LaG@zette Nucléaire sur le Net!
N°278, décembre 2015

RIEN NE VA PLUS

LES CENTRALES NUCLÉAIRES – LEÇONS DE L’EXPERIENCE MONDIALE
27 et 28 octobre 2015
Auditorium Interlegis – Sénat fédéral, Brasilia

LA SURETÉ DES RÉACTEURS NUCLÉAIRES: DES PRINCIPES À LA RÉALITÉ
Monique Sené Physicienne

 
    1. REACTEUR ET CENTRALE NUCLEAIRES
    1.1 Le réacteur nucléaire produit de la chaleur
    «Un réacteur, c’est une machine qui produit de la chaleur à haute température pour faire marcher la machine de Denis Papin». Cela passe tout de même par la fission de l’atome et nous renvoie à la leçon sur les neutrons et les protons.
    Suivez le schéma: dans un réacteur nucléaire, la chaleur est le résultat de la fission de l’uranium (contrairement aux centrales thermiques traditionnelles où elle provient de la combustion du charbon ou du gaz). Qu’est-ce que cette fission qui va miraculeusement générer l’énergie?
    Réponse: elle a lieu lorsqu’un neutron percute le noyau d’uranium. Apparaissent alors des morceaux du noyau initial et quelques neutrons qui, à leur tour, vont provoquer de nouvelles fissions dans les noyaux voisins. C’est ce que l’on appelle la «réaction en chaîne». Et c’est l’ensemble des fissions et réactions qui va produire la chaleur.
    Pour obtenir une énergie constante et, éventuellement, éviter que le réacteur s’emballe, il est nécessaire que le nombre de réactions reste stable. Le travail essentiel des opérateurs de la centrale est d’entretenir cette stabilité pour que l’eau chauffe et produise suffisamment de vapeur. Et, à partir de celle-ci, de l’électricité.

    Circuits primaire et secondaire
    Ces données de base acquises, il faut encore savoir que deux circuits se succèdent, l’un qui extrait la chaleur, l’autre qui produit de la vapeur. C’est le cas du réacteur REP ou PWR, le plus répandu dans le monde.
    Dans le premier circuit, l’uranium enrichi («isotope 235») est livré sous forme de pastilles, qui vont être mises dans des tubes métalliques étanches, les «crayons», eux-mêmes plongés dans une cuve remplie d’eau. C’est dans ces crayons que va avoir lieu la réaction en chaîne, c’est-à-dire les différentes fissions qui libèrent la chaleur et, comme prévu, chauffent l’eau de la cuve. L’eau est maintenue sous pression, mais de sorte à ne jamais bouillir. Elle circule dans un circuit fermé, confiné. C’est le «circuit primaire».
    Après quoi, elle est propulsée dans un générateur où elle produit de la vapeur. Celle-ci fait tourner une turbine, qui à son tour entraîne un alternateur, qui produit l’électricité. C’est le circuit dit «secondaire».

    Le circuit de refroidissement
    Une centrale ne cesse jamais de récupérer la chaleur. Mais il faut en parallèle assurer son refroidissement. C’est le rôle d’un troisième circuit, indépendant des deux premiers. Il repose tout entier sur l’action d’un condenseur dans lequel circule de l’eau prélevée à l’extérieur, dans une rivière ou dans la mer. Cette eau circule dans des tubes, des milliers de tubes représentant des kilomètres de canalisations.
    Comme l’eau s’est réchauffée, on la refroidit dans des tours de refroidissement ou des aéro-réfrigérants, ou bien on la rejette directement dans la même rivière ou à la mer. Au cours de ce processus de rejet dans les tours de refroidissement, une petite partie de l’eau s’évapore dans l’air. D’où le panache blanc que l’on voit fréquemment au-dessus des centrales.

