«Je ne suis
pas un homme de plume, je suis physicien. Voilà pourquoi je me bornerai
à parler de faits.
Pour Tchernobyl, il faudra bien répondre un jour... Le temps viendra où il faudra payer... Comme pour 1937. Même si ce n'est que dans cinquante ans! Même s'ils sont vieux! Même s'ils sont morts! Ce sont des criminels! (Un silence.) Il faut préserver les faits... On les réclamera! Ce jour-là, le 26 avril, j'étais
à Moscou. En mission. C'est là que j'ai appris pour la catastrophe.
J'ai aussitôt appelé Sliounkov, le premier secrétaire
du Comité central de Biélorussie, à Minsk, mais on
ne me l'a pas passé. J'ai renouvelé l'appel à plusieurs
reprises, jusqu'à tomber sur l'un de ses assistants qui me connaissait
très bien.
(suite)
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suite:
Dans les instructions de sécurité nucléaire, on prescrit la distribution préventive de doses d'iode pour l'ensemble de la population en cas de menace d’accident ou en cas de menace ou d'attaque atomique! Et là, trois mille microröntgens à l'heure... Mais les responsables ne se faisaient pas du souci pour les gens, ils s'en faisaient pour leur pouvoir. Nous vivons dans un pays de pouvoir et non un pays d'êtres humains. L'État bénéficie d'une priorité absolue. Et la valeur de la vie humaine est réduite à zéro. On aurait pourtant bien pu trouver des moyens d'agir! Sans rien annoncer et sans semer la panique... Simplement en introduisant des préparations à l'iode dans les réservoirs d'eau potable, en les ajoutant dans le lait. Les gens auraient peut-être senti que l'eau et le lait avaient un goût légèrement différent, mais cela se serait arrêté là. La ville était en possession de sept cents kilogrammes de ces préparations qui sont restées dans les entrepôts... Nos responsables avaient plus peur de la colère de leurs supérieurs que de l'atome. Chacun attendait un coup de fil, un ordre, mais n'entreprenait rien de lui-même. Moi, j'avais toujours un dosimètre dans ma serviette. Lorsqu'on ne me laissait pas entrer quelque part (les grands chefs finissaient par en avoir marre de moi!), j'apposais le dosimètre sur la thyroïde des secrétaires ou des membres du personnel qui attendaient dans l'antichambre. Ils s'effrayaient et, parfois, ils me laissaient entrer. - Mais à quoi bon ces crises d'hystérie, professeur? me disait-on alors. Vous n'êtes pas le seul à prendre soin du peuple biélorusse. De toute manière, l'homme doit bien mourir de quelque chose: le tabac, les accidents de la route, le suicide. Ils se moquaient des Ukrainiens qui "se traînaient à genoux" au Kremlin en quémandant de l'argent, des médicaments, des dosimètres (dont on ne disposait pas en quantité suffisante). Notre Sliounkov, lui, s'est borné à faire un bref rapport: "Tout est normal. Nous surmonterons les problèmes par nos propres moyens." On le félicita: "Bravo, les petits frères biélorusses!" Mais combien de vies ont-elles coûté, ces félicitations? Je sais bien que les chefs, eux, prenaient de l'iode. Lorsque les gars de notre Institut les examinaient, ils avaient tous la thyroïde en parfait état. Cela n'est pas possible sans iode. Et ils ont envoyé leurs enfants bien loin, en catimini. Lorsqu'ils se rendaient en inspection dans les régions contaminées, ils portaient des masques et des vêtements de protection. Tout ce dont les autres ne disposaient pas. Et aujourd'hui on sait même qu'un troupeau de vaches spécial paissait aux environs de Minsk. Chaque animal était numéroté et affecté à une famille donnée. À titre personnel. Il y avait aussi des terres spéciales, des serres spéciales... Un contrôle spécial... C'est le plus dégoûtant... (Après un silence.) Et personne n'a encore répondu de cela... Lorsque l'on a cessé de me recevoir et de m'écouter, je les ai inondés de lettres et de rapports. J'envoyais des cartes, des chiffres à toutes les instances. J'ai constitué un dossier: quatre chemises de deux cent cinquante feuilles chacune. Des faits, rien que des faits. J'en ai pris une copie. Je gardais l'un des deux exemplaires au bureau et