LaG@zette Nucléaire sur le Net!
N°282, décembre 2016

DEUX FIRMES EN DIFFICULTÉ et une politique énergétique jamais mise en place
La France est mal partie et les citoyens avec

Anomalies et soupçons de falsifications sur le site
Creusot Forge d’Areva: État des lieux
Note Greenpeace 2016 (pdf)


     L’affaire des soupçons de falsifications d’Areva s’arrête-t-elle à une simple histoire de documents? Dans cette courte note, Greenpeace revient sur l’importance des procédures de contrôle et des obligations de sûreté pour toutes les pièces suspectes.
     Ce dossier présente un inventaire, non exhaustif, des pays dans lesquels des installations nucléaires comportent des pièces potentiellement concernées.

     Rappel du contexte
     Le 3 mai dernier, l’Autorité de sûreté nucléaire française (ASN) a annoncé qu’Areva l’avait informée «d’irrégularités concernant des composants fabriqués dans son usine de Creusot Forge». Les problèmes concernent les documents relatifs à la qualité de nombreuses pièces fabriquées sur le site. L’ASN mentionne des «incohérences», ce qui témoigne a minima de défaillances dans le contrôle de la qualité, mais évoque également des «omissions ou des modifications» qui pourraient donc concerner des falsifications des dossiers de fabrication. Les pièces concernées sont des gros composants destinés aux centrales nucléaires exploitées par EDF en France et par d’autres compagnies dans de nombreux pays.
     Les anomalies mises en évidence fin 2014 sur la cuve de l’EPR de Flamanville suite aux demandes de l’ASN avaient soulevé les premières questions sur le contrôle de la qualité. L’audit d’abord mené par Areva sur les fabrications depuis 2010 a été jugé trop limité et superficiel par l’ASN, qui a donc demandé un audit poussé remontant à 2004, période de fabrication des premières pièces de l’EPR. Areva, qui est propriétaire de l’usine depuis 2006, a alors décidé de revoir les dossiers de l’ensemble des pièces fabriquées depuis le début de fonctionnement du site, en 1965.

     Premiers constats
     Au moins 400 des 10.000 documents de contrôle (des bordereaux de conformité technique) réexaminés par Areva suite aux demandes de l’ASN, soit environ 4% des fabrications, comportent des défauts. Les problèmes concernent notamment le taux de concentration de carbone et d’autres éléments entrant dans la composition des pièces métalliques, qui déterminent la tenue mécanique des composants usinés: ces taux sont incorrectement renseignés voire ne sont pas renseignés du tout. L’explication vraisemblable est que des valeurs non conformes aux exigences réglementaires de sûreté ont ainsi pu être masquées.
     Si des équipements non nucléaires, tels que des rotors de turbines, sont concernés, plus de la moitié des 400 composants en cause sont des pièces de gros équipements essentiels au fonctionnement des réacteurs : des éléments de la cuve, qui renferme le combustible nucléaire, de son couvercle, du pressuriseur qui maintient le circuit primaire sous pression, des viroles et calottes de générateurs de vapeur qui évacuent sa chaleur vers le circuit secondaire, etc.
suite:
     L’extrême robustesse de ces équipements est primordiale, car l’assurance qu’ils ont le plus haut niveau de performance mécanique est exigée pour une sûreté maximale. La plupart d’entre eux relève du principe dit «d’exclusion de rupture»: les conséquences de leur rupture brutale étant trop graves pour être gérées, la démonstration de sûreté doit absolument garantir, par la qualité irréprochable de leur conception et de leur fabrication, que cette rupture est impossible au cours de l’exploitation. C’est pourquoi les anomalies potentielles sur les pièces, et a fortiori les éventuelles falsifications des dossiers, en remettant en cause la qualité de fabrication, portent une grave atteinte à la sûreté.