    Ce qui entre dans la centrale? Et ce qui en sort?
    Ce qui entre:
    C’est d’abord l’uranium, en France de l’uranium enrichi en isotrope 235 (entre 3,5 et 4,5%). Plus rarement, il s’agit de plutonium, carrément plus dangereux.
    En second lieu, la centrale pompe de l’eau, et beaucoup, dans une source extérieure (de l’ordre de 45 m3/sec).
    Ce qui en sort:
    En premier lieu de l’électricité... heureusement, puis de la chaleur. Les deux tiers de la chaleur produite dans le réacteur sont perdus. Mais pas pour les fleuves et la mer dans lesquels elle est rejetée et qu’elle réchauffe inévitablement. De plus, dans son fonctionnement normal, une centrale rejette des produis radioactifs.
    Mais il faut aussi sortir les combustibles usés pour permettre leur remplacement par des neufs. Ce remplacement a lieu par tiers tous les ans ou ans et demi. Les combustibles usés deviennent ainsi des déchets toxiques et encombrants. Mais cela est une autre histoire. En France, ces combustibles sont en partie traités dans une usine chimique et nucléaire (usine AREVA la Hague) pour récupérer l’uranium et le plutonium. Il reste bien sûr les produits de fission que l’on incorpore à du verre et que l’on entrepose aussi à la Hague.
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    2. DES REACTEURS EN VEUX-TU EN VOILA
    Il existe quatre cent trente-quatre réacteurs dans le monde, répartis entre trente-six pays, et divers modèles, sept pour être précis... Pour tous les goûts! La France, qui en possède un solide contingent, cinquante huit, a opté pour le modèle REP (ou Réacteur à Eau Pressurisée - PWR), fonctionnant avec de l’uranium enrichi et de l’eau comme «modérateur» et extracteur de la chaleur («caloporteur»). C’est le modèle jugé le plus sûr. C’est pourtant celui qui était en place à Three Mile Island, aux Etats-Unis, site d’une des plus grosses catastrophes nucléaires survenue en 1979.

    Les autres types de réacteurs:
    - Réacteur à Eau Bouillante (REB ou BWR): Uranium et eau pressurisée mais à moindre pression. Pas de circuit secondaire, production de la vapeur directement dans la cuve, donc risque de contamination moins maîtrisé. C’est le modèle des quatre réacteurs de Fukushima Daïchi.
    - EPR – European Pressurized Reactor. Comparable au REP, il s’agit d’une nouvelle génération, “réputée” moins dangereuse (confinement renforcé). C’est ce modèle, qui a été choisi par les Finlandais, et qui est en construction en France à Flamanville dans la Manche.
    Les deux constructions ont beaucoup de retard par accumulation de problèmes liés à des chantiers mal encadrés.
    - Réacteur graphite-gaz (UNGG) anciennement en France, AGR et MAGNOX au Royaume-Uni). Ce modèle vieillissant, très développé au Royaume Unis, sont tous en phase de démantèlement. On y utilisait toujours de l’uranium comme combustible, mais le caloporteur n’est pas l’eau mais du gaz carbonique.
    - Réacteur RBMK. Également périmé et jugé dangereux car ne présentant pas d’enceinte de confinement, c’est le modèle que privilégiait l’ex-URSS puisqu’il permettait de récupérer du plutonium à usage militaire. C’était celui de Tchernobyl.
    - Réacteur à Eau Lourde sous Pression (CANDU ou RELP). De l’eau lourde comme modérateur et caloporteur. C’est le chéri des Canadiens.
    - Surgénérateur à neutrons rapides (RNR ou FBR). Le combustible est un mélange d’uranium 238 et de plutonium. Le caloporteur est un métal, du sodium liquide. Développé dès les années 50, ce modèle, prisé par la Russie et la Chine, avait été abandonné par la France, mais il vient d’être récemment réhabilité (projet Astrid).

    3. LES DIFFERENTES ETAPES DU FONCTIONNEMENT DU REACTEUR EN TERMES DE RISQUES
    Reprenons au début, en étudiant, cette fois, les risques liés à chacune des différentes étapes du fonctionnement d’un réacteur. Ici, on parle du pire et on en parle au conditionnel: et si?...

