G@zette 203/204, janvier 2003

LE LOBBY NUCLEAIRE: MYTHE OU REALITE?
publié dans le numéro ECOREV n°10 (2002)

Monique Sené


     "Il y a 50 ans": LE PLAN QUINQUENNAL ATOMIQUE (le Monde 19 juin 2002)
     Le conseil des ministres a adopté ce matin le projet de loi sur le plan quinquennal de développement de l'énergie atomique qui avait été présenté par Monsieur Félix Gaillard, secrétaire d'État à la présidence du conseil. Ce plan prévoit, étalée entre 1952 et 1957, une dépense globale s'élevant à 37,7 milliards de francs. L'exposé des motifs rappelle les résultats obtenus depuis la Libération et annonce de prochaines et importantes réalisations: mise en marche à Saclay d'une pile P2, d'une puissance de 1500 kilowatts environ, qui permettra notamment de satisfaire nos besoins les plus urgents en radio isotopes dans la biologie, la médecine et les utilisations industrielles ; d'un accélérateur de particules électrostatique de 5 millions d'électronvolts, et d'un cyclotron de 25 millions d'électronvolts. La partie essentielle du texte intéresse la seconde étape, qui doit engager la France dans la voie des réalisations industrielles. Les principaux stades en seront les suivants: formation du personnel scientifique spécialisé, chercheurs, ingénieurs, techniciens, fabrication des appareils indispensables; et surtout production d'énergie dans des réacteurs secondaires à partir de produits radioactifs artificiels, et notamment le plutonium.
  Il y a 50 ans, ce fut donc, dixit nos hommes politiques, le lancement de l'énergie nucléaire civile (?). Après la création (1945) du Commissariat à l'Énergie Atomique (C.E.A.), le limogeage de son premier haut-commissaire Frédéric Joliot opposé à la mise au point des bombes (1950), il fallait réorienter ce C.E.A. et éliminer les physiciens rétifs.
Les polytechniciens, genèse d'une baronnie de l'atome
     Après un temps où les chercheurs étaient maîtres d'œuvre des applications du nucléaire, ceux-ci, trop à gauche en ces temps de guerre froide sont mis à l'écart au profit d'une organisation plus fermée. Comme Peter Springle et James Spigelman l'ont expliqué dans Les Barons de l'Atome (1)
     "Le relais n'est pas pris par les militaires mais par le Corps des Mines, une sorte de franc-maçonnerie du pouvoir. (…) Le Corps des Mines (..) va, au fil des ans, monopoliser l'accès à toute une série de postes clefs dans les principales branches du secteur public et aussi, de plus en plus, aux postes les plus importants du secteur privé. " (page 114)
     Le remplacement de Joliot et la mise au pas du C.E.A. marquent donc l'ascension des polytechniciens. Ces ingénieurs (et plus spécialement ceux des Corps) sont persuadés de détenir la vérité, d'oeuvrer pour la nation. Ils seront emmenés par Pierre Guillaumat. Cet homme guidé par le goût du pouvoir et la manie du secret fut un remarquable meneur d'hommes. Il a réussi, d'une part à doter la France de la bombe et d'autre part à développer la partie civile.
En 1955 est créée la Commission PEON (Production d'Électricité d'Origine Nucléaire). Cette commission a joué un rôle fondamental dans le démarrage du programme nucléaire civil en 1974.
     Philippe Simmonot, dans Les Nucléocrates en analyse la composition au cours du temps(2) Pour finir il y aura 15 "fonction publique" et parmi eux 11 polytechniciens dont 6 du corps des Mines et 4 du corps des Ponts. Quant à la fonction privée, 13 personnalités représentant tous les secteurs (Thomson, Péchiney, Alsthom, CGE, Babcok Wilcox, Framatome, Creusot Loire, …) parmi lesquelles 9 polytechniciens dont 3 Mines et 3 Ponts.
     C'est cette commission qui élabora la politique nucléaire française, et prépara le plan électronucléaire lancé en 1973 sans débat parlementaire. En 1977 le rapport Schloesing (3) évoquait sa composition en ces termes:
suite:
     "Cette composition en elle-même fait problème. On n'imagine pas que la politique des constructions scolaires soit pour l'essentiel élaborée par les entreprises du bâtiment. On peut être assuré que les personnalités de grande capacité et de haute qualité qui composent la commission PEON savent, autant que d'autres, faire prévaloir ce qu'elles considèrent comme étant l'intérêt national. Mais leur formation comme leurs choix professionnels donnent à penser qu'ils examinent davantage les possibilités du développement nucléaire que les orientations à donner à notre politique énergétique ."
     Voici le décor planté, nos ingénieurs-administrateurs vont pouvoir enfin "guider la France" et lui rendre sa rayonnante “ grandeur ” 

Qui sont les lobbies?

