La G@zette Nucléaire sur le Net!  
G@zette N°215/216

Youri Bandajevsky
13 - 27 février 2004
Nouvelles sur une relégation enfin donnée
Extraits de la lettre envoyée par S &M FERNEX


     La recherche scientifique en relégation
Voyage au Bélarus 
30 juin au 7 juillet 2004
     Chers Amis,
     Nous repartons ce soir pour une semaine. Sachant combien vous attendez des nouvelles de Youri et Galina, nous voulions vous envoyer avant notre départ  nos premières impressions de notre voyage.
     Un  courrier aux membres de notre association partira dès notre retour, avec les photos que nous avons prises.
     Bien amicalement 
     Michel et Solange /Biederthal, le 9 juillet 2004

Premières notes (dès le lendemain de notre retour) sur notre voyage en Bélarus du 30 juin au 7 juillet 2004

     1) Arrivés à Minsk, reçus par le Professeur Vassili Nesterenko à l'aéroport, nous nous rendons chez le représentant de la Suisse, M. Mathias Weingart, qui part le lendemain pour Berne (DEZA). Au nom de PSR/IPPNW Suisse, nous y abordons les problèmes du Prof. Bandajevsky, que le département des affaires étrangères ne semble pas encore considérer comme un prisonnier politique; le DEZA attend des documents complémentaires.
     Nous parlons du soutien que le DEZA apporte à Nesterenko, dans le cadre du projet CORE. Il s'agit de mesures de la charge en Cs137 chez des enfants pendant trois ans. Je remets à M.Weingart mon résumé sur la nécessité de distribuer de la pectine aux  enfants contaminés. En effet l'éthique médicale interdit de poser un diagnostic chez des enfants, sans mettre en oeuvre un traitement quand celui-ci existe : en cas de charge importante en Cs137, la pectine est indiquée. Je rappelle à M. Weingart que toute l'aide venant du DEZA pour le Bélarus dépend de son jugement.
     2) La visite avec Vassili Nesterenko chez l'ambassadeur de France est chaleureuse. Nous montrons le dossier préparé par le Comité Bandajevsky, dont l'ambassadeur connaît la plupart des documents et les a même copiés pour Youri. L'ambassadeur nous parle de son soutien permanent et déterminé, à chacun de ses contact avec les autorités du pays, à la réintégration totale, civile et scientifique, du Professeur Bandajevsky, qu'il a été voir au bord du Niémen, avec des collègues de l'Union Européenne, pour démontrer concrètement ce soutien aux autorités judiciaire, dès l'annonce de sa relégation.
     A notre arrivée, deux pilotes français de la Brigade Normandie-Niémen sont en visite à l'Ambassade en grand uniforme avec toutes leurs décorations, françaises et soviétiques. A la demande du Général de Gaulle,  ils ont  combattu  aux côtés de  l'URSS  de 1942 à 1945.  Le soir ils parlent à la TV, à l'occasion du 60e anniversaire de la libération du Bélarus.