    Premier de ces «Et si?»
    Et si la gaine d’un des crayons venait à se fissurer, libérant dans la cuve des éléments radioactifs?
    On voit bien le risque et ce qu’il a de terrifiant: que des matières hautement toxiques puissent s’échapper du réacteur, et ce serait le désastre. Toute la mission des responsables de la sécurité est d’empêcher ces échappées. Mais que l’une quelconque des parties de la centrale soit accidentellement endommagée (défaillance des pompes, par exemple) et c’est tout le dispositif de prévention qui est annihilé. Reste le scénario supposé impensable et qui s’est pourtant déroulé à Fukushima: du fait du séisme puis du tsunami, l’électricité a été coupée, et donc la capacité de refroidissement des réacteurs. Dans le même temps, les canalisations du circuit de refroidissement ont été rompues.
    Et si la «réaction en chaîne» venait à s’emballer, qu’on en perde le contrôle? Théoriquement, cela n’est pas possible, puisqu’il suffirait d’abaisser les barres de contrôle dans le coeur depuis le poste de commande. Constituées de matériaux absorbant les neutrons, elles ont la capacité d’arrêter la chaîne.
    Théoriquement, donc... Oui, mais si quelques unes de ces barres de contrôle venaient elles-mêmes à tomber en panne? Ce serait plus embêtant et cela pourrait conduire à un emballement de la réaction et une fusion du coeur.
    Et si survenait une défaillance dans le circuit de refroidissement?
    Et si malgré les techniques très élaborées mises en place, les produits radioactifs ne parvenaient pas à être refroidis? Cela peut hélas arriver et cela n’est pas fait pour rassurer. Pour Bernard Laponche, physicien nucléaire reconverti à la maîtrise de l’énergie, «la catastrophe est intrinsèque à la technique nucléaire. Le réacteur fabrique les moyens de sa propre destruction». (voir dossier suivant dans ce N°)
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    Et pour conclure, citons l’Institut de Radioprotection et de Sûreté
Nucléaire:
    «Les réacteurs de production d’électricité utilisant la fission nucléaire présentent des risques liés aux possibilités de dispersion de substances radioactives et de contamination de l’homme et de l’environnement. Pour réduire ces risques, l’industrie nucléaire accorde une importance de tout premier plan à la sûreté de ses installations. De fait, la conception, la réalisation et l’exploitation des installations nucléaires sont conduites de façon à prévenir les situations incidentelles et accidentelles qui pourraient survenir et à en limiter les conséquences. Par ailleurs, l’amélioration continue du niveau de sûreté des installations est recherchée par la prise en compte du retour d’expérience de conception et d’exploitation, par les réexamens de sûreté des installations réalisés périodiquement et par la prise en compte des progrès des connaissances et des techniques applicables

    4. MAIS QU’EN EST-IL REELLEMENT?
    Certes on nous assure que des efforts importants sont faits en faveur de la sûreté, mais est-ce vraiment pour protéger les hommes et leur environnement?
    Il est vrai que l’accident coûte cher; Three Mile Island aux USA (1979), Tchernobyl en Ukraine (1986) et Fukushima au Japon (2011). Les réacteurs (1 aux USA et en Ukraine, 4 au Japon) n’ont pas pu redémarrer. Et la facture est salée: perte de production, perte d’investissement, coût d’un démantèlement difficile.
    Pour les réacteurs nucléaires, comme pour tout autre machine, serait-elle un camion, la base de la sûreté consiste, c’est bien le moins, à s’assurer que tous ses équipements sont en bon état.
    Problème, si l’on détecte un défaut sur un réacteur, il convient tout d’abord, si la gravité l’impose, d’arrêter le réacteur incriminé, puis d’analyser le pourquoi et le comment et, en fonction de la modification induite, reprendre l’analyse de sûreté. Mais il faut également vérifier si le même défaut s’est déjà manifesté sur d’autres unités ou est en train d’apparaître sur certaines. L’avantage... et l’inconvénient d’un parc de machines du même type est le retour d’expérience. Mais l’apparition d’un défaut générique peut impacter l’ensemble du parc, comme ce fut par exemple le cas des fissurations des grappes de contrôle dans les années 90 en France. Le remplacement des grappes, ordonné par des critères d’usure plus sévères, s’avéra impossible en raison du nombre de réacteurs concernés et de l’impossibilité du fabricant d’approvisionner. Il fallut étaler les réparations en renforçant la surveillance et en croisant les doigts...
    Rappelons qu’à Fukushima, et contrairement à ce qui a d’abord été affirmé, en particulier par EDF, les premiers dégâts ont été provoqués par le séisme. Le tsunami qui a suivi a amplifié la catastrophe. Des canalisations ont été immédiatement cassées, l’instrumentation est devenue inutilisable. Même après un premier démarrage des moteurs diesels, puis avec l’utilisation temporaire de batteries (environ 3 à 4 heures) pour obtenir quelque alimentation en électricité, les salles de contrôle ne disposaient déjà plus des renseignements indispensables pour piloter les réacteurs.
    Ce qui, maintenant, peut sembler une «nuance» dans l’appréciation de la catastrophe, voire du pinaillage de très mauvais goût, est en réalité fondamental. L’explication de l’accident révèle la «philosophie» prônée par les uns et les autres. Ainsi, affirmer que la centrale a tenu au tremblement de terre, ne pas reconnaître que des canalisations, des câbles, des murs... se sont rompus immédiatement, empêchant tout pilotage, c’est réaffirmer, contre l’évidence, une sorte de croyance dogmatique: les ingénieurs avaient «tout calculé». Pour que leur art soit pris en défaut, il fallait alors un coup du sort quasidémoniaque - ici, le tsunami complémentaire.
    Remarque
    L’IRSN donne une définition de la sûreté, mais les principes sont-ils appliqués? En ce qui concerne les réacteurs des années 1970-1980 il est clair que, malgré toutes les améliorations apportées au fil des années, ils ne répondent que partiellement à ces principes. En effet, l’accès aux divers éléments est parfois difficile, ce qui ne facilite pas les maintenances. Cette conception explique, aussi, pourquoi le démantèlement se révèle très long et coûteux dans tous les domaines (finances, faisabilité, radioprotection, rejets...).
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    L’Autorité de Sûreté Nucléaire française et son pendant l’Autorité de Sûreté Nucléaire de Défense (ASND) viennent d’interpeller le Commissariat à l’Energie Atomique et aux énergies renouvelables (CEA) parce que les moyens humains ne sont pas au rendez-vous et les opérations s’avèrent beaucoup plus longues que prévues. Le CEA doit donc revoir ses plans de démantèlement.
    N’oublions pas que cette instance possède de nombreux sites historiques qu’il convient d’essayer de mettre aux normes applicables en 2015.
    Par ailleurs sur l’ensemble des 58 réacteurs français il existe des points faibles (notamment les piscines non renforcées par une enceinte en béton donc sensibles aux agressions malveillantes ou simplement climatiques)