     La lecture des annuaires des anciens élèves des grandes écoles (Polytechnique, Normale, Génie Rural, etc. ) est en général très édifiante. Tout le bottin (industrie et ministère) s'y trouve. C'est brillant, trop même. La lecture des revues (La Rouge et la Jaune par exemple) est également très révélatrice quoique depuis quelques années il y ait parfois des X au chômage (pas parmi les Corps, évidemment…).
     Les affectations des X-mines ou X-Ponts sont selon leur âge, leur rang de sortie. Ils commencent dans les DRIRE (comme chef bien sûr), puis sont nommés dans les cabinets ministériels et comme l'écrit si bien Corinne Lepage (4):
     ".. le jeune X-Mines ou l'inspecteur des Finances brillant va être programmé par son corps vingt ans à l'avance pour occuper tel ou tel poste. Son passage dans son Corps d'origine est en réalité très bref, quelques années, puis il passera par un cabinet ministériel autour de la trentaine, ensuite sera nommé chef de service avant de "pantoufler" vers la quarantaine ."(page 59)
     Quel gâchis me direz-vous? Effectivement ces jeunes gens et jeunes filles sont des ingénieurs et à ce titre devraient mettre leur intelligence au service de la nation non pas dans les arcanes politiques mais pour débusquer les problèmes entraînant des mauvaises conditions de travail, pour tenter de résoudre les problèmes d'énergie, etc. Ce fut peut-être le cas à la création des Corps, ce ne l'est plus maintenant. Ce sont juste des sortes de corporations qui défendent leurs intérêts de caste et pas du tout ou du moins seulement si ce sont les mêmes, ceux de la nation. 
     Le professeur Curien, ministre de la Recherche déplorait cette fuite des cerveaux car disait-il, cette élite super sélectionnée et instruite ne va pas alimenter les grands laboratoires, mais va se stériliser dans les ministères… 
     Pire "Le Corps devient une fin en soi pour ses membres qui l'autogèrent. Ils s'assurent de la sélection, de la formation des nouveaux membres, de la carrière et de l'avancement qui sont confiés à un petit groupe discret de dirigeants." (…) "Les grands Corps sont à la tête de tout ce qui constitue en France la réalité du pouvoir économique ." (In Corinne Lepage, page 46)
     Ces Corps fonctionnent pour protéger leur acquis. Cette situation conduit à de tristes résultats. Dès qu'une décision demande un arbitrage, les conseillers des divers ministres suivent les intérêts de leur Corps plutôt que ceux du ministère qu'ils sont censés représenter. 
La colonisation de l'État
     Bien sûr une promotion d'X est d'environ 300 et les grands corps n'en utilisent qu'une vingtaine mais vingt chaque année ça finit par faire beaucoup. 
     Comme l'explique Corinne Lepage (page 44):
     "La colonisation de l'État a pris du temps. En 1958, les technocrates n'étaient encore que huit à l'Assemblée nationale. Dix ans plus tard, en 1967, leur nombre ne dépassait pas onze. Puis le mouvement s'est accéléré: 20 en 1973, 25 en 1981, 45 en 1986, 60 en 1997."
p.9