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     L'Ambassadeur me demande ce que je reproche au projet CORE. Je rappelle l'origine du projet (EDF, CEA, AREVA). ETHOS devait effacer les problèmes de Tchernobyl, mais le bilan sanitaire présenté à Stoline en 2001 est déplorable. CORE refuse de prendre en considération l'échec d'ETHOS et ses causes. Je parle longuement de la pectine de pomme et remets à nouveau mes remarques écrites à ce sujet. Médecins sans Frontières va réaliser un petit projet dans le cadre de CORE chez des femmes enceintes. Il y a été question de pectine, mais cela impliquerait d'observer un protocole. Pour connaître l'effet protecteur de la pectine chez des femmes enceintes, il faut mesurer, avant la cure, la charge radioactive de la mère, celle du placenta et celle de l'enfant à la naissance.
     3) Visite du chantier du nouveau BELRAD. Huit ouvriers y travaillent, nous rencontrons le chef de chantier. Les murs du rez-de-chaussée très bien isolés (57 cm d'épaisseur) montent rapidement. Cinq jours plus tard, les linteaux des fenêtres de cet étage sont posés. L'ensemble des locaux abritant la préparation de la pectine de pomme sont terminés pour le gros oeuvre. Il semble réaliste d'affirmer que tout le bâtiment sera sous toit, avec portes et fenêtres, début octobre 2004.
Nous logeons  les premiers jours et le dernier dans la maison de campagne en bois des Nesterenko, située à dix minutes du chantier.
     4) Nous rencontrons à BELRAD les responsables des projets "villages disparus", dont Alexéi Nesterenko, M. Babenko et d'autres. Nesterenko donne à Michel la licence officielle donnée par le Ministère de la Santé Ukrainien à la pectine, avec le schéma réglementaire de cures pour les enfants contaminés. Ce document  officiel  est  très important pour la suite des démarches au Bélarus et ici (TACIS, etc.)
     Malheureusement nous apprenons 24 heures plus tard, que dans la nuit qui a suivi, Alexéi, encore bien la veille, a fait un iléus et doit être opéré d'urgence. (Après une amélioration de quelques jours, une  nouvelle  intervention  s'est  avérée  nécessaire le 7 juillet, jour de notre départ). Nous espérons que tout reviendra à la normale dans les semaines qui viennent. 
     5) Visite à Youri Bandajevsky en relégation dans le village de Peskovtsy au bord du Niémen.
     Galina Bandajevskaya vient avec nous de Minsk. A notre arrivée, Youri qui a bonne mine et a retrouvé son aspect physique de 1998 (notre visite à Gomel), fait les cent pas devant sa jolie petite maison en bois. Après les retrouvailles, Galina va immédiatement voir le Directeur du kolkhoze Victor Genrikhovitch, pour lever tout danger éventuel de déplacement de Youri dans un autre centre de détention du Bélarus, suite à la visite non autorisée d'une journaliste d'un journal de province, il y a dix jours.
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     Ce déplacement serait d'autant plus catastrophique, que Youri vient de rendre habitable et jolie la maison de bois désaffectée, mise à sa disposition. C'est là qu'il reçoit tous les siens le lendemain. Il a restauré et repeint en blanc trois pièces. Un chauffage au bois fonctionne. Il a construit de nouvelles cloisons. Nesterenko a fourni les meubles, la vaisselle, le frigidaire, la cuisinière au gaz et autres équipements avec l'aide des donateurs des " Enfants de Tchernobyl Bélarus "
Le puits d'eau potable n'est qu'à 120 mètres de là.  Les toilettes publiques sont un peu plus loin. Il y a un jardin avec un cerisier couvert de fruits magnifiques. Youri nous a préparé un excellent "borchtch". Nous lui disons : "Si Galina parle aussi longtemps avec le Directeur, c'est que la discussion évolue dans le bon sens". Au bout de deux heures, Galina apparaît, avec le sourire. Youri respire. L'entretien de Galina a été tellement positif, que la Présidente du District (homologue de nos Sous-préfètes) Valentina Tadeuchevna, nous invite à un dîner de fête trois jours plus tard, avec toute la  famille  de Youri: son épouse,  ses deux filles,  sa petite fille, son beau-frère  Sacha Slesar et son épouse Nina, ainsi que Vladimir Nesterenko, notre guide et chauffeur.
A côté de la maison de Youri  il y  a un  bâtiment en béton à l'abandon. Youri parle d'y installer un laboratoire et un élevage d'animaux de laboratoire. Cette idée nous semble d'abord irréaliste. Les photos que nous montre par la suite Youri du laboratoire de fortune qu'il avait monté en 2000 dans son petit appartement à Gomel, la cuisine servant de salle d'examen des animaux traités par le Cs137, nous amènent à penser que ce serait une possibilité, pour rendre scientifiquement productifs les six mois que Youri doit passer dans cette solitude, malgré tout oppressante. Cela impliquerait pour lui de restaurer des locaux délabrés situés en face de sa maison.
Pour la santé de Youri, une telle activité serait peut-être source de survie physique et intellectuelle. Depuis son enfance, Youri a fait de la recherche expérimentale. Sa thèse d'agrégation repose sur des travaux concernant la reproduction. Les problèmes d'instabilité génomique découverts depuis, montrent la nécessité de suivre ces animaux, sur plusieurs générations. 
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Il n'est pas encore temps de parler de l'avenir plus lointain et très incertain de Youri, quand il pourra vivre ailleurs dans le pays. Dans le contexte juridique actuel, Youri ne peut envisager ni une activité dans une structure d'état, ni une activité à l'étranger. Cependant une correspondance et coopération avec des instituts à l'étranger ne serait pas à exclure. Youri est très reconnaissant à la Criirad pour l'envoi d'un "notebook". Son beau frère Sacha Slesar est spécialiste en informatique à Minsk et pourrait l'aider dans ces contacts, car pour le moment Youri est interdit d'internet.
Vivre avec des projets concrets et réalisables, comme l'étude réalisée avec succès à Gomel alors qu'il attendait d'être jugé, est nécessaire à Youri. Sans de tels projets, on quitte la réalité et ce n'est pas sain. Youri ne parle pas d'aller à l'étranger, car il sait que ce n'est légalement pas possible. Par ailleurs il ne souhaite pas quitter durablement son pays.
Sans travail concret, sans projet, Youri aurait des raisons de désespérer, nous devons aller à sa rencontre malgré toutes les difficultés que cela représente. Nous n'avons malheureusement pas le temps de discuter ensemble de projets concrets en détail, car tout protocole nécessite beaucoup de réflexions et une rédaction soignée, Youri va essayer de mettre des idées sur le papier et de nous les envoyer.
Les discussions sur l'avenir lointain inquiètent Youri à juste titre, car personne ne peut donner de réponse aux questions qui se posent actuellement. Il y a eu et il y aura des moments difficiles, des "conflits" qu'il faut et faudra aplanir. Youri, qui a un très fort caractère, réussira à le faire avec l'aide de son épouse. Pour le moment Galina travaille à Belrad dans son domaine : la pédiatrie et la cardiologie clinique. Elle étudie chez l'enfant l'effet protecteur de la pectine et des vitamines, dans le cadre des projets de BELRAD dans les villages hautement contaminés "oubliés". Elle peut maintenant rendre régulièrement visite à son mari et lui parler chaque jour au téléphone.
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ET TOUJOURS ENVOYEZ DES LETTRES AU PR Y. BANDAJEVSKY
par L'INTERMÉDIAIRE DE L'ASSOCIATION
"ENFANTS DE TCHERNOBYL BELARUS"
20 rue Principale, 68480 Biederthal (France)
 e mail : s.m.fernex@wanadoo.fr
ou directement
231318 GRODENSKAYA OBLAST
Lidski raion
PESKOVTSY
UI, Oktiabrskaya,2
Valiuk for Bandazhevsky
BELARUS