    5. LES EXIGENCES REGLEMENTAIRES
    * Analyse de la Défense en profondeur
    La conception des installations nucléaires repose sur le principe de défense en profondeur, qui conduit à la mise en oeuvre de niveaux de défense successifs (caractéristiques intrinsèques, dispositions matérielles
et procédures), destinés à prévenir les incidents et accidents puis, en cas d’échec de la prévention, à en limiter les conséquences:
     * Le premier niveau de défense a pour objet de prévenir les incidents: pour les équipements, des dispositions sont définies pour assurer un haut niveau de qualité de leur conception et de leur fabrication ainsi qu’un haut niveau de garantie de cette qualité.
    Il va falloir pour chaque composant en vérifier la conception puis la réalisation. Si on se réfère aux problèmes qui touchent les divers composants c’est optimiste et fait fi de comment peut se dérouler un accident; un enchaînement de petits incidents qui mènent à un non refroidissement du coeur et à sa fusion.
     * Le deuxième niveau de défense a pour objet de détecter la survenue de tels incidents et de mettre en oeuvre les actions permettant, d’une part, d’empêcher que ceux-ci ne conduisent à un accident et, d’autre part, de rétablir une situation de fonctionnement normal ou, à défaut, d’atteindre puis de maintenir le réacteur dans un état sûr. Pour les équipements, cela nécessite que leurs hypothèses de conception demeurent vérifiées au cours de l’exploitation, en particulier:
    - des dispositions d’exploitation permettent d’assurer que l’équipement est utilisé dans le domaine de fonctionnement défini par hypothèse à la conception,
    - des dispositions de maintenance permettent d’assurer que l’équipement reste dans un état conforme à celui considéré au moment de la conception.
    Certes, mais encore faut-il avoir des équipements ayant subi leur maintenance et répondant aux commandes. De plus pour pallier les défaillances il faut l’avoir prévu. L’inconvénient est qu’on ne peut pas prévoir le déroulement d’un accident et donc imaginer des parades. Prenons l’inondation du site de la centrale du Blayais au passage de l’an 2000 (tempête sur la Gironde avec vague de mascaret et vents jusqu’à 170 km/h). Il avait été signalé à son démarrage en 1984 que les digues étaient trop basses pour supporter ce type de situation. Il y a eu quelques aménagements, insuffisants. Après plusieurs rappels à l’ordre de l’ASN, EDF a programmé un rehaussement pour 2002... Mais la tempête est arrivée trop tôt: bilan deux ans d’arrêt pour nettoyer le réacteur noyé (à 1 million € perdus par jour d’arrêt, il vaut mieux prévenir que guérir). Et n’oublions pas que l’accident majeur a été évité de justesse: le réacteur a pu être refroidi parce que les opérateurs ont bien travaillé et que des diesels ont fonctionné.
     * Le troisième niveau de défense a pour objet de maîtriser les accidents n’ayant pu être évités ou, à défaut, de limiter leur aggravation en retrouvant la maîtrise de l’installation afin de la ramener et de la maintenir dans un état sûr: pour les équipements, des dispositions sont mises en oeuvre pour limiter les conséquences de leur défaillance.
    Joliment écrit mais encore faut-il un personnel ayant une bonne formation et en possession de fiches d’instruction et d’instruments corrects. Il faut aussi que tous les appareils (diesels de secours, électronique, transformateurs, vannes,...) aient subi leur maintenance et que les pièces nécessaires à leur bon fonctionnement aient pu être changées.
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    * Le quatrième niveau de défense a pour objet de gérer les situations d’accident consécutives à l’échec des dispositions des trois premiers niveaux de défense en profondeur de façon à en limiter les conséquences, notamment pour les personnes et l’environnement. Ce quatrième niveau permet de gérer les situations d’accident avec fusion de combustible.
    Gérer certes, mais encore faut-il avoir admis que l’accident peut arriver sinon ce sera ingérable.
    Fukushima a montré les limites de ce quatrième niveau: il a été impossible de gérer.
    * Le cinquième niveau de défense concerne l’intervention des pouvoirs publics pour limiter les conséquences d’un accident pour le public et l’environnement.
    Ce dernier niveau demande d’une part d’admettre qu’un accident est possible (toujours cet item indispensable) et que la population en a été avertie, sinon c’est illusoire.
    Ces niveaux de défense sont suffisamment indépendants pour que la défaillance d’un niveau ne remette pas en cause la défense en profondeur assurée par les autres niveaux.
    Étonnant cette assurance d’indépendance entre les niveaux, alors qu’ils s’imbriquent: quand l’accident s’enclenche, plus rien ne peut le stopper et c’est de cela qu’il faut prendre conscience. De plus il est impossible de modéliser un accident à venir sinon les parades seraient déjà existantes. On peut utiliser les problèmes passés pour améliorer cette fameuse «défense en profondeur», mais on ne peut pas prédire l’avenir.
    Analyse de l’exclusion de rupture
    Exclure la rupture d’un composant conduit à ce que sa défaillance ne soit pas postulée dans la démonstration de sûreté. Ainsi, aucune disposition n’est prévue au titre du troisième niveau de la défense en profondeur pour limiter les conséquences de sa défaillance. De ce fait, l’hypothèse d’exclusion de rupture nécessite de renforcer les deux premiers niveaux de la défense en profondeur pour atteindre un niveau de sûreté satisfaisant.
    La rupture de la cuve est exclue au stade de la conception, de sorte que le principe de renforcement des deux niveaux de défense susmentionnés s’applique à ce composant.
    À cet égard, comme l’a rappelé la Section permanente nucléaire (SPN) de la Commission centrale des appareils à pression (CCAP), lors de sa réunion du 21 juin 2005 consacrée à l’exclusion de rupture des tuyauteries des circuits primaires et secondaires principaux du projet EPR, le premier niveau de la défense en profondeur «est constitué de la garantie de la qualité à la fois de la conception, de la fabrication et du suivi en service, étant entendu que pour la conception et la fabrication, la garantie de la qualité est fondée à la fois sur la qualité des règles appliquées, la vérification de leur application et le contrôle final du résultat attendu. Les éléments constituant ce premier niveau sont tous de même importance
    Soyons clairs: tout doit être impeccable. On ne peut tolérer le moindre écart.
    Or, est-ce toujours réalisable et réalisé?
    Les tribulations de l’EPR permettent d’en douter. Citons l’ASN:
    «L’ASN considère que le réacteur EPR constitue un progrès significatif en matière de sûreté nucléaire, et une référence au niveau mondial. La Direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) avait défini en 1999 les objectifs de sûreté pour de nouveaux réacteurs nucléaires, auxquels répondent dans leur ensemble les dispositions retenues pour la conception de l’EPR. Les orientations retenues pour sa cuve contribuent à cette amélioration du niveau de sûreté. L’atteinte de ce haut niveau de sûreté reste toutefois conditionnée à la qualité de sa construction.
    La fabrication des calottes de la cuve de l’EPR, compte-tenu de leurs dimensions, a conduit AREVA à faire notablement évoluer son procédé. Comme tout nouveau procédé, il est susceptible de générer des défauts qui n’apparaissaient pas auparavant. C’est particulièrement le cas en ce qui concerne l’hétérogénéité du matériau, en raison de la masse élevée du lingot retenu (3 fois celle des réacteurs du palier N4) et de son mode d’élaboration (lingot conventionnel et non à solidification dirigée). Si le phénomène de ségrégation positive majeure a été pris en compte par AREVA, il a manifestement été sous-estimé, tant dans son ampleur qu’en termes de conséquences sur les propriétés mécaniques.
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    La cuve est un équipement essentiel du réacteur, dont la rupture doit pouvoir être exclue. Une telle anomalie, susceptible de compromettre son aptitude au service, constitue à l’évidence un événement majeur du projet EPR de Flamanville. Il est donc légitime que l’ASN en informe le public, conformément à ses missions définies dans la loi et comme elle l’a fait pour d’autres événements ayant affecté la construction du réacteur
    Et AREVA a donc fourni un programme de requalification «pour démontrer la conformité de la cuve», présenté ci-après:
    Afin de démontrer la conformité de la cuve aux exigences réglementaires, AREVA a proposé une démarche consistant à:
    * identifier les situations les plus pénalisantes vis-à-vis du risque de rupture brutale;
    * définir des critères d’acceptabilité au travers de calculs mécaniques;
    * caractériser le matériau par des essais destructifs.
    Force est de constater que tous ces tests auraient dû être menés dès le début, au moment de la réalisation des lingots permettant de réaliser «les fameuses calottes» que sont le fond et le couvercle de la cuve.
    En effet, cette cuve ne répond pas aux critères d’exclusion de rupture ni à celui du premier niveau de qualité «pour les équipements, des dispositions sont définies pour assurer un haut niveau de qualité de leur conception et de leur fabrication ainsi qu’un haut niveau de garantie de cette qualité».