     Une minimisation inadmissible
     Dès le 3 mai, l’ASN a demandé à Areva de «lui transmettre au plus tôt la liste des pièces concernées et son analyse des conséquences sur la sûreté» des installations. Au lieu de cela, Areva et son principal client EDF ont surtout tenté de minimiser l’impact de ces révélations en affirmant rapidement, sans fournir aucune preuve, qu’en l’état des informations disponibles, «l'intégrité mécanique des pièces» n’est pas en cause.
     Dès le 12 mai, le directeur exécutif en charge du parc nucléaire et thermique d'EDF, Dominique Minière, annonçait à l’AG des actionnaires d’EDF:
     «... à date, nos analyses nous conduisent à (ne) prendre aucune mesure sur le parc en exploitation aujourd'hui».
     Cela ne signifie en réalité pas que rien de grave n’a été trouvé, mais qu’après la découverte des écarts, les analyses permettant précisément de les caractériser et donc d’en apprécier la gravité ne sont pas encore menées. Comme l’ASN l’avait précisé dès le 3 mai, «le processus de revue devra être conduit à son terme afin d’apprécier l’ensemble des anomalies qui ont pu affecter les fabrications passées et en tirer les conséquences éventuelles sur la sûreté des installations». D’ici là, toute conclusion est prématurée.
     Pourtant le 31 mai, au lieu de tenir son engagement de produire la liste des composants, Areva annonçait dans un communiqué qu’une première analyse interne sur deux tiers des constats d’anomalies était achevée et répétait que cette analyse «ne remet pas en cause l’intégrité mécanique des pièces fabriquées». L’ASN a cette fois réagi. Le chef de son antenne régionale de Caen, Guillaume Bouyt, a immédiatement précisé que «l'ASN estime que les justifications fournies à ce jour sont insuffisantes pour aboutir à cette conclusion».
     EDF a annoncé à son tour le 13 juin que ses vérifications lui permettaient de conclure qu’il n’y a «pas de remise en cause de la sûreté». EDF ne produit pourtant aucun élément nouveau. Son analyse semble basée sur des données complémentaires fournies par Areva.
     Dans le contexte de doute sur la qualité technique et sur la sincérité des documents d’Areva, cette démarche ne peut en aucun cas être suffisante.
p.13


      Il est en effet impossible de statuer sur la qualité des pièces sans avoir confiance dans le contenu des documents. Pourtant dès le 4 mai, la ministre Ségolène Royal affirmait au micro de RTL:
     «Je puis vous dire, sans anticiper, puisque j'ai fait le point ce matin avant de venir vous voir, que les premiers résultats sont bons: c'est-à-dire les pièces sont conformes, ce sont les documents qui ont été mal faits».
     Ces déclarations semblent pour le moins prématurées. En effet, dès lors que des erreurs ont été involontairement ou volontairement introduites dans les documents de fabrication, la qualité réelle des composants ne peut être connue avec certitude et ne peut donc être garantie sans pratiquer des vérifications, voire de nouveaux tests. À l’image de ceux en cours pour les calottes de la cuve de l’EPR, ces examens seront longs et complexes. Il est impossible aujourd’hui de préjuger de bons résultats, d’autant plus que les premières indications sont au contraire inquiétantes.

     Une rupture irréversible de la confiance dans le système de contrôle
      Par ailleurs, l’existence de falsifications, même si elles ne remettaient pas en cause la sûreté des pièces à l’issue des réexamens, est en soi une hypothèse extrêmement grave. Ce signal est d’autant plus alarmant qu’il intervient peu de temps après la révélation d’une première affaire de fraude, concernant des certificats contrefaits pour des pièces mécaniques non conformes issues d’une entreprise mécanique de la Loire (il s’agit selon la presse de la forge SBS de Boën) et destinées à plusieurs installations nucléaires.
     Or l’ensemble du système français d’évaluation et de contrôle de la sûreté repose sur un principe fondamental de qualité et de sincérité des informations fournies par les fabricants et les exploitants. Ce principe est hérité de l’époque où l’État était à la fois le responsable industriel, l’évaluateur et l’autorité, et l’hypothèse de la fraude n’est pas intégrée. Sa détection et sa répression ne sont pas sérieusement prévues. Cette fraude, si elle est avérée à cette échelle, remet profondément en cause l’ensemble du système et la confiance qu’on peut avoir dans la sûreté. Il est dans ce contexte d’autant plus choquant d’entendre la ministre en charge de la sûreté nucléaire banaliser les premiers constats.

