"Il y a 50 ans": LE PLAN QUINQUENNAL ATOMIQUE (le Monde 19 juin 2002)
Le conseil des ministres a adopté ce matin le projet de loi sur
le plan quinquennal de développement de l'énergie atomique
qui avait été présenté par Monsieur Félix
Gaillard, secrétaire d'État à la présidence
du conseil. Ce plan prévoit, étalée entre 1952 et
1957, une dépense globale s'élevant à 37,7 milliards
de francs. L'exposé des motifs rappelle les résultats obtenus
depuis la Libération et annonce de prochaines et importantes réalisations:
mise en marche à Saclay d'une pile P2, d'une puissance de 1500 kilowatts
environ, qui permettra notamment de satisfaire nos besoins les plus urgents
en radio isotopes dans la biologie, la médecine et les utilisations
industrielles ; d'un accélérateur de particules électrostatique
de 5 millions d'électronvolts, et d'un cyclotron de 25 millions
d'électronvolts. La partie essentielle du texte intéresse
la seconde étape, qui doit engager la France dans la voie des réalisations
industrielles. Les principaux stades en seront les suivants: formation
du personnel scientifique spécialisé, chercheurs, ingénieurs,
techniciens, fabrication des appareils indispensables; et surtout production
d'énergie dans des réacteurs secondaires à partir
de produits radioactifs artificiels, et notamment le plutonium.
Il y a 50 ans, ce fut donc, dixit nos hommes politiques, le lancement
de l'énergie nucléaire civile (?). Après la création
(1945) du Commissariat à l'Énergie Atomique (C.E.A.), le
limogeage de son premier haut-commissaire Frédéric Joliot
opposé à la mise au point des bombes (1950), il fallait réorienter
ce C.E.A. et éliminer les physiciens rétifs.
Les
polytechniciens, genèse d'une baronnie de l'atome
Après un temps où les chercheurs étaient maîtres
d'œuvre des applications du nucléaire, ceux-ci, trop à gauche
en ces temps de guerre froide sont mis à l'écart au profit
d'une organisation plus fermée. Comme Peter Springle et James Spigelman
l'ont expliqué dans Les Barons de l'Atome (1)
"Le relais n'est pas pris par les militaires mais par le Corps des Mines,
une sorte de franc-maçonnerie du pouvoir. (…) Le Corps des Mines
(..) va, au fil des ans, monopoliser l'accès à toute une
série de postes clefs dans les principales branches du secteur public
et aussi, de plus en plus, aux postes les plus importants du secteur privé.
" (page 114)
Le remplacement de Joliot et la mise au pas du C.E.A. marquent donc l'ascension
des polytechniciens. Ces ingénieurs (et plus spécialement
ceux des Corps) sont persuadés de détenir la vérité,
d'oeuvrer pour la nation. Ils seront emmenés par Pierre Guillaumat.
Cet homme guidé par le goût du pouvoir et la manie du secret
fut un remarquable meneur d'hommes. Il a réussi, d'une part à
doter la France de la bombe et d'autre part à développer
la partie civile.
En
1955 est créée la Commission PEON (Production d'Électricité
d'Origine Nucléaire). Cette commission a joué un rôle
fondamental dans le démarrage du programme nucléaire civil
en 1974.
Philippe Simmonot, dans Les Nucléocrates en analyse
la composition au cours du temps(2) Pour finir il y aura 15 "fonction
publique" et parmi eux 11 polytechniciens dont 6 du corps des Mines
et 4 du corps des Ponts. Quant à la fonction privée,
13 personnalités représentant tous les secteurs (Thomson,
Péchiney, Alsthom, CGE, Babcok Wilcox, Framatome, Creusot Loire,
…) parmi lesquelles 9 polytechniciens dont 3 Mines et 3 Ponts.
C'est cette commission qui élabora la politique nucléaire
française, et prépara le plan électronucléaire
lancé en 1973 sans débat parlementaire. En 1977 le
rapport Schloesing (3) évoquait sa composition en
ces termes:
( suite )
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suite:
"Cette composition en elle-même fait problème. On n'imagine
pas que la politique des constructions scolaires soit pour l'essentiel
élaborée par les entreprises du bâtiment. On peut être
assuré que les personnalités de grande capacité et
de haute qualité qui composent la commission PEON savent, autant
que d'autres, faire prévaloir ce qu'elles considèrent comme
étant l'intérêt national. Mais leur formation comme
leurs choix professionnels donnent à penser qu'ils examinent davantage
les possibilités du développement nucléaire que les
orientations à donner à notre politique énergétique
."