cachais l'autre à la maison. C'est ma femme qui s'en est chargée. Pourquoi cette copie? Nous vivons dans un pays bien particulier... Je fermais toujours personnellement mon bureau. Au retour d'une mission, mes dossiers avaient disparu... Mais j'ai grandi en Ukraine. Mes ancêtres étaient des Cosaques. J'ai le caractère cosaque. J'ai continué d'écrire. De faire des conférences. Il fallait sauver les gens. Les évacuer d'urgence! Nous avons multiplié nos missions d'enquête. Notre Institut a dressé la première carte des régions contaminées... Tout le sud de la république. Mais tout cela, c'est déjà de l'histoire... L'histoire d'un crime! L'Institut s'est vu confisquer - sans explication - tous les appareils destinés au contrôle des radiations. On me téléphonait à la maison, pour me menacer: Arrêtez de faire peur aux gens, professeur. Nous allons vous exiler dans des contrées éloignées. Vous ne devinez pas où? Eh bien , vous avez la mémoire courte. On exerçait aussi des pressions sur les employés de l'Institut. On les intimidait de la même manière. J'ai écrit à Moscou ... Platonov, le président de notre Académie des sciences, m'a convoqué. Le peuple biélorusse se souviendra un jour de toi, car tu as beaucoup fait pour lui. Mais tu n'aurais pas dû écrire à Moscou. Tu n'aurais pas dû! Maintenant, on exige que je te limoge. Pourquoi as-tu écrit? Ne comprends-tu pas à quoi tu t'attaques? J'avais des chiffres, des cartes. Et eux? Ils pouvaient m'interner en asile psychiatrique. En tout cas, ils m'ont menacé de le faire. Ils pouvaient organiser un accident de voiture. Ils m'ont prévenu de cela, aussi. Ils pouvaient également ouvrir une information judiciaire pour activités antisoviétiques. Ou pour escroquerie, par exemple, à cause d'une caisse de clous qui n'avait pas été enregistrée par l'économe de l'Institut. Une enquête a été ouverte... Et ils ont obtenu le résultat souhaité: j'ai été victime d'un infarctus... (Il se tait.) J'ai tout marqué. Tout est dans le dossier. Rien que des faits... Nous examinions les enfants dans les villages... Garçons et filles... Mille cinq cents, deux mille, trois mille microrëntgens... Plus de trois mille... Ces filles ne pourront jamais être mères. Elles ont des séquelles génétiques... Un tracteur labourait un champ. J'ai demandé au représentant du comité de district du parti, qui nous accompagnait: - Le tractoriste est-il au moins protégé par un masque ? - Non, ils travaillent sans. - Pourquoi? Vous n'en avez pas? - Pas du tout! Nous en avons, en quantité suffisante au moins jusqu'à l'an deux mille. Mais nous ne les distribuons pas pour éviter la panique. Tout le monde s'enfuirait! - Vous rendez-vous compte de ce que vous faites ? - Bien sûr, pour vous c'est facile de discuter, professeur. Si on vous chasse de votre travail vous en trouverez un autre. Mais moi, où j'irais? Vous vous rendez compte de l'étendue de ce pouvoir! Un pouvoir illimité d'une personne sur quelqu'un d'autre. Ce n'est plus de la tromperie. C'est une guerre. Une guerre contre des innocents! Nous avancions le long du Pripiat. Des familles entières y passaient leurs vacances, en camping. Les gens se baignaient, bronzaient. Ils ignoraient que, depuis quelques semaines, ils se prélassaient sous un nuage radioactif. Il nous était strictement interdit d'entrer en contact avec la population, mais j'ai vu des enfants... Je me suis approché pour leur parler. Les gens étaient perplexes: "Et pourquoi personne n'en parle, à la radio et à la télé?" Notre accompagnateur se taisait. Nous étions toujours escortés par un représentant des autorités locales. C'étaient les ordres... Je pouvais voir sur son visage le dilemme qui se posait à lui: cafarder ou ne pas cafarder? Mais, en même temps je voyais qu'il avait pitié de ces gens. C'était tout de même un homme normal... Mais j'ignorais quel sentiment l'emporterait, à notre retour. Rapporterait-il ou non? Chacun faisait son choix... (Il demeure silencieux). Que devons-nous faire aujourd'hui de cette vérité? S'il y avait une autre explosion, tout recommencerait