Extraits du Rapport de l'Inspecteur Général
 pour la Sûreté Nucléaire et la Radioprotection
2003
Ma vision de l'année 2003
     En commençant la lecture de ce rapport, vous vous posez probablement la question suivante: 2003, une bonne ou une mauvaise année pour la sûreté et la radioprotection ? Je répondrai une année moyenne, mais surtout une année contrastée, marquée par des tensions sociales au printemps et par l'épisode de canicule et de sécheresse de cet été. 
     Pour le public, ce dernier événement a frappé les esprits ; mais même si le système électrique a été très fortement sollicité, et si chacun en tire les enseignements, cette situation n'a à aucun moment mis en cause la sûreté et ses conséquences en matière d'environnement ont été très limitées. 
     Plus généralement, et comme l'an dernier, je dois d'abord souligner que l'année 2003 n'aura été marquée par aucun événement lourd dans le domaine de la sûreté et de la radioprotection, un seul événement, de nature générique, ayant été classé au niveau 2 de l'échelle INES qui en comporte 7.

     La radioprotection en progrès, la sûreté piétine
     En revanche, je constate que cette année la tendance des différents indicateurs n'est pas à l'amélioration, sauf en matière de dosimétrie. Même si les résultats restent dans une fourchette qui ne remet pas en cause l'ampleur des progrès faits depuis dix ans, il faut essayer de comprendre si cette évolution des indicateurs s'est accompagnée ou non d'une dégradation de la sûreté, si elle peut présager des années moins satisfaisantes en l'absence de réaction. 
     Tout d'abord, je tiens à souligner un point. Il est vertueux de ne pas céder à la tentation d'une course momentanée aux bons indicateurs, et de privilégier les actions en profondeur et sur la durée. 
     C'est donc moins le nombre en soi des événements qui retient mon attention, que l'interruption de la tendance régulière à l'amélioration et la persistance dans la nature et la cause de ces événements. Ainsi, on ne parvient plus à gagner en qualité d'exploitation et l'on voit toujours autant d'erreurs dans des pratiques de base, alors que tant au plan national qu'au plan local, la volonté et les outils existent pour éviter ces faiblesses répétitives. Nous sommes arrivés à maturité technique, mais la persistance de trop d'événements liés aux aspects organisationnels ou humains reste une vulnérabilité ; plus le système sera intrinsèquement robuste, plus il sera en mesure de s'adapter avec succès aux importantes évolutions en cours. 
     Dans ce contexte, j'aborderai quelques points précis, en commençant par ceux qui constituent aujourd'hui à mon sens des fragilités pour aller vers ceux qui représentent des forces à entretenir ou des atouts à développer.