Voici le décor planté, nos ingénieurs-administrateurs
vont pouvoir enfin "guider la France" et lui rendre sa rayonnante
“ grandeur ”
Qui sont les lobbies?
La lecture des annuaires des anciens élèves des grandes écoles
(Polytechnique, Normale, Génie Rural, etc. ) est en général
très édifiante. Tout le bottin (industrie et ministère)
s'y trouve. C'est brillant, trop même. La lecture des revues (La
Rouge et la Jaune par exemple) est également très
révélatrice quoique depuis quelques années il y ait
parfois des X au chômage (pas parmi les Corps, évidemment…).
Les affectations des X-mines ou X-Ponts sont selon leur âge, leur
rang de sortie. Ils commencent dans les DRIRE (comme chef bien sûr),
puis sont nommés dans les cabinets ministériels et comme
l'écrit si bien Corinne Lepage (4):
".. le jeune X-Mines ou l'inspecteur des Finances brillant va être
programmé par son corps vingt ans à l'avance pour occuper
tel ou tel poste. Son passage dans son Corps d'origine est en réalité
très bref, quelques années, puis il passera par un cabinet
ministériel autour de la trentaine, ensuite sera nommé chef
de service avant de "pantoufler" vers la quarantaine ."(page 59)
Quel gâchis me direz-vous? Effectivement ces jeunes gens et jeunes
filles sont des ingénieurs et à ce titre devraient mettre
leur intelligence au service de la nation non pas dans les arcanes politiques
mais pour débusquer les problèmes entraînant des mauvaises
conditions de travail, pour tenter de résoudre les problèmes
d'énergie, etc. Ce fut peut-être le cas à la création
des Corps, ce ne l'est plus maintenant. Ce sont juste des sortes de corporations
qui défendent leurs intérêts de caste et pas du tout
ou du moins seulement si ce sont les mêmes, ceux de la nation.
Le professeur Curien, ministre de la Recherche déplorait cette fuite
des cerveaux car disait-il, cette élite super sélectionnée
et instruite ne va pas alimenter les grands laboratoires, mais va se stériliser
dans les ministères…
Pire "Le Corps devient une fin en soi pour ses membres qui l'autogèrent.
Ils s'assurent de la sélection, de la formation des nouveaux membres,
de la carrière et de l'avancement qui sont confiés à
un petit groupe discret de dirigeants." (…) "Les grands Corps sont
à la tête de tout ce qui constitue en France la réalité
du pouvoir économique ." (In Corinne Lepage, page 46)
Ces Corps fonctionnent pour protéger leur acquis. Cette situation
conduit à de tristes résultats. Dès qu'une décision
demande un arbitrage, les conseillers des divers ministres suivent les
intérêts de leur Corps plutôt que ceux du ministère
qu'ils sont censés représenter.
La
colonisation de l'État
Bien sûr une promotion d'X est d'environ 300 et les grands corps
n'en utilisent qu'une vingtaine mais vingt chaque année ça
finit par faire beaucoup.
Comme l'explique Corinne Lepage (page 44):
"La colonisation de l'État a pris du temps. En 1958, les technocrates
n'étaient encore que huit à l'Assemblée nationale.
Dix ans plus tard, en 1967, leur nombre ne dépassait pas onze. Puis
le mouvement s'est accéléré: 20 en 1973, 25 en 1981,
45 en 1986, 60 en 1997."
p.9
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Cette progression est normale: passé un certain seuil (et il est
atteint, semble-t-il), leur nombre ne peut que croître puisque les
choix se font sur proposition de ceux déjà en place…
"Pour bien comprendre le système, il faut rappeler qu'il existe
deux types de grands Corps. Les grands Corps dits "administratifs", issus
de l'ENA, qui comprennent le Conseil d'État, l'Inspection des Finances,
la Cour des Comptes, puis le Quai d'Orsay et le Corps Préfectoral…
Les grands Corps techniques sont, eux, formés d'ingénieurs
(…). Les X-Mines (…) sont au sommet du système, à la direction
des ministères ou des entreprises publiques. Les ingénieurs
des Ponts et Chaussée, les ingénieurs du Génie Rural
des Eaux et Forêts, des Télécommunications et de l'Armement
occupent les postes qui restent disponibles." (page 45)
Ajoutons que cette "élite" a fréquenté les mêmes
préparations, s'est toujours inclinée devant les forts en
thème ou en math et vous comprendrez pourquoi ces personnes brillantes
pour passer des concours, sont incapables de se rebeller ou de ne pas obéir
à un ordre venant de leur corps. Ceux qui le font sont impitoyablement
éliminés. Ils savent rédiger, répondre vite,
mais manquent totalement d'esprit de doute, ce qui est un terrible défaut
empêchant de dépister les erreurs ou d'assurer un contrôle
efficace.