    L’ASN avait déjà signalé dans son rapport annuel:
    «L’année 2014 se situe globalement dans la continuité des années précédentes en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection.
    Dans l’ensemble, la situation reste assez satisfaisante, mais on ne doit pas s’en tenir là. En effet, l’importance des enjeux et les attentes de la radioprotection au vu de l’analyse des accidents, de l’accroissement des connaissances scientifiques et des développements technologiques
    L’ASN déplore que année après année, l’évolution de la sûreté stagne, alors qu’il faut atteindre l’excellence. Bien sûr il n’y a que des incidents sur le parc français, mais l’ASN est très préoccupé par l’EPR. Citons:
    «L’ASN a été informée par AREVA d’une anomalie de la composition de l’acier dans certaines zones du couvercle et du fond de la cuve du réacteur de l’EPR de Flamanville. La réglementation relative aux équipements sous pression nucléaires impose au fabricant de maîtriser les risques d’hétérogénéité des matériaux utilisés pour fabriquer les composants les plus importants pour la sûreté
    Tout est dit: Le réacteur neuf a du mal à aboutir et ceux en fonctionnement sont vieillissants et difficiles à rendre conformes aux nouvelles exigences de sûreté suite à l’accident de Fukushima.
    Il ne faut pas croire que ces problèmes sont réservés à la France: les USA ont leurs ennuis, la Belgique, la Suisse, la Chine, l’Allemagne aussi et pour ce dernier pays ses démantèlements.