     La plus grande transparence doit être rapidement assurée
     Les rares informations disponibles  sur l’affaire ne permettent pas de mesurer pleinement son étendue et sa gravité, même si certaines circulent sur le nombre de dossiers problématiques ou sur la nature de certains d’entre eux. L’ASN a demandé à Areva de lui transmettre la liste des pièces concernées. C’est une étape indispensable, à laquelle se refusent pour l’instant Areva comme EDF. De plus, cette étape est loin d’être suffisante.
     Afin d’assurer la plus grande transparence, Greenpeace demande que cette liste de pièces soit rendue publique, ainsi que le détail des documents incriminés et de la nature des incohérences, omissions ou modifications relevées pour chacune des pièces concernées.
     Cette liste détaillée doit non seulement être portée à la connaissance des autorités et du public français, mais aussi des autorités et du public dans chacun des pays concernés. Les autorités de sûreté ou les régulateurs doivent pouvoir décider dans leur propre pays du contrôle des installations qui comportent des pièces usinées au Creusot et des suites à donner le cas échéant.
     La réaction de Ségolène Royal contraste avec celle qu’elle avait eue lorsque les premiers éléments sur la cuve de l’EPR étaient apparus, en avril 2015, garantissant «la plus grande transparence sur le sujet», et surtout lorsqu’elle avait saisi, quelques mois plus tard, le Haut comité à la transparence et à l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN). Elle avait souhaité «qu’il ne puisse subsister, à l’issue du processus de tests et d’analyses, aucune zone d’ombre sur leurs conditions de réalisation et la teneur de leurs résultats». La même exigence doit être appliquée à l’analyse de l’ensemble des problèmes révélés depuis au Creusot.
suite:
     Le fait de confier à Areva, assisté en la matière par EDF, l’examen détaillé de l’ensemble des dossiers de fabrication depuis l’origine de l’usine correspond à un réflexe classique dans le système de gouvernance en vigueur, où les industriels sont les premiers responsables de la sûreté. Un tel mécanisme s’inscrit pleinement dans le principe usuel de confiance dans la sincérité des industriels, que le soupçon de falsification vient précisément remettre en cause.
     Cette confiance est irréversiblement dégradée. Il est indispensable dans ces conditions d’assurer un contrôle indépendant et transparent de la méthode et du sérieux de l’audit mené par Areva. En particulier, cela est nécessaire pour apporter la garantie qu’il ne subsiste pas des problèmes de même nature, non détectés voire dissimulés, dans les 9.600 dossiers environ jugés exempts de défauts par Areva.

     Au-delà de l’audit, un réexamen systématique des pièces est nécessaire
     Les documents techniques doivent apporter la preuve irréfutable de la conformité des pièces aux exigences de qualité, d’autant plus pour les composants en «exclusion de rupture» pour lesquelles cette qualité est essentielle pour la sûreté. Dès lors qu’une erreur ou une manipulation des documents introduit un doute sur cette conformité, seul un réexamen technique des pièces concernées peut permettre de le lever. Il pourra s’agir dans certains cas d’un contrôle non destructif des pièces, par exemple une vérification en surface de leur composition chimique. Lorsqu’un problème est confirmé, un contrôle destructif, consistant par exemple à prélever pour des analyses chimiques plus poussées ou des tests mécaniques des échantillons sur une pièce similaire sacrifiée, est nécessaire.
     Les premières analyses menées confirment l’importance de tels tests. Dans le cas de la cuve de l’EPR, ce sont les premiers tests destructifs pratiqués sur une calotte similaire à celles en place qui ont mis en évidence le problème de surconcentration de carbone, qu’Areva estimait au contraire avoir maîtrisé grâce à son processus de fabrication et contrôle qualité. De plus, une lettre de l’ASN du 9 mai 2016 révèle qu’un problème similaire de ségrégation de carbone avait été parallèlement identifié sur plusieurs dômes supérieurs de générateurs de vapeur, dont l’ASN ne précise pas la destination. Alors que les pièces avaient été acceptées par Areva à l’issue de leur fabrication, le réexamen des résultats des tests pratiqués sur une pièce «sacrificielle » (une pièce identique détruite pour les tests) et les vérifications qui ont suivi ont conduit Areva à décider de refabriquer ces pièces.
     Greenpeace demande que, dès publication de la liste des installations concernées, celles-ci soient immédiatement stoppées en attendant qu’un premier examen permette d’identifier les contrôles à effectuer, et les démonstrations complémentaires à apporter, afin de lever les doutes sur la qualité de toutes les pièces incriminées.