     Rigueur, contrôle : la nécessité de mieux faire 
     Ne nous voilons pas la face, l'entreprise doit accentuer ses efforts en matière de rigueur et de contrôle. Chacun a sa part, des niveaux centraux aux niveaux locaux, et tout au long de la chaîne managériale et organisationnelle qui débouche sur l'action d'une équipe ou d'un intervenant. 
     Je regrette d'ailleurs que les comptes-rendus d'événements se focalisent trop exclusivement sur le geste final inapproprié et pas assez sur l'ensemble des facteurs contributifs. J'ajoute que, parce qu'on considère cela comme normal, il est rare qu'on insiste sur les cas où un intervenant a évité un incident grâce à une réaction fondée sur son expérience, sa concentration et son savoir-faire. C'est dommage. 
     J'ai constaté dans les unités d'appui, sur les sites et dans les services qu'il y avait un fort investissement dans les diagnostics et dans la préparation de plans d'actions visant à améliorer le contrôle et la rigueur. Il n'en est plus nécessairement de même lorsqu'il s'agit de traduire ces plans en actions réalistes qu'il faut ensuite mettre en oeuvre et surtout faire respecter. 

     La rigueur devrait être une seconde nature. 
     Il n'est pas acceptable qu'autant d'événements aient encore pour origine des analyses de risques incomplètes, une communication inefficace entre services ou au sein de services ou d'équipes, ou une documentation inappropriée, voire pas à jour. Il est surprenant qu'après vingt ans d'exploitation, des équipes redécouvrent régulièrement et individuellement l'intérêt de pratiques qui donnent de l'assise à la rigueur et qui devraient être intégrées dès la formation.

     Les disparités entre sites 
     Un autre point m'a particulièrement frappé cette année, notamment lors de mes visites dans les CNPE ; il s'agit de la disparité des performances en matière de sûreté et de radioprotection. Il est normal que certains sites aient de meilleurs résultats que d'autres, mais il convient de surveiller l'écart entre les extrêmes ainsi que le niveau du maillon le plus faible. Il me semble qu'aujourd'hui cet écart s'accroît entre des sites dynamiques et mobilisés, et d'autres qui peinent à trouver les bons ressorts. 

suite:
     Cette situation n'est évidemment pas satisfaisante et le niveau national s'efforce de venir en aide à ces sites, d'autant que ces décalages freinent l'harmonisation des pratiques, faute d'un niveau cohérent entre les sites.

     Renforcer la robustesse des sites les plus fragiles
     Je m'interroge aussi sur la rapidité avec laquelle un site peut passer dans un domaine donné, d'un extrême à l'autre, des années glorieuses aux années laborieuses ou vice versa. Les bons résultats, souvent consacrés par une évaluation de sûreté ou une "Peer Review" réussies, ne contribuent pas toujours à maintenir un processus de progrès, et inversement il faut souvent un sévère coup de semonce interne, voire une attitude menaçante de l'Autorité de Sûreté nucléaire (ASN), pour que certains sites en difficulté se décident à réagir. . . souvent de façon rapide et efficace. 
     Quand on examine de plus près les raisons qui ont conduit un site à "décliner" temporairement, on trouve souvent des causes conjoncturelles, comme des aléas techniques lourds, des tensions sociales, ou encore des modifications dans les organisations ou des changements de responsables. A cet égard, j'ai noté que ce ne sont pas forcément les sites les plus étoffés, ni ceux où la mobilité du personnel est la plus réduite qui réagissent le mieux. En fait, ces difficultés à faire face à des accumulations d'événements révèlent des fragilités de fond dont il faut tenir compte au moment où de nombreux changements se préparent, je pense notamment au renouvellement des compétences lié à la vague de départ en inactivité. 
     Un des facteurs permettant d'atténuer les disparités entre sites et de limiter la dépense globale d'énergie serait la mutualisation. J'ai noté un certain nombre de progrès, comme par exemple les actions engagées par les deux sites 1450 MWe du palier N4 avec le centre national d'équipement nucléaire (CNEN), pour harmoniser leurs méthodes et documents d'exploitation, c'est évidemment un exemple à suivre. . . 
     Un autre intérêt de la mutualisation serait de faciliter l'entretien des compétences durant l'”hivernage" des sites deux tranches 1300 MWe, dont la fréquence d'arrêts est passée à dix huit mois. L'harmonisation et la mutualisation sont aujourd'hui des voies de progrès présentes dans tous les esprits, mais qui ont encore besoin d'une forte impulsion nationale pour s'imposer.

