"Pourquoi ne pas en débattre?",
s'interroge le général Henri Bentégeat, chef d'état-major
des armées, dans la revue Défense nationale (août-septembre
2004). Le débat sur la dissuasion nucléaire est aujourd'hui
"bien pauvre", remarque-t-il, en souhaitant que cette question soit un
jour "pensée et discutée dans un cadre plus large que
celui de l'Hexagone".
N'était la qualité de son auteur, le propos pourrait paraître iconoclaste, tant sont grandes en France les réticences des responsables politiques à évoquer les questions nucléaires. Le chef de l'État s'exprime de loin en loin et, pour le reste, le dogme français veut que le consensus national sur la bombe nucléaire perdure. Pourtant, comme le note le vice-amiral d'escadre Thierry d'Arbonneau, commandant de la Force océanique stratégique, dans la même revue, l'heure ne devrait pas être "à la poursuite du silence assourdissant sur ce sujet tabou". Plusieurs facteurs semblent militer pour que la question de la dissuasion nucléaire et de son coût (3 milliards d'euros par an) soit de nouveau débattue, à plus forte raison si, comme il est probable, ce toilettage de la doctrine conduit à relégitimer la force de frappe française, c'est-à-dire à refonder le consensus. Depuis la fin de la guerre froide, qui justifiait largement les arsenaux nucléaires, l'environnement international est marqué par un terrorisme dévastateur, la prolifération des armes de destruction massive et l'affirmation de pays ayant le potentiel de se doter de l'arme nucléaire. Parallèlement, l'Europe politique a commencé à exister en se dotant d'une composante de sécurité et de défense dont les progrès rapides obligeront à se poser la question de la cohérence entre les moyens conventionnels et nucléaires de la défense du Vieux Continent. PARI RISQUE
(suite)
|
suite:
“CLUB DE GRANDS PRÊTRES" L'Union européenne (UE) a adopté une "doctrine de sécurité" qui est une réflexion stratégique sur les menaces et les moyens d'y faire face ; ses États membres sont liés par une "clause de solidarité" ; elle dispose de l'ébauche d'un "Q.G. européen", d'une Agence de l'armement, demain de "groupements tactiques", et elle s'apprête à remplacer l'OTAN pour une opération majeure en Bosnie. Toutes ces avancées ont été acquises sans qu'à aucun moment la question de la dissuasion nucléaire ne soit posée. "Nous avons exclu tout ce qui concerne la sécurité territoriale de l'Union, qui relève en principe de l'OTAN, explique Nicole Gnesotto, directrice de l'Institut d'études de sécurité de l'UE; c'était le compromis fondateur, la condition essentielle pour aller de l'avant." La France pourra-t-elle éluder longtemps la question de l'articulation entre la dissuasion nucléaire et la défense européenne, dont elle est la principale cheville ouvrière ? "En France, indique un responsable du ministère de la défense, la dissuasion est réservée à un club de grands prêtres. Le système de la Ve République est fondé sur l'idée que le Parlement n'a pas à débattre de questions stratégiques, qui sont une prérogative de “l'exécutif." "Aujourd'hui, c'est un non-sujet, remarque François Heisbourg, directeur de la Fondation nationale de la recherche stratégique, mais cela peut changer. Le régime de non-prolifération est au bord de l'implosion, et si l'Iran acquiert l'arme atomique, on ouvrira une sorte de boîte de Pandore nucléaire." "En un sens, ajoute-t-il, cela faciliterait l'argumentation française sur la nécessité d'une "police d'assurance nucléaire." A plusieurs reprises dans le passé, la France a esquissé une discussion européenne sur la dissuasion nucléaire, mais Paris a été échaudé. Ce fut le cas en 1995, avec le concept de "dissuasion concertée" : coïncidant avec la dernière série d'essais nucléaires dans le Pacifique, cette ouverture tombait mal. Depuis, c'est le non-dit qui prévaut. Dans son discours-référence du 8 juin 2001, Jacques Chirac avait déclaré que le "voeu de la France" est que sa dissuasion "contribue à la sécurité de l'Europe". Ses partenaires européens sont-ils convaincus d'être protégés par la dissuasion française ? Rien n'est moins sûr. "On ne peut se contenter de déclarer que l'arme nucléaire française contribue de facto à la sécurité des pays européens, sans demander leur avis à chacun des intéressés", souligne le vice-amiral d'Arbonneau. "Quand les Européens ne sont pas hostiles au nucléaire, ils ont tendance à penser que le "parapluie" est d'abord américain", relève Pascal Boniface, directeur de l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS). Mais une telle protection, qui s'exercerait dans le cadre de l'Alliance atlantique, n'est-elle pas devenue virtuelle ? Depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis n'ont cessé de réduire leur arsenal nucléaire en Europe. En 1971, ils disposaient de quelque 7300 têtes nucléaires sur le continent européen. p.27
|
"COÛT D'OPPORTUNITÉ"
Aujourd'hui, avance le Bulletin of the Atomic Scientists, 480 têtes nucléaires américaines seraient réparties dans six pays de l'OTAN (Belgique, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Turquie et Grande-Bretagne). Encore s'agit-il d'estimations : plusieurs experts estiment que Washington a discrètement rapatrié nombre de ces armes. "On assiste à une désincarnation progressive du nucléaire américain en Europe, d'autant plus qu'on ne sait pas très bien contre qui on dissuade", observe Nicole Gnesotto. "Bon nombre de nos partenaires européens, à l'écoute de leur opinion publique, ne souhaitent pas ouvrir un débat à ce sujet, constate un ministre du gouvernement Raffarin, par crainte de faire régresser l'Europe de la défense." En France, le pouvoir politique fonde sa réticence à "rouvrir une querelle qui n'existe plus" sur le fameux "consensus national". Or, les sondages l'attestent, les Français sont plus ambivalents qu'on ne le dit. Leurs doutes risquent de croître dans une période d'austérité budgétaire qui oblige à davantage justifier l'effort demandé aux contribuables. "On peut discuter de la place que le nucléaire peut ou doit tenir dans une défense européenne commune, et on peut aussi parler de son niveau de suffisance", estime Pascal Boniface. "La question est celle du "coût d'opportunité" du nucléaire, qui représente 20 % des crédits d'investissement du budget de la défense", ajoute François Heisbourg. Au sein de l'institution militaire, il existe une grogne récurrente à ce sujet. Certains voudraient rééquilibrer les dépenses au profit d'armements conventionnels de précision, mieux adaptés aux nouvelles menaces. Ceux-là pointent du doigt la composante aéroportée de la dissuasion, arguant que les quatre sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) suffiraient à incarner la dissuasion nucléaire française. "Il vaut mieux expliquer pourquoi la sécurité du pays exige des sacrifices financiers, plutôt que de dire "circulez, il n'y a rien à voir", et... à discuter !", insiste un général qui tient à son anonymat. |
En 1994, le Livre blanc sur la défense
soulignait que la défense nucléaire européenne est
appelée à "devenir une des questions majeures de la construction
d'une défense européenne commune". Dix ans plus tard, dans
un environnement international en mutation, n'est-il pas temps de "revisiter"
la dissuasion nucléaire française, notamment dans sa dimension
européenne?
Commentaire
p.28
|