Citons encore Corinne Lepage: " La certitude d'être infaillible
– officiellement réservée au pape – surprend dans une société
moderne, à l'aube du XXI siècle." (réf 4, page
47)
Plus grave encore, ces Corpsars sont capables de mentir. Dans la
course à l'armement nucléaire (1954) ils n'ont pas hésité
à donner des informations erronées pour emporter la décision
des politiques (réf 1, page 116) et cette manie ne les a pas quittés:
"Je me souviendrai toujours de ce conseiller de Franck Borotra, le ministre
de l'Industrie, qui n'a pas hésité, entre les deux tours
des élections législatives, à "kidnapper" un parapheur
signé de plusieurs ministres dont moi-même, à propos
d'une décision à laquelle je tenais, pour être sûr
que cette dernière ne serait pas publiée au journal Officiel…"
(réf. 4, page 28)
Les ministres sont comme l'affirme et l'explique Corinne Lepage "sous
haute surveillance." Et "Que certains lobbies exercent par personne
interposées un pouvoir de blocage absolu.", au point que des
informations et des dossiers jugés sans intérêt par
les dits "conseillers", ne sont pas transmis au niveau du cabinet et des
responsables politiques.
Huguette Bouchardeau, ministre de l'Environnement au début des années
1980, avait ainsi commencé sa fonction par une annonce complètement
fausse sur les dioxines de Sévéso: aucun service ne les avait
localisés en France. Manque de chance, elles se trouvaient dans
une décharge du Nord, ayant échappé à tous
les contrôles. Échaudée et méfiante, elle avait
fait en sorte d'avoir des informations venant du cabinet mais aussi directement
des services.
La
domination des grands Corps
Cette domination représente un réel danger. En effet, "Les
grands Corps détiennent aujourd'hui le monopole de l'expertise qui
place tous les autres, politiques et citoyens, en état de dépendance
.
(..)
Nos grands Corps, Mines et Ponts notamment, ont inculqué
à la société politique et progressivement à
tout le corps social, l'idée qu'il existerait une expertise unique,
omniscience, répondant par quelque grâce du ciel à
toutes les questions posées." (ref 4, page 48)
Tous les ministères sont concernés et ceci ne permet pas
un examen correct des divers dossiers. Car cette collusion de fait, même
si elle n'est pas totalement voulue, est si forte que "sous prétexte
d'être au-dessus de tout conflit et d'incarner l'État à
eux seuls, les grands Corps imposent en définitive leurs choix.
C'est le monde à l'envers." (réf4, page 61)
Simmonot avait souligné: "les nucléocrates échappent
à tout contrôle. Leur existence et leur pouvoir ouvrent une
faille gigantesque dans la démocratie française. Les choix
qu'ils ont faits et qui engagent la France au moins jusqu'en 1985, ils
n'en répondront devant aucune assemblée ….." (réf
2, page 298) . Et Corinne Lepage avait conclu "A l'avenir, cette domination
devra faire l'objet d'un vrai débat au sein de l'opinion ."(réf
4, page 61) Entre 1978 et 1998, les vingt ans qui séparent les deux
livres, le sentiment qui prévaut est que rien n'a vraiment changé.
( suite )
|
suite:
"La source de ce pouvoir de l'ombre, c'est le nucléaire. Pourquoi
? Parce qu'il autorise l'accès direct au plus haut niveau de l'État"
( réf 4, page 80).
Comme de surcroît, le militaire est omniprésent, le secret
est de rigueur. C'est de cette façon que le nucléaire a pu
développer la Hague et les contrats de retraitement. On extrait
à grand frais du plutonium que l'on doit remettre dans des combustibles
pour éviter la prolifération. Ce faisant on multiplie les
problèmes de déchets. Mais comme l'a écrit Dautray
(réf 5, page 193) : "Le seul choix qu'ont la population française
et les travailleurs concernés, compte tenu des particularités
françaises géologiques, géographiques, agricoles,
démographiques est: soit d'enfouir profondément tous les
déchets B, les verres C et les résidus des MOX. (..)