     Travailler ensemble : Réorganiser le travail est un impératif
     Si l'on veut renforcer la robustesse du système, il me paraît important d'agir rapidement sur quelques points clés, et d'abord de pallier le manque d'accompagnement organisationnel de la mise en oeuvre de la réduction du temps de travail. Je crois que le constat est aujourd'hui quasi-général à tous les niveaux du secteur industriel de l'entreprise. Les activités quotidiennes, en particulier sur les CNPE, demandent pour beaucoup de métiers un travail en équipe qui exige que les acteurs soient ensemble. Or, aujourd'hui, du fait des cadencements individualisés du travail aussi bien sur la semaine que sur l'année, "les gens ne se rencontrent plus", comme on me l'a dit sur plusieurs sites. Outre de lourdes difficultés de gestion, cette situation entraîne progressivement une perte de vue de la logique du travail en service ou en équipe, et une déconnexion de la vie de l'unité. J'ajoute que la durée du temps travaillé à aussi une incidence directe sur le temps disponible pour les échanges et le transfert d'expérience. 
     Par ailleurs, cette situation ne facilite pas l'intégration de la vague de jeunes embauches des années 2000. Il y a manifestement aujourd'hui un "frottement intergénérationnel" qui a de multiples origines (niveau d'éducation, formation, ouverture sur d'autres centres d'intérêt), mais l'adaptation se fait d'autant moins bien que la plupart de ces jeunes embauches travaillent 32 heures. Le compagnonnage en pâtit trop souvent et, dans ces conditions, je crains le moment où un certain nombre de filets protecteurs liés à l'expérience des "anciens" auront disparu. 
     Un dernier point concerne le fonctionnement en mode projet et processus. Le type d'organisation qui en résulte imprègne aujourd'hui tous les modes d'actions et les comportements, notamment au niveau central ou l'adhésion est particulièrement forte. Il donne, à mon sens, des résultats très positifs sur le terrain où il favorise la transversalité. Cependant, il pose des problèmes d'interface, ne facilite pas pour les acteurs une vision d'ensemble du fonctionnement du système, et plus particulièrement une idée nette de leur contribution à ce fonctionnement. C'est particulièrement vrai pour les métiers qui, jusqu'ici, structuraient la vie au travail et offraient des repères précis et solides. L'équilibre entre processus et métiers semble cependant se mettre progressivement en place. 

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     Concilier compétitivité et sûreté 
     J'ai pu mesurer la pression qui s'exerce sur la chaîne managériale jusques et y compris les managers de première ligne (MPL) ou les contremaîtres. Le management est "surbooké" depuis la tête de groupe jusqu'aux sites, en passant par les divisions. Cette pression a de multiples origines déjà évoquées, mais je voudrais ici insister sur un autre facteur, la recherche de la performance économique. Cet objectif est sain, nécessaire et peut s'avérer extrêmement motivant, comme j'ai pu le constater sur des sites qui ont su trouver et faire partager des formules chocs et ambitieuses.

     Un contrôle adapté aux ambitions de compétitivité
     "Réussir un arrêt de tranche en moins de 25 jours" ou "Faire partie des vingt meilleurs sites au monde". Tout l'enjeu est de garder un juste équilibre entre cette recherche justifiée de la performance économique et la préoccupation de sûreté, et de maîtriser cette tension que je constate de plus en plus souvent et qui pourrait insidieusement conduire certains managers à se focaliser davantage sur la réduction des coûts que sur les exigences de la sûreté. Je souligne donc la nécessité de renforcer le contrôle avec un temps d'avance sur la démarche d'accroissement de la performance économique. Ces cordes de rappel que sont les différents services d'inspection, de contrôle ou d'audit sont plus que jamais nécessaires et il convient de porter attention à tous les niveaux, à leurs signaux, même lorsqu'ils sont encore faibles. . . 
     Enfin, je voudrais revenir, cette année encore, sur les arbitrages budgétaires qui se répètent au détriment de travaux jugés à tort comme secondaires, notamment en raison de leur absence d'impact direct sur la sûreté. Ils sont mal compris et mal vécus. Je pense par exemple à la réfection de vestiaires, ou plus généralement au housekeeping, domaine dans lequel la plupart de nos CNPE se situent beaucoup trop loin des meilleurs standards internationaux.

     Des dynamiques à consolider 
     Je souhaiterais ici revenir sur trois domaines qui sont régulièrement abordés dans les rapports et qui évoluent dans le bon sens. 
     - L'incendie est un domaine dans lequel de gros progrès ont été réalisés. Cependant les exigences augmentent de façon à mieux prendre en compte ce risque. L'organisation actuelle ne peut à mon sens être maintenue qu'à deux conditions: que nous soyons irréprochables en matière de prévention et que nous ayons l'assurance de disposer, à proximité de chaque CNPE, de pompiers parfaitement entraînes et familiarisés avec nos installations. 
     - La radioprotection continue globalement à bien progresser, mais la culture de radioprotection manque encore d'épaisseur et la rigueur fait parfois défaut, notamment dans les services opérationnels. Je me suis interrogé à l'occasion d'un événement décrit dans ce rapport sur notre concept d'autoprotection. Il est évidemment sain que chaque intervenant ait une culture de radioprotection et se sente concerné par sa protection. Pour autant cela ne doit pas dispenser nos spécialistes d'être davantage aux côtés des intervenants, y compris dans le cas des prestations intégrées. Nos services de prévention des risques paraissent aujourd'hui trop surchargés pour répondre à ce besoin. 
     - L'environnement: mettre aujourd'hui les préoccupations d'environnement à l'égal de celles de sûreté et de radioprotection est un objectif implicite. La certification IS0 14001 des différentes unités a permis de davantage focaliser l'attention du management sur ce domaine. S'agissant des déchets de très faible activité (TFA), l'ouverture du centre CSTFA de l'”ANDRA", à Morvilliers, répond à une attente forte et offre un exutoire à ces déchets. Sur les sites, les objectifs d'évacuation n'ont pas été complètement atteints. Enfin, s'agissant de la déconstruction, dont il faut maintenir le rythme, la mise en place des filières d'élimination et de stockage de certains déchets spécifiques comme le graphite est un préalable au lancement effectif de travaux les plus lourds. 