     Pièces en service: au moins une douzaine de pays potentiellement concernés
     Sur plus de 200 dossiers concernant les équipements les plus sensibles pour la sûreté de réacteurs nucléaires, une soixantaine de pièces seraient actuellement en service dans des réacteurs en fonctionnement du parc nucléaire français. Tous les réacteurs du parc d’EDF, ainsi que d’autres gros composants équipant d’autres installations nucléaires, sont potentiellement concernés par des productions de Creusot Forge. Mais bien que ce décompte semble exister de manière suffisamment précise, aucune information complète n’a pour l’instant été officiellement fournie sur les réacteurs et les pièces effectivement concernés. On dispose toutefois, au fil des jours, d’indications de plus en plus précises même si elles ne semblent pas toujours parfaitement cohérentes entre- elles:
      * peu après la révélation des «anomalies» sur la cuve de l’EPR, l’ASN avait fait part d’interrogations sur plusieurs couvercles de cuves (ayant été fabriqués au cours des années précédentes pour remplacer les couvercles d’origine), mentionnant plus spécifiquement les réacteurs de Chinon B3 et Cruas 3;
p.14


     * dans un article du 25 mai, le Canard Enchaîné cite sur la base d’une note interne d’Areva au moins deux équipements présentant des défauts «pouvant avoir un impact sur la sûreté»: il s’agit d’une calotte inférieure de générateur de vapeur à Gravelines 2 et d’une virole médiane de générateur de vapeur à Bugey 2;
     * le 31 mai, Areva avait précisé que deux tiers des dossiers avaient été analysés et un tiers en cours, sans préciser la part française. EDF a indiqué le 13 juin que 80 dossiers lui avaient été transmis par Areva, concernant un tiers du parc, soit 19 réacteurs sur 12 sites: Blayais 3, Bugey 2, 3 et 4, Cattenom 1, Chinon 1 et 3, Civaux 2, Dampierre 1, 3 et 4, Fessenheim 1, Golfech 2, Gravelines 3, Paluel 1, Saint-Laurent 1 et 2, et Tricastin 2 et 3.
     Selon EDF, seuls 12 dossiers concernant 9 composants à Blayais 1 et Fessenheim 2 resteraient en cours d’examen.
     Parallèlement, même si une partie des 140 ou davantage autres dossiers incorrects peut concerner des pièces retirées du service depuis leur fabrication, une grande partie concerne probablement des équipements actuellement en service dans des réacteurs en exploitation à l’étranger. Sur la base des informations publiées ces dernières années par Areva sur les clients de son activité de fabrication de gros composants, Greenpeace identifie une liste d’au moins une douzaine de pays où des réacteurs ont reçu des pièces fabriquées au Creusot et sont donc potentiellement concernés par les erreurs ou falsifications, en Europe et dans le monde entier.
     En Europe, l’existence potentielle de problèmes a été confirmée dans au moins trois pays:
     • Royaume-Uni: le régulateur britannique, l’ONR, a confirmé dans un communiqué du 13 mai que le réacteur de Sizewell B est équipé de composants provenant du Creusot et potentiellement concernés, et indiqué attendre avant le 31 mai des informations détaillées d’Areva si ces composants sont effectivement touchés. Il pourrait s’agir de la cuve du réacteur et du couvercle de remplacement de la cuve.
     • Suède: de même, l’exploitant Vattenfall de la centrale de Ringhals a indiqué le 18 mai que deux composants potentiellement concernés équipent Ringhals 4. Les réacteurs 3 et 4 ont en fait remplacé leurs générateurs de vapeur avec des pièces issues du Creusot.
     • Suisse: les cuves des réacteurs Beznau 1 et 2 ainsi que des générateurs de vapeur de remplacement ont été fournis par le Creusot. Si aucune confirmation officielle n’a été donnée, les médias suisses ont fait état d’une note de l’ASN suggérant que des pièces livrées par le Creusot pourraient nécessiter des examens plus poussés.
     Les installations en service d’autres pays européens sont susceptibles d’être concernées, notamment dans les pays suivants:
     • Belgique: Tihange et Doel sont équipés de générateurs de vapeur de remplacement, de couvercle de cuve et de pressuriseur venant du Creusot.
     • Espagne: Asco et Almaraz, avec les générateurs de vapeur de remplacement.
     • Slovénie: Krsko avec les générateurs de vapeur de remplacement.
     Ailleurs dans le monde, les pièces potentiellement concernées équipent des réacteurs en service dans trois continents:
     • Etats-Unis: différents réacteurs peuvent être concernés par des pièces de cuve (Prairie Island 1&2), des remplacements de couvercles (North Anna, Surry, Three Mile Island, Crystal River 3, Arkansas, Turkey Point, Salem, Saint Lucie, D.C. Cook...), de générateurs de vapeur (Prairie Island 1, Callaway, Arkansas, Salem, Saint Lucie, Three Mile Island...), de pressuriseurs (Saint Lucie, Milestone).
     • Brésil: Angra II avec les générateurs de vapeur de remplacement.
     • Chine: les équipements des réacteurs e Guangdong 1 & 2, Ling Ao 1 & 2 et Ling Ao 3 & 4, les couvercles de cuve de remplacement de la centrale de Qinshan.
suite:
     • Corée du Sud: des pièces des réacteurs nucléaires d’Ulchin 1 & 2.
     • Afrique du Sud: des pièces des réacteurs nucléaires de Koeberg 1 & 2.