     Cette progression est normale: passé un certain seuil (et il est atteint, semble-t-il), leur nombre ne peut que croître puisque les choix se font sur proposition de ceux déjà en place…
     "Pour bien comprendre le système, il faut rappeler qu'il existe deux types de grands Corps. Les grands Corps dits "administratifs", issus de l'ENA, qui comprennent le Conseil d'État, l'Inspection des Finances, la Cour des Comptes, puis le Quai d'Orsay et le Corps Préfectoral… Les grands Corps techniques sont, eux, formés d'ingénieurs (…). Les X-Mines (…) sont au sommet du système, à la direction des ministères ou des entreprises publiques. Les ingénieurs des Ponts et Chaussée, les ingénieurs du Génie Rural des Eaux et Forêts, des Télécommunications et de l'Armement occupent les postes qui restent disponibles." (page 45)
     Ajoutons que cette "élite" a fréquenté les mêmes préparations, s'est toujours inclinée devant les forts en thème ou en math et vous comprendrez pourquoi ces personnes brillantes pour passer des concours, sont incapables de se rebeller ou de ne pas obéir à un ordre venant de leur corps. Ceux qui le font sont impitoyablement éliminés. Ils savent rédiger, répondre vite, mais manquent totalement d'esprit de doute, ce qui est un terrible défaut empêchant de dépister les erreurs ou d'assurer un contrôle efficace.
     Citons encore Corinne Lepage: " La certitude d'être infaillible – officiellement réservée au pape – surprend dans une société moderne, à l'aube du XXI siècle." (réf 4, page 47)
     Plus grave encore, ces Corpsars sont capables de mentir. Dans la course à l'armement nucléaire (1954) ils n'ont pas hésité à donner des informations erronées pour emporter la décision des politiques (réf 1, page 116) et cette manie ne les a pas quittés:
     "Je me souviendrai toujours de ce conseiller de Franck Borotra, le ministre de l'Industrie, qui n'a pas hésité, entre les deux tours des élections législatives, à "kidnapper" un parapheur signé de plusieurs ministres dont moi-même, à propos d'une décision à laquelle je tenais, pour être sûr que cette dernière ne serait pas publiée au journal Officiel…" (réf. 4, page 28)
     Les ministres sont comme l'affirme et l'explique Corinne Lepage "sous haute surveillance." Et "Que certains lobbies exercent par personne interposées un pouvoir de blocage absolu.", au point que des informations et des dossiers jugés sans intérêt par les dits "conseillers", ne sont pas transmis au niveau du cabinet et des responsables politiques.
     Huguette Bouchardeau, ministre de l'Environnement au début des années 1980, avait ainsi commencé sa fonction par une annonce complètement fausse sur les dioxines de Sévéso: aucun service ne les avait localisés en France. Manque de chance, elles se trouvaient dans une décharge du Nord, ayant échappé à tous les contrôles. Échaudée et méfiante, elle avait fait en sorte d'avoir des informations venant du cabinet mais aussi directement des services.
La domination des grands Corps
     Cette domination représente un réel danger. En effet, "Les grands Corps détiennent aujourd'hui le monopole de l'expertise qui place tous les autres, politiques et citoyens, en état de dépendance .
     (..) Nos grands Corps, Mines et Ponts notamment, ont inculqué à la société politique et progressivement à tout le corps social, l'idée qu'il existerait une expertise unique, omniscience, répondant par quelque grâce du ciel à toutes les questions posées." (ref 4, page 48)
     Tous les ministères sont concernés et ceci ne permet pas un examen correct des divers dossiers. Car cette collusion de fait, même si elle n'est pas totalement voulue, est si forte que "sous prétexte d'être au-dessus de tout conflit et d'incarner l'État à eux seuls, les grands Corps imposent en définitive leurs choix. C'est le monde à l'envers." (réf4, page 61)
     Simmonot avait souligné: "les nucléocrates échappent à tout contrôle. Leur existence et leur pouvoir ouvrent une faille gigantesque dans la démocratie française. Les choix qu'ils ont faits et qui engagent la France au moins jusqu'en 1985, ils n'en répondront devant aucune assemblée ….." (réf 2, page 298) . Et Corinne Lepage avait conclu "A l'avenir, cette domination devra faire l'objet d'un vrai débat au sein de l'opinion ."(réf 4, page 61) Entre 1978 et 1998, les vingt ans qui séparent les deux livres, le sentiment qui prévaut est que rien n'a vraiment changé.


     Les Corps ont de plus en plus de poids, leur pouvoir n'a fait que s'amplifier. Les citoyens attendent toujours de pouvoir s'exprimer et d'être entendu, pas forcément suivi. On organise des débats, des consultations. Et rien ne se passe. Nul ne justifie la prise de décision, nul ne l'explique. Les grands Corps ne peuvent se tromper, l'irrationalité est dans le camp de ceux qui osent poser des questions.