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     Garantir la performance sûreté sur la durée 
     Un point fort de l'entreprise est la permanence d'une force de frappe technique disséminée à la division ingénierie nucléaire (DIN) et à la division production nucléaire (DPN) qui se mobilise en particulier sur les projets à très forts enjeux, ou sur les aléas techniques. Je développe longuement les projets "durée de vie" pour montrer à quel point l'entreprise a depuis longtemps mis tous les atouts dans son jeu pour maîtriser le vieillissement des équipements les plus importants pour la sûreté. Il convient néanmoins de rester vigilant, s'agissant en particulier du maintien d'un support industriel efficace et des compétences associées, nécessaires de la poursuite de l'exploitation des tranches.

     L'EPR un appui au parc en exploitation
     La décision de lancement d'un démonstrateur EPR en France répondrait bien à ces deux conditions. Il aiderait à attirer vers la science, et singulièrement vers le nucléaire, les jeunes ingénieurs dont nous avons besoin pour assurer la pérennité du parc actuel. J'ajoute, et on le perçoit avant même son lancement, qu'il contribuerait à tirer vers le haut les ambitions en matière de sûreté et de radioprotection du parc actuel.

     Se préparer aux crises, notamment par des exercices 
     Un autre point fort est la réactivité face à certaines "crises" qui ont pu concerner tout ou partie du parc nucléaire. Je pense par exemple, cette année, à la canicule ou à un degré moindre, aux inondations du Rhône. Cette canicule et cette sécheresse, aussi exceptionnelles l'une que l'autre, ont sollicité l'outil de production nucléaire, qui a du faire appel à des dérogations concernant la température des eaux de refroidissement rejetées pour maintenir la production et l'équilibre du réseau. Je témoigne que ces dérogations ont été utilisées avec parcimonie et que, par ailleurs, aucun réacteur n'a dépassé les limites de critère de sûreté. Les priorités étaient parfaitement posées, dans l'ordre la sûreté nucléaire, la sûreté du réseau et l'environnement. Pour autant, je relève qu'un certain nombre de questions précises auraient sans doute pu être posées plus tôt, ce qui aurait évité de réagir dans une urgence forte. Des travaux très importants sont engagés pour répondre à ces questions et sortir de cet épisode encore mieux armé pour affronter les suivants. 
     La préparation aux futures crises passe par des exercices reposant sur un éventail de scénarios beaucoup plus large qu'aujourd'hui et associant toutes les parties prenantes, au sein d'EDF et à l'extérieur. Je relève que, dans notre pays, il est souvent difficile de mobiliser des moyens lourds pour des exercices, ainsi que tous ceux qui seraient "réellement aux manettes le jour J".

     Un dialogue clair et ouvert avec I'Autorité de Sûreté Nucléaire : l'ASN travaille pour nous
     Un atout essentiel en matière de sûreté réside dans la présence d'une Autorité de Sûreté rigoureuse, forte et crédible, capable d'un dialogue technique avec l'exploitant, ce qui n'est pas forcément le cas dans tous les pays, comme j'ai pu le constater. Même si je suis attentif aux nombreuses récriminations exprimées au sein des unités, j'entends aussi et surtout ceux qui estiment qu'ils ont la chance de compter sur une Autorité de Sûreté capable de prendre du recul, de comprendre la problématique des centres d'ingénierie et des sites et de les aider dans leur processus décisionnel en posant les "bonnes questions". En résumé une Autorité de Sûreté qui considère que l'exploitant est pleinement apte à assumer ses responsabilités. 
     J'ajoute qu'il est sain que dans cette période de changement, l'Autorité de sûreté renforce et clarifie le référentiel, afin d'être en mesure de s'assurer du respect des règles du jeu par tous. Cependant, une attitude de "toujours plus" en matière de sûreté peut devenir source d'une complexité difficile à maîtriser et conduire à une moindre perception des points clés pour la sûreté. Je suis parfois surpris par cette propension française, qui n'est pas l'apanage des ingénieurs et des juristes d'EDF ou de l'Autorité de sûreté, à bâtir des édifices techniques ou réglementaires, intellectuellement satisfaisants mais souvent très délicats à mettre en oeuvre. 