     Des précédents internationaux
     Le système de contrôle de la sûreté, historiquement basé sur la coopération d’entreprises dont le statut et l’actionnariat étaient totalement publics, n’a jamais mis en évidence auparavant de problèmes ou de craintes de falsification de cette ampleur. Toutefois, des cas de fraude massive ont déjà été révélés dans d’autres pays.
     En 2002, le Japon, où les exploitants nucléaires sont des acteurs privés, a connu un scandale portant sur des falsifications remontant aux années 1980 et s’étant développées systématiquement au cours des années 1990. La fraude, impliquant notamment la dissimulation de la découverte de défauts (fissures...) et de leur gravité, et la manipulation des tests de contrôle au cours d’inspections, portait sur de nombreux composants du circuit primaire de réacteurs à eau bouillante (BWR), dont ceux de Fukushima Daiichi, et d’autres composants essentiels pour la sûreté tels que les circuits de réinjection.
     Les autorités s’étaient concentrées sur 29 cas les plus graves concernant l’opérateur Tepco mais la fraude était beaucoup plus large et s’étendait aux autres opérateurs. Au moins deux tiers des réacteurs à eau bouillante se sont avérés concernés, cinq des onze exploitants nucléaires japonais ainsi que les trois compagnies fournissant les gros composants de ces réacteurs se trouvant impliqués. Compte tenu de la gravité des violations, des implications pour la sûreté et des vérifications à mener, les dix-sept réacteurs de Tepco avaient tous été temporairement arrêtés, et redémarrés uniquement à l’issue d’inspections et réparations variables.
     En date du 11 octobre 2002, cinq des onze exploitants nucléaires japonais avaient reconnu la falsification de rapports de sûreté sur environ deux tiers (18) des vingt-huit réacteurs à eau bouillante que compte le pays. Les compagnies qui ont équipé les BWR japonais sont toutes les trois impliquées dans la dissimulation de problèmes liés à la sûreté.
     En 2012-2014, dans un système plus proche de la situation française, où l’exploitant des réacteurs nucléaires est une filiale de la Korean Electric Power Corporation (Kepco), détenue à 51% par l’État coréen, divers cas de fraude ont été mis à jour. Des falsifications concernant la certification de systèmes de câbles ont conduit au début 2013 à mettre à l’arrêt deux réacteurs et à repousser le redémarrage d’une tranche à l’arrêt et le démarrage d’une autre juste construite. Le gouvernement avait indiqué en octobre 2012 que 277 documents de tests de composants sur 22.000 étudiés pour 20 réacteurs avaient été falsifiés, et que 2010 sur 218.000 examinés pour huit unités de plus, dont cinq en construction, avaient également été manipulés.
     Si les falsifications de documents au Creusot sont avérées, elles devraient conduire comme le demande Greenpeace à des mesures conservatoires de fermeture des réacteurs et de vérification. De plus, c’est la première fois qu’un tel problème se pose à l’échelle internationale, entre des opérateurs et un fournisseur de pays différents. Même s’il est trop tôt pour évoquer cet aspect du dossier, des questions juridiques relatives à la responsabilité d’éventuels dommages risquent d’être posées.
     Réacteurs en construction: l’EPR, génération suspecte
     Même s’il est trop tôt pour dire si un phénomène de falsification a pu directement concerner des pièces fabriquées pour les réacteurs EPR en construction, les anomalies constatées sur ces pièces et le manque de transparence appellent à la plus grande prudence sur la qualité, et donc la sûreté des fabrications destinées aux EPR.
p.15