    6. UN PEU D’HISTOIRE A PROPOS DES REACTEURS
    En 1974 (début du programme français), des chercheurs du Centre National de la Recherche Scientifique avaient dans un rapport visionnaire souligné une série de problèmes:
    6.1 La «pollution thermique» est inévitable car «le rendement thermique de centrales nucléaires à uranium enrichi et eau pressurisée, dont la température (circuit de refroidissement primaire) est d’environ 300°C, est de l’ordre de 30%. Une centrale dont la puissance électrique est de 1GWe, restitue à la source froide (mer, rivière ou atmosphère) plus de 500 millions de calories par seconde. Il est bien évident que les effets et remèdes à cette pollution sont très différents selon la source. À première vue, ceci constitue tout à la fois un énorme gaspillage d’énergie, et ce que l’on appelle souvent «une pollution thermique», c’est-à-dire une modification des données del’écosystème dans lequel nous vivons actuellement
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    Pourrait-on la récupérer?
    «En fait, il n’y a pas de réponse. La température de l’eau à la sortie du condenseur (échauffement d’environ 10°C pour un débit de 50m3/s, cas de la centrale PWR de 1GWe) oscille entre quelque 10°C en hiver et 30°C en été. Cette température n’est pas suffisante, même pour l’application immédiate que constitue le chauffage de serres (qui demandent un minimum de 30°C en toute saison)
    Et les chercheurs revenaient à la question: «peut-on utiliser la chaudière nucléaire pour produire électricité et chaleur
    «Cet usage existe: c’est le chauffage urbain, à partir d’eau pressurisée (par exemple 8 bars, 170°C). Mais il est bien évidemment, très limité: seul est à considérer le chauffage des grandes villes nouvelles
    Finalement que l’on choisisse le rejet direct ou les réfrigérants atmosphériques, il y a des problèmes:
    - échauffement de l’eau pour les rivières (baisse locale d’oxygène: quel impact sur les poissons et toute la faune);
    - les réfrigérants: problèmes avec le panache (brouillard et verglas, et prolifération de bactéries, légionelle par exemple).