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     Enfin, je souhaite rappeler que par définition, la culture de sûreté doit faire en sorte que les points les plus importants bénéficient de l'attention la plus forte, que les exigences fixées soient en rapport avec le degré de réduction des risques qu'elles apportent. . . et bien entendu qu'elles soient parfaitement respectées.

     Tirer parti du regard des pairs 
     Une autre force des exploitants nucléaires, et singulièrement d'EDF, est leur capacité à se placer sous le regard des autres, en particulier de leurs pairs; je crois qu'il y a peu d'industries capables de le faire à ce degré, sans doute parce que les exploitants nucléaires savent que leurs destins sont liés, qu'une bonne nouvelle où que ce soit dans le monde est une bonne nouvelle pour tous mais que, réciproquement, une mauvaise les affecte tous. 
     Ainsi, depuis de nombreuses années, les CNPE sont volontaires pour accueillir des évaluations d'équipes internationales de l'AIEA ou de WANO. Cette année, le niveau central de la DPN s'est livré pendant quatorze jours à une évaluation "sûreté" détaillée et sans complaisance de la part de WANO qui a pu apprécier à cette occasion la prise en compte de la sûreté jusqu'au plus haut niveau du groupe EDF. Quelle industrie peut en dire autant?
     Je ferai cependant deux remarques : 
     - Ces processus internationaux sont vertueux et doivent perdurer. En effet, la compétition économique pourrait donner la tentation de "cacher sa copie" aux concurrents potentiels, écueil auquel par exemple l'aviation civile a réussi à échapper. A cet égard, l'attitude d'EDF est et doit rester exemplaire ; 
     - Se mettre sous le regard des autres, c'est bien, prendre en considération leurs remarques, c'est très bien, mais reste ensuite à les exploiter. C'est là qu'il nous faut encore progresser et ces revues internationales ont souligné, à juste titre, nos difficultés à synthétiser et à faire fructifier le retour d'expérience, é devenir une "learning organization" à part entière.

     Un management fort, à l'écoute des hommes 
     Enfin, la principale richesse de l'entreprise, ce sont ses hommes, avec eux-aussi, leurs forces et leurs faiblesses, leurs incertitudes devant des changements dont ils sentent la nécessité mais qu'ils ont parfois du mal à accepter, et que le management peine à leur expliquer, leur sentiment qu'on va trop loin dans la politique d'économie, au risque de fragiliser la sûreté, mais aussi leur expérience, leur savoir-faire et leur profond attachement à l'entreprise. Ils s'interrogent également sur les conditions du renouvellement des compétences, alors que le départ de la génération qui a mis en service le parc nucléaire est imminent. Comment s'assurer que le transfert de connaissances et d'expérience soit satisfaisant ? 
     Ces hommes ont aujourd'hui besoin d'être écoutés et rassurés, comme j'ai pu le constater. Ils veulent un management fort, qui les sécurise, les guide et les stimule. Ils ont aussi besoin d'un climat de considération et de convivialité, de nature à favoriser la performance, notamment en matière de sûreté. Ce qui vaut pour les agents d'EDF, vaut aussi pour les prestataires. Beaucoup d'efforts ont été faits pour améliorer leur accueil et la création de commissions interentreprises sur la sécurité et les conditions de travail (CIESCT) est un geste fort, tout comme la signature imminente d'une charte de progrès et de développement durable réactualisée, qui constitue une sorte de code de bonne conduite entre EDF et ses prestataires. Pour autant, la situation des plus vulnérables d'entre eux ne s'améliore pas, en raison de l'augmentation des exigences, en particulier sur les coûts. Le risque d'écarts, notamment en radioprotection, ne peut être exclu d'autant plus que la surveillance n'est pas encore le point fort du maître d'ouvrage EDF. 
     Enfin, je salue l'adoption d'une politique de santé que j'appelais de mes voeux l'an dernier. Elle correspond aux ambitions d'une entreprise responsable. Je serai attentif à la façon dont elle sera mise en pratique par le management, le corps médical et paramédical, sur tous les sites, sans exception.