    L’EPR de Flamanville est le premier concerné par ces problèmes. C’est sur les calottes du couvercle et du fond de sa cuve que les premières «anomalies sérieuses» constatées par l’ASN ont été annoncées au printemps 2015. L’excès de carbone présent dans leur partie centrale remet en cause leur capacité mécanique à résister à la rupture brutale dans certaines conditions (liées notamment à la nécessité, dans certaines circonstances d’incident, d’injecter d’importantes quantités d’eau froide dans la cuve, entraînant un risque de choc thermique).
     L’instruction technique de ces problèmes est en cours. Contrairement aux déclarations rassurantes entendues ces derniers mois, les tests se sont révélés plus complexes que prévu, notamment du fait que l’étendue de la ségrégation de carbone s’avère supérieure aux premières estimations d’Areva. Alors que l’ASN a approuvé en décembre 2015 un programme portant sur deux pièces sacrificielles, Areva et EDF ont annoncé en avril 2016 l’extension du programme à une troisième pièce et à des mesures supplémentaires (extension qui, contrairement à ce qu’indique leur communiqué, reste en cours d’analyse par l’ASN avant son approbation). Les conclusions techniques des tests et des études menés par Areva, dont l’issue reste très incertaine, ne seront pas remis à l’ASN avant fin 2016 voire au début de 2017. Ensuite l’analyse de ces résultats par l’IRSN et le Groupe permanent d’experts ne permettront à l’ASN de rendre son avis que quatre à cinq mois plus tard.
     La question se pose parallèlement à cette instruction technique de comprendre dans quelles conditions une telle défaillance sur la qualité de pièces essentielles a pu survenir. C’est pourquoi la ministre de l’Environnement et de l’Energie a saisi le HCTISN afin qu’il clarifie comment cette anomalie s’est produite et pourquoi elle a été révélée seulement neuf ans après la fabrication des pièces incriminées. Le groupe de travail spécifique du HCTISN s’appuie sur les éléments que lui transmets en toute transparence l’ASN, même si l’exploitant Areva ne lui facilite pas, au contraire, l’accès à l’information.
     Il apparaît notamment dans ces échanges que dès août 2006, soulevant le risque d’une ségrégation de carbone, l’ASN exigeait d’Areva qu’elle lui fournisse les preuves de la qualité de la partie centrale des calottes (où se situe l’excès de carbone), ainsi que son homogénéité. L’ensemble du processus révèle à quel point Areva a tout fait pour retarder «l’échéance de démonstration de qualité» afin de pouvoir transporter et installer la cuve défectueuse avant que les défauts ne soient mis en évidence, mettant ainsi l’ASN et les pouvoirs publics devant le fait accompli.
     Dans sa lettre du 9 mai 2016 à Areva, l’ASN soulève une nouvelle question. Alors qu’Areva a depuis l’origine justifié le choix technique du procédé de fabrication des calottes de la cuve de l’EPR par leur dimension proche de celle des pièces similaires des réacteurs 1300 MWe (pour lesquelles ce procédé avait été utilisé), «ces justifications n’ont pas pu être étayées par une preuve documentaire».