suite:
     "La source de ce pouvoir de l'ombre, c'est le nucléaire. Pourquoi ? Parce qu'il autorise l'accès direct au plus haut niveau de l'État" ( réf 4, page 80).
     Comme de surcroît, le militaire est omniprésent, le secret est de rigueur. C'est de cette façon que le nucléaire a pu développer la Hague et les contrats de retraitement. On extrait à grand frais du plutonium que l'on doit remettre dans des combustibles pour éviter la prolifération. Ce faisant on multiplie les problèmes de déchets. Mais comme l'a écrit Dautray (réf 5, page 193) : "Le seul choix qu'ont la population française et les travailleurs concernés, compte tenu des particularités françaises géologiques, géographiques, agricoles, démographiques est: soit d'enfouir profondément tous les déchets B, les verres C et les résidus des MOX. (..) ; soit garder bien entreposés ces dizaines de milliards de Ci…"
     Et d'enchaîner, il n'y a qu'une solution enfouir profondément, et ce, même si on arrête le nucléaire, car cela ne changera rien aux quantités à traiter. Il faut avouer que c'est là une affirmation osée. En effet si on stoppe le nucléaire, il faudra traiter tout ce qui existe maintenant mais on évitera tout de même environ de 20 à 40 ans de plus de fonctionnement, excusez du peu. Et puis, affirmer que c'est le seul choix, de quel droit? Celui d'être X-Mines ?
     Autre problème récurrent: la confusion des pouvoirs. Même si Jean Syrota Président de COGEMA et Vice Président du Conseil général des Mines a été contraint à la démission d'un des postes (parfaitement incompatibles: le contrôleur était aussi le contrôlé), d'autres bastions restent à expurger, par exemple la citadelle EDF ou les différents ministères.
Et pour conclure
  La France n'a pas de loi nucléaire donc pas de fondement juridique pour appuyer les enquêtes publiques, les décrets de rejets, la radioprotection, les commissions locales d'information ou de surveillance. Tout est bricolage.
     Depuis vingt ans au moins, il est promis un débat sur l'énergie et donc sur le nucléaire. Aucun n'a abouti. Du rapport Schloesing (1977), en passant par celui de Hugon (1981) puis les rapports Castaing (1983, 1985) et Souviron (1994), il a été dénoncé cette politique énergétique qui est passée du "tout charbon" au "tout pétrole" pour finir au "tout nucléaire". Cependant rien n'a pu stopper la machinerie technique. L'accident de Three Mile Island (USA – 1979) puis celui de Tchernobyl (URSS – 1986) ont tout au plus obligé à une certaine ouverture des dossiers, à une certaine information.
     Les gouvernements passent, les ministres changent, mais l'Administration et sa composante "Corps des Mines" perdurent. Compétents, ils le sont. Certains d'être ceux qui peuvent penser pour les autres, ils le sont aussi. Renvoyons nos ingénieurs aux travaux qu'ils doivent effectuer et instaurons enfin un regard citoyen sur les décisions qui nous engagent pour des siècles.
     Il faut que les citoyens puissent peser dans ces décisions qui les concernent: politique énergétique ouverte sur toutes les sources possibles, politique agricole, santé, environnement, etc. Et pour cela il faut que l'expertise ne soit plus confisquée par un Corps trop puissant, juge et parti de surcroît.
     Kowarski, un des pères du nucléaire français avait dit en 1973: "C'est une tendance bien humaine, quand on appartient à une caste de magiciens, de la transformer en société secrète." (réf 6, page 181). Il avait ajouté: "Il y a beaucoup à dire sur un État qui recrute ses contrôleurs parmi ses contrôlés" (réf 6, page 182).
     Faisons en sorte que notre caste de magiciens (le Corps des Mines) retrouve sa place et ne remplace plus les élus de la Nation. Quant aux élus qu'ils cessent de prendre les citoyens pour des assistés. Et pour finir, aux citoyens revient la tache d'imposer à leurs élus de répondre à leurs questions et d'expliciter leur choix quand celui-ci paraît bien éloigné de celui de leurs mandants. 

Références (les liens renvoient aux analyses de SEBES, université de Genève)
(1) Les Barons de l'Atome, Peter Springle et James Spigelman, éditions du Seuil, 1982. (accès webmaistre)
(2) Les Nucléocrates, Philippe Simmonot, Presses Universitaires de Grenoble, 1978.
(3) Le rapport Schloesing, rapport 3131 annexe 23, 1977.
(4) "On ne peut rien faire Madame le Ministre", Corinne Lepage, Albin Michel, 1998. (accès webmaistre)
(5) L'énergie nucléaire civile dans le cadre temporel des changements climatiques, Robert Dautray, Rapport à l'Académie des sciences, 2001.
(6) La Babel Nucléaire , Louis Puiseux, éditions Galilée, 1977.
p.10

Retour vers la G@zette N°203/204