
Or ce glaçon fond de plus en plus vite. Le mouvement s'est emballé
cet été avec la canicule. Mais il était déjà
bien engagé : "Depuis un demi-siècle, décrit
Michel Gay, la baisse est quasi continue. Et, depuis 1985, elle s'accélère."
Particulièrement spectaculaire,
l'exemple de Sarennes n'est pas isolé. Les observations effectuées
sur plusieurs autres glaciers alpins vont toutes dans le même sens,
indique Christian Vincent, du Laboratoire de glaciologie et de géophysique
de l'environnement (LGGE, CNRS-université Joseph-Fourier) de Grenoble.
Cette unité tient le registre des fluctuations de quatre formations
glaciaires différentes par leur taille (de 3 à 28 km2),
leur altitude (de 1.600 à 3.600 mètres) et leur exposition
: la mer de Glace et Argentière dans le massif du Mont-Blanc, Gébroulaz
dans celui de la Vanoise, et Saint-Sorlin dans les Grandes Rousses. D'autres
données, provenant d'équipes suisse et autrichienne qui auscultent
les glaciers de Clariden et d'Hintereisferner, sont elles aussi concordantes.
Le recul des glaciers alpins
n'est pas une constatation nouvelle. Les spécialistes estiment,
sur la foi de mesures objectives pour les périodes récentes
et sur celle de gravures ou de récits pour les plus anciennes, que
leur superficie s'est réduite de 30 % à 40 %
depuis la fin du petit âge de glace. Mais, pendant longtemps, la
seule jauge a été le déplacement du front des glaciers.
Or chacun d'entre eux possède une dynamique d'écoulement
qui lui est propre - elle est fonction notamment du profil de son
lit rocheux - et tous ne réagissent pas au même rythme
aux variations climatiques.
Les chercheurs se fient donc
davantage à un indicateur plus précis : le bilan de masse,
autrement dit la variation annuelle de volume. A l'aide, d'une part, de
carottages réalisés dans la zone d'accumulation (où
les précipitations neigeuses sont supérieures à la
fonte) ; d'autre part, de balises disposées dans la zone d'ablation
(où la fonte est la plus importante), ils calculent ce qu'un glacier
a gagné ou perdu en hauteur d'eau. Ils disposent désormais
de séries de mesures suffisamment longues et portant sur un éventail
de sites suffisamment diversifié pour pouvoir les interpréter.
Au cours du siècle
écoulé, les glaciers alpins n'ont pas répondu de façon
uniforme aux changements climatiques : Sarennes a perdu en moyenne
60 cm d'eau par an, quand Hintereisferner n'en perdait que 45 cm, Saint-Sorlin
30 cm, et Argentière 6 cm seulement. Mais, note Christian Vincent,
"si les glaciers les plus hauts et les plus gros résistent mieux,
la tendance générale est similaire. Le signal climatique
est le même".
Depuis le début des
années 1980, ce signal est plus marqué : le retrait
des glaciers s'accentue. Le LGGE a poussé l'analyse et montré
que cette régression n'est pas due à une diminution des précipitations
hivernales : sur certains massifs, elles sont au contraire plus abondantes
que par le passé. Elle s'explique, exclusivement, par "une forte
augmentation de la fonte estivale". Alors que, durant la période
1954-1981, Clariden perdait en été une moyenne de 7,5mm d'eau
par jour, il a perdu plus de 13mm au cours des deux dernières décennies.
Le surcroît de fusion est similaire pour Sarennes.
Le lien avec le réchauffement
climatique est direct: entre les deux périodes considérées,
les températures moyennes dans les Alpes ont grimpé de 1,6oC
en juillet et en août et de 1oC en septembre. Mais, souligne
Christian Vincent, "la température n'est pas le seul facteur
en jeu". Entrent aussi en ligne de compte l'albédo (la part
du rayonnement solaire réfléchie, plus importante pour la
neige que pour la glace), les flux de chaleur liés au vent, à
l'évaporation ou à la sublimation... "Le réchauffement
explique sans doute l'essentiel de la fonte supplémentaire des glaciers.
Mais il se pourrait également que la nébulosité ait
diminué dans les Alpes au cours des vingt dernières années",
avance le chercheur.
A des milliers de kilomètres
de distance et sous d'autres latitudes, des équipes de l'Institut
de recherche pour le développement (IRD) étudient, aux côtés
de scientifiques sud-américains, le comportement d'un panel de glaciers
de la zone intertropicale: Zongo et Chacaltaya en Bolivie, Yanamarey et
Artezonraju au Pérou, Antizana et Carihuayrazo en Equateur. Le régime
climatique auquel sont soumis ces glaciers andins et donc leur fonctionnement
sont très différents de ceux de leurs homologues alpins,
régis par l'alternance entre l'accumulation hivernale et l'ablation
estivale. Ici, la saison humide (l'été austral, qui dure
de septembre à avril) est à la fois celle des chutes de neige
et celle de la fonte maximale. En outre, cette fonte se prolonge toute
l'année, la limite pluie-neige variant très peu avec les
saisons.
Or, rapportent Bernard Francou
et Pierre Ribstein, des unités de Grenoble et de Montpellier de
l'IRD, "le recul des glaciers tropicaux a augmenté depuis vingt
ans", c'est-à-dire de façon concomitante à celui
des formations alpines. L'explication? Les chercheurs ont pu mettre en
évidence une corrélation entre ce retrait et l'intensité
des événements El Niño, caractérisés
par un réchauffement des eaux du Pacifique. "A chaque Niño,
on assiste à une forte ablation glaciaire", décrivent-ils.
L'influence de "l'enfant terrible" se manifeste d'une double façon:
"Le réchauffement du Pacifique a pour contrecoup une baisse des
précipitations neigeuses venues de l'Atlantique et d'Amazonie, dont
pâtissent les glaciers boliviens. Ceux de l'Equateur sont davantage
victimes de l'échauffement, consécutif à celui de
l'océan, des couches basses de l'atmosphère." Reste à
savoir si la fréquence et l'intensité des derniers épisodes
El Niño sont imputables au réchauffement planétaire.
La question n'est à ce jour pas tranchée.
Dans les Alpes comme dans
les Andes, nombre de glaciers sont en tout cas condamnés. Au rythme
actuel, les plus petits auront disparu dans vingt ou trente ans. Les géants
blancs, estime Christian Vincent, pourraient en revanche, après
avoir cédé encore du terrain, "retrouver un état
d'équilibre".
Pierre Le Hir