Avec ce numéro, la Gazette aborde la question des normes de radioprotection, sujet complexe, car de nombreux paramètres interfèrent les uns avec les autres: aspects économiques, santé publique, conditions de travail, connaissances scientifiques. Le domaine est vaste et l'approche peut en être très différente suivant l'angle d'observation. Une première idée pour bdtir de telles normes serait bien sûr de dire qu'il faut limiter l'exposition aux rayonnements ionisants à des niveaux tels qu'il n'y ait aucune conséquence pour l'individu. Mais cela se révèle impossible car dans le domaine des effets des faibles doses, on manque actuellement de données scientifiques tant pour les effets retardés pour l'individu lui-même que pour les effets génétiques à long terme sur la descendance. Il faut donc se résoudre à bâtir une relation effet-dose et ensuite fixer la ou les doses limites. Mais alors tout se complique. Qui fait le choix? Qui juge des avantages et des inconvénients? Revenons un instant sur le concept de «norme». Il est de plus en plus courant dans nos sociétés industrielles de normaliser les matériels, les installations. En dehors des aspects techniques bénéfiques d'une telle situation (interchangeabilité des matériels, commodité des interfaces, etc.), on trouve des raisons sociales à la demande de normalisation: il s'agit tout à la fois de choisir entre le possible et le souhaitable et de fixer des règles du jeu qui devraient protéger le consommateur en lui garantissant un certain nombre de paramètres minimum. Une norme résulte ainsi d'intérêts divergents, voire antagonistes, et doit dans l'absolu naître d'un compromis. Mais de fait, qui peut définir cette balance? Peut-on croire que le «technicien», qui «sait», est le mieux placé? L'économiste vous dira tout de suite que la meilleure solution technique n'est pas forcément la meilleure solution économique. De même le consommateur, lui, aura tendance à privilégier l'aspect utilisation au détriment parfois de celui qui réalise. Il apparaît ainsi qu'il est illusoire de croire qu'il existe «la bonne solution», qu'il faut normaliser. Une telle attitude masque en fait un décideur qui détient sa propre logique partielle, mais qui tente de faire croire que la norme retenue est bonne intrinsèquement par référence à une «rationalité» supérieure. Il faut reconnaître qu'une norme doit toujours résulter d'un compromis, jamais totalement satisfait, de conflits d'intérêts différents. D'une certaine façon, l'un des documents de base de la radioprotection, la recommandation 26 de la Commission Internationale de Protection contre les Rayonnements (CIPR) le reconnaît d'ailleurs puisqu'elle dit qu'il faut faire l'analyse coût-bénéfice. (Nous y reviendrons plus loin). Mais à aucun moment n'apparaît la notion de rapports sociaux. On tente de faire croire qu'il est possible de faire le balance coût-bénéfice d'une façon «neutre» en quelque sorte, et pour cela on fixe des paramètres d'acceptabilité par comparaison et on en déduit des doses pour la population et les travailleurs du nucléaire. De fait, la question des rapports sociaux et de l'exercice de la démocratie se trouve posée. La civilisation technicienne utilise le paravent du rationnel pour dissimuler des choix faits par des groupes de pression qui cherchent à imposer leur solution au reste de la société. (suite)
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suite:
Comment en effet peut-on décider d'une norme de radioprotection sans que celle-ci résulte a minima d'une confrontation entre ceux qui ont intérêt à disposer d'une norme à niveaux élevés (exploitants, constructeurs) et ceux qui ont intérêt à des niveaux bas (population, travailleurs)? Le mythe d'une commission d'experts indépendants des uns et des autres ne résout rien, car comment pourraient-ils se substituer aux uns et aux autres? Ce qu'ils peuvent faire, c'est apporter leur contribution, mais certainement pas décider. D'ailleurs c'est ce que l'on peut voir indirectement dans la CIPR 26. En effet, cette recommandation présente un certain flou qui permet d'en faire plusieurs lectures... Mais qui choisira in fine pour la transformation de cette recommandation en norme nationale? Comme on le verra dans la Gazette, i! y a tout lieu de craindre que les travailleurs n'auront pas beaucoup droit à la parole... et pourtant ce ne sont pas les experts qui recevront les rayonnements! Parmi les effets possibles à long terme de l'exposition aux rayonnements, se pose la question de la probabilité d'apparition de mutations génétiques, c'est-à-dire de modifications du patrimoine héréditaire de nos cellules. Là encore la balance entre le bénéfice et les dégats est du ressort de l'ensemble du corps social. Quels mécanismes démocratiques nos sociétés inventeront-elles ou pas? Question certes difficile, mais à laquelle la fuite est certainement la plus mauvaise réponse. Cette question en entraîne d'ailleurs une autre tout aussi préoccupante: nous voulons parler du problème des enquêtes épidémiologiques. Ainsi que nous le verrons, la connaissance dans le domaine de l'effet des faibles doses n'avancera que dans la mesure où de multiples études statistiques sur des populations nombreuses auront lieu. Ceci signifie le suivi médical sur des périodes longues (la vie durant, voire les descendants) d'un nombre important d'individus (travailleurs et populations). Ce suivi, nécessaire pour en savoir plus, impose un système de contrôle qui pose des questions sociales importantes: accès individuel et collectif aux fichiers ainsi constitués, utilisation des résultats. Que se passera-t-il si par exemple ces études montrent que la probabilité d'apparition d'enfants anormaux est significativement modifiée pour certaines catégories d'individus? Là aussi il faudra aboutir à une balance entre connaissance sociale et zone de liberté individuelle. Il faut bien voir que la «mécanique» de la fixation des normes a des conséquences importantes ensuite sur les installations. En effet, les valeurs induisent des stratégies industrielles et économiques. La valeur économique de l'homme-rem indique s'il «vaut» mieux (pour le décideur) prévoir des protections ou «consommer du personnel». Là encore, il faut faire la balance, choisir une ligne de conduite. Qui, à votre avis, établira cette balance, déterminera la politique? Oh, bien sûr, il est possible de sauvegarder les apparences du rationnel: d'un côté «on» détermine objectivement la limite de dose et de l'autre, tout aussi objectivement, «on calcule» la valeur monétaire de l'homme-rem. Si en plus il est possible de se justifier par un mode de calcul, alors là, vraiment, tout est parfait. La technique, le savoir, son utilisation peuvent-ils légitimer le choix de l'avenir par quelques experts? p.1
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Pour un débat démocratique sur l'énergie (pétition signée par près d'un million de citoyens, dont le citoyen François Mitterrand...) · Je m'oppose au choix du «tout
nucléaire» fait par le gouvernement.
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Ndw: pour une information complémentaire, consulter le dossier dédié par SEBES (accès webmaistre) et particulièrement "Les normes internationales de radioprotection", de Roger Belbéoch, membre du GSIEN (accès webmaistre).