Conclusion

     En matière de sûreté, 2003 n'est pas une grande année, même si certains indicateurs se sont redressés au dernier trimestre. Certaines raisons conjoncturelles, tensions sociales, canicule par exemple, peuvent contribuer à expliquer ce résultat, mais celui-ci révèle aussi des fragilités de fond.
     La persistance d'écarts bien connus devrait inciter à donner la priorité, à tous les niveaux, au renforcement de la rigueur et du contrôle ainsi qu'à la réaffirmation de l'autorité managériale. 
     Pour mieux faire face aux changements, le système doit être rendu plus robuste dans son ensemble, ce qui passe par le développement des efforts d'harmonisation et de mutualisation, de simplification, mais aussi par une réorganisation du travail. 
suite:
     Pour y parvenir, l'entreprise dispose de nombreux atouts, mais sa force majeure réside dans la motivation et la compétence de son personnel, deux qualités dont le maintien implique d'être davantage à son écoute, plus explicite sur les objectifs, et de veiller sans tarder à préparer la relève de la génération qui a mis le parc nucléaire en service. Ces principes s'appliquent aussi à nos sous-traitants qui devront pouvoir constituer un tissu industriel efficace sur la durée. 
     D'une façon générale, je serai attentif à l'évolution de la tendance observée cette année, mais aussi aux éventuels décalages entre l'annonce des plans d'action et leur concrétisation, ainsi qu'à la pérennité des actions entreprises. 
     Enfin, je rappellerai, même si cela va de soi, et singulièrement au moment où la recherche de la performance économique se renforce, que c'est une responsabilité essentielle de tous les niveaux de management, sans exception, de montrer sans relâche leur implication personnelle dans les choix, petits et grands, qui construisent jour après jour la sûreté et la radioprotection. 
     Au mot d'ordre FBC "faster, better and cheaper", qui a montré ses limites dans d'autres secteurs industriels à l'étranger, je préfère une référence plus explicite à la priorité de la sûreté, par exemple dans "une énergie sûre, propre, pas chère et arrivant à l'heure". 

Commentaire Gazette

     L'inspecteur général constate et déplore :
     “Enfin, je voudrais revenir, cette année encore, sur les arbitrages budgétaires qui se répètent au détriment de travaux jugés à tort comme secondaires, notamment en raison de leur absence d'impact direct sur la sûreté.“
     Il décline cette façon de ne pas engager les actions dans 3 domaines :
     -1 - l'incendie: 
     Trois sujets de préoccupation 
     Je souhaite revenir sur trois points importants déjà évoqués dans les rapports précédents. 
     - Le premier n'est que la répétition des alertes lancées dans les rapports IGSN 2001 et 2002 concernant le glissement persistant du chantier de remplacement des tuyauteries corrodées des circuits incendie de certaines tranches. Je déplore qu'il faille encore "re-mobiliser des acteurs" sur ce dossier et je constate, en un an, un nouveau glissement de six mois pour le planning général de réalisation sur les tranches concernées. 
     - Le deuxième concerne la stratégie de report des modifications prévues dans le plan d'actions incendie (PAI) sur certaines tranches. Je constate qu'après des reports successifs, une petite moitié des tranches concernées doit passer en standard PAI entre 2004 et 2006, date butée des engagements pris vis-à-vis de l'Autorité de Sûreté. J'ai pu constater sur les chantiers déjà réalisés les contraintes et la charge de ces modifications. 
     - Le troisième enfin s'attache à un domaine connexe de l'incendie, car il fait intervenir en grande partie les mêmes acteurs : le volet sanitaire du plan d'urgence interne. Comme les années précédentes, je m'étonne de ne pas voir aboutir la révision de ce dossier qui met en jeu des acteurs très différents, ceux de l'incendie précédemment évoqués, mais aussi les organisations sanitaires "urgentistes" locales ou régionales ainsi que notre propre médecine du travail sur les sites. L'environnement de tous ces organismes a en effet sensiblement évolué durant ces dernières années.”
     - 2- la radioprotection
    “continue globalement à bien progresser, mais la culture de radioprotection manque encore d'épaisseur et la rigueur fait parfois défaut, notamment dans les services opérationnels
     c'est bien dit mais cela signifie que des problèmes perdurent dans un domaine clé.
     - 3 - l'environnement
     La prise en charge des déchets radioactifs a conduit à améliorer l'entreposage sur site mais il y a encore du pain sur la planche. Et en ce qui concerne les rejets chimiques il faut carrément tout inventer.
     Cependant ce rapport dont je vous conseille la lecture pointe bien les manquements des sites et cet extrait l'illustre: 
     La rigueur devrait être une seconde nature. 
     Il n'est pas acceptable qu'autant d'événements aient encore pour origine des analyses de risques incomplètes, une communication inefficace entre services ou au sein de services ou d'équipes, ou une documentation inappropriée, voire pas à jour. Il est surprenant qu'après vingt ans d'exploitation, des équipes redécouvrent régulièrement et individuellement l'intérêt de pratiques qui donnent de l'assise à la rigueur et qui devraient être intégrées dès la formation.“ 

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