; soit garder bien entreposés ces dizaines de milliards de Ci…"
Et d'enchaîner, il n'y a qu'une solution enfouir profondément,
et ce, même si on arrête le nucléaire, car cela ne changera
rien aux quantités à traiter. Il faut avouer que c'est là
une affirmation osée. En effet si on stoppe le nucléaire,
il faudra traiter tout ce qui existe maintenant mais on évitera
tout de même environ de 20 à 40 ans de plus de fonctionnement,
excusez du peu. Et puis, affirmer que c'est le seul choix, de quel droit?
Celui d'être X-Mines ?
Autre problème récurrent: la confusion des pouvoirs.
Même si Jean Syrota Président de COGEMA et Vice Président
du Conseil général des Mines a été contraint
à la démission d'un des postes (parfaitement incompatibles:
le contrôleur était aussi le contrôlé), d'autres
bastions restent à expurger, par exemple la citadelle EDF ou les
différents ministères.
Et
pour conclure
La France n'a pas de loi nucléaire
donc pas de fondement juridique pour appuyer les enquêtes publiques,
les décrets de rejets, la radioprotection, les commissions locales
d'information ou de surveillance. Tout est bricolage.
Depuis vingt ans au moins, il est promis un débat sur l'énergie
et donc sur le nucléaire. Aucun n'a abouti. Du rapport Schloesing
(1977), en passant par celui de Hugon (1981) puis les rapports Castaing
(1983, 1985) et Souviron (1994),
il a été dénoncé cette politique énergétique
qui est passée du "tout charbon" au "tout pétrole" pour finir
au "tout nucléaire". Cependant rien n'a pu stopper la machinerie
technique. L'accident de Three Mile Island
(USA – 1979) puis celui de Tchernobyl
(URSS – 1986) ont tout au plus obligé à une certaine
ouverture des dossiers, à une certaine information.
Les gouvernements passent, les ministres changent, mais l'Administration
et sa composante "Corps des Mines" perdurent. Compétents, ils le
sont. Certains d'être ceux qui peuvent penser pour les autres, ils
le sont aussi. Renvoyons nos ingénieurs aux travaux qu'ils doivent
effectuer et instaurons enfin un regard citoyen sur les décisions
qui nous engagent pour des siècles.
Il faut que les citoyens puissent peser dans ces décisions qui les
concernent: politique énergétique ouverte sur toutes les
sources possibles, politique agricole, santé, environnement, etc.
Et pour cela il faut que l'expertise ne soit plus confisquée par
un Corps trop puissant, juge et parti de surcroît.
Kowarski, un des pères du nucléaire français avait
dit en 1973: "C'est une tendance bien humaine, quand on appartient à
une caste de magiciens, de la transformer en société secrète."
(réf 6, page 181). Il avait ajouté: "Il y a beaucoup à
dire sur un État qui recrute ses contrôleurs parmi ses contrôlés"
(réf 6, page 182).
Faisons en sorte que notre caste de magiciens (le Corps des Mines) retrouve
sa place et ne remplace plus les élus de la Nation. Quant aux élus
qu'ils cessent de prendre les citoyens pour des assistés. Et pour
finir, aux citoyens revient la tache d'imposer à leurs élus
de répondre à leurs questions et d'expliciter leur choix
quand celui-ci paraît bien éloigné de celui de leurs
mandants.
Références (les liens renvoient aux analyses de SEBES, université de Genève) (1)
Les
Barons de l'Atome, Peter Springle et James Spigelman, éditions
du Seuil, 1982. (accès webmaistre)
(2)
Les
Nucléocrates, Philippe Simmonot, Presses Universitaires de Grenoble,
1978.
(3)
Le rapport Schloesing, rapport 3131 annexe 23, 1977.
(4)
"On
ne peut rien faire Madame le Ministre", Corinne Lepage, Albin Michel,
1998. (accès webmaistre)
(5)
L'énergie
nucléaire civile dans le cadre temporel des changements climatiques,
Robert Dautray, Rapport à l'Académie des sciences, 2001.
(6)
La
Babel Nucléaire , Louis Puiseux, éditions Galilée,
1977.
p.10
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