    6.2 Les effluents gazeux et liquides des centrales sont composés de:
    - gaz rares radioactifs dont certains à période longue; Xénon 133 (5,3jours) et surtout Krypton 85 (10,8 années);
    - d’iode radioactif dont l’iode 131 de période 8 jours;
    - de vapeur d’eau tritiée (période 12,3 années);
    - d’aérosols radioactifs.
    Ces gaz proviennent de l’extraction des gaz non condensables du circuit primaire de réfrigération et des fuites lors des différentes opérations. Leur quantité dépend du type de réacteur et de l’emploi de systèmes de rétention qui éliminent les effluents à vie courte (moins de 1 jour). (...)
    Une centrale à eau de 1 GWe à bonne rétention produirait donc de 740 à 1.110 TBq/an. On a calculé pour une installation type, qu’une production de 1.850 TBq provoque à la limite du site (1 km) une irradiation en continue de 0,05 mSv/an, soit le 1/100 de la limite de 5mSv admise pour les populations.
    Notons que la dose population est maintenant de 1mSv/an.
    L’effluent liquide le plus préoccupant pour les centrales à eau est l’eau tritiée, 22 TBq/an (présence du bore donc impossible à éviter).
    Notons que le tritium est toujours un problème.
    Il paraît prudent, dans l’état actuel, de se fixer l’objectif d’atteindre une irradiation finale par les effluents liquides ou gazeux des centrales qui soit une petite fraction de l’irradiation naturelle et toute une série de mesures sont nécessaire pour atteindre cet objectif:
    * au niveau des réalisations sur le site (hauteur des cheminées, débit d’eau);
    * au niveau du choix du site en fonction de l’environnement proche et lointain (régime des vents, circulations des eaux...);
    * au niveau des mesures de contrôle qui doivent être effectuées avec une grande rigueur et dont les résultats doivent être publiés;
    * au niveau des études sur les phénomènes de dispersion et concentration (par exemple l’iode 131) qui doivent préciser les doses effectives.