(suite)
suite:
     En 2015, Areva a indiqué que le programme technique de fabrication de la calotte supérieure était très proche de celui des couvercles monoblocs de remplacement des réacteurs 900 MWe, mais l’ASN constate que les équipes de Creusot Forge «n’ont pas pu en apporter la preuve documentaire lors de l’inspection». Ainsi, aucun document technique ne permet à ce jour d’étayer la thèse d’Areva selon laquelle le risque de ségrégation a été pleinement pris en compte.
     Enfin, la même lettre révèle à la fois un nouveau problème technique et un cas avéré de dissimulation. Le problème concerne les calottes du pressuriseur de Flamanville 3. Alors que ceux-ci n’étaient initialement pas prévus, des essais complémentaires menés en décembre 2008 ont montré des différences notables par rapport aux résultats attendus, qu’Areva attribue à la présence de ségrégations majeures de carbone dans la calotte supérieure du pressuriseur. Toutefois ni l’existence de ces tests ni ces résultats n’ont été communiqués à l’ASN qui en a fait la découverte au cours de cette inspection en avril 2016.
     L’ensemble de ces éléments, porteur de nouveaux retards sur le chantier de Flamanville, renforce surtout le risque d’un rejet par l’ASN du dossier d’homologation de la cuve qu’Areva doit constituer pour en justifier la sûreté et la qualité, ce qui pourrait compromettre définitivement le démarrage de l’EPR.
     Ces développements ont évidemment des conséquences pour les autres réacteurs EPR en construction ou en projet dans le monde. L’EPR de Taishan est le plus directement concerné dans la mesure où deux au moins, et probablement les quatre calottes de cuve des deux réacteurs EPR en cours de construction en Chine (dans la province du Guangdong) ont été fabriquées selon exactement le même principe que celles de Flamanville, sur le même site de Creusot Forge. Le chantier de Taishan est donc exposé au même risque que celui de Flamanville, sans compter que d’autres pièces pourraient s’avérer concernées à l’issue de l’audit en cours sur l’ensemble des fabrications du Creusot. Pour l’EPR Olkiluoto 3 en Finlande, dont les calottes de cuve ont été forgées et usinées au Japon et ne sont donc pas concernées, il reste également à vérifier que d’autres pièces de ce réacteur ne sont pas concernées par les problèmes du Creusot (au niveau des générateurs de vapeur et du pressuriseur par exemple).
     Enfin, concernant le projet déjà très controversé d’Hinkley Point C au Royaume-Uni, il est nécessaire également de clarifier quels équipements ont déjà été fabriqués par anticipation, en sachant que les calottes du couvercle et du fond de cuve de ce projet de réacteur, qui ont déjà été forgées au Creusot selon le même procédé que pour Flamanville, sont maintenant vouées à être détruites pour fournir les échantillons dans le cadre des tests en cours pour la démonstration de sûreté de Flamanville. Un élément de plus qui prouve la non viabilité de ce projet.
p.16

G@zette précédente