    6.3 La sûreté des réacteurs
    Le problème de la sûreté des réacteurs est un sujet extrêmement difficile à aborder, car la plupart des questions techniques qui s’y rapportent sont couvertes en partie par le secret industriel et aucun effort n’a été fait jusqu’à présent dans la présentation des rapports de sûreté pour reporter l’information concernée en annexe confidentielle, le corps du texte pouvant être rendu public. Le même problème se pose à un moindre degré en ce qui concerne les données médicales sur l’irradiation et la contamination des travailleurs et des populations entourant les installations nucléaires, et on ne peut que souhaiter une meilleure information de la part des services concernés, car on ne voit pas en quoi le secret médical devrait s’appliquer à des données d’ordre statistiques, non nominatives.
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suite:
    Les choses ont certes évolué en quarante ans, mais il reste du chemin à parcourir. Cependant des études ont été faites et il a, en France, été créées des Commissions Locales d’Information (CLI) formées d’élus, de syndicalistes, d’associations, de personnes compétentes (médecins, informaticiens, sociologues, physiciens, biologistes, ...). Ces CLI peuvent demander l’accès aux documents sous confidentialité, diligenter des études sur l’état de l’environnement et sur la santé des riverains.
    D’autre part, la méthodologie même de la conception est contestée: il est déjà difficile d’estimer les conséquences successives de la défaillance d’un seul élément d’un système complexe comme une centrale; de faibles erreurs au niveau de chaque relation de cause à effet ont un effet cumulatif, et les estimations de probabilité sont affectées d’incertitudes donnant des rapports pouvant atteindre plusieurs facteurs dix entre des études différentes. Mais on constate en fait que beaucoup d’incidents sont dus à une panne simultanée de divers éléments, provoquée par une même cause indirecte et imprévisible: même les ordinateurs les plus puissants ne peuvent traiter toutes les multiples combinaisons de ce genre.
    Et c’est toujours vrai, même si les ordinateurs sont plus puissants. Il vient d’arriver dans un réacteur arrêté pour maintenance, un incident: il fallait changer les tubes du condenseur où l’eau venant du circuit secondaire se refroidit. Or ces tubes sont en titane qui a la particularité de brûler dans l’azote. D’où le risque si on veut faire une soudure, Et comme ce fait n’était pas connu du soudeur, un incendie s’est déclenché et le condenseur doit être changé. Il en coûtera un arrêt assez long, au moins 100 millions € (condenseur) et bien sûr il faut ajouter les millions par perte de production.
    Le rapport continue en jugeant que des progrès sont possibles, mais reste la relation entre la machine et les hommes.
    L’opérateur de réacteur nucléaire en exploitation est pris entre trois pressions inévitables: les contraintes d’exploitation, les procédures et enfin le caractère nouveau des interventions requises puisque l’automatisme très poussé du système ne requiert une intervention que dans les imprévus, qui seront ultérieurement étudiés et incorporés au programme de contrôle. Ces conditions psychologiques ne peuvent être progressivement maîtrisée que par la maturation lente d’un «corps» de conducteurs de centrale, analogue à celui des officiers de pont ou des pilotes de ligne, doté d’une formation adéquate, d’un entraînement et d’un recyclage soutenus, de traditions,
d’une éthique. Aller vite dans ce domaine impliquerait des risques considérables.
    Finalement, et nous entrons ici dans le domaine de la pure conjecture, se posent les questions relatives à l’environnement social de l’industrie nucléaire: trafic de matériaux fissiles, chantages divers, terrorisme, états de guerre ou, à l’inverse, mesures de protection d’ordre policier ou militaire et influence de ces mesures sur les libertés individuelles. La sûreté de l’industrie nucléaire pose donc des problèmes d’ordre très divers: techniques, psychologiques et sociaux.
    Ces problèmes existent toujours...
    6.4 Traitement des déchets radioactifs
    Les points qui nous paraissent soulever des problèmes concernant l’usine de retraitement de la Hague dans le cadre concret du programme électronucléaire français, concernent: le rejet de krypton 85 dans l’atmosphère et de tritium dans l’eau, le taux de séparation des actinides dans les déchets de haute activité, les incertitudes concernant le stockage, sur de longues périodes, des déchets.
    Le rapport cite les déchets issus du retraitement (rejet de krypton et de tritium,...), et prévient que la destruction des produits de fission et des actinides n’est pas envisageable pour de grandes quantités et conclut: «devant toutes ces difficultés, qui peuvent entraîner une modification substantielle et mal maîtrisable par notre société, il paraît souhaitable de diversifier les efforts en vue d’un meilleur approvisionnement énergétique. Des crédits équivalents d’une fraction, même faible de ceux consacrés au développement du programme nucléaire devraient être affectés aux recherches pour le développement d’énergies nouvelles. Le potentiel scientifique du CNRS pourrait utilement contribuer à ce type de recherches».
    Cette conclusion qui date de 40 ans est très importante. Et pourtant elle est restée lettre morte et c’est bien regrettable. Des progrès ont été faits, la transparence est devenue un slogan, mais les échanges restent difficiles.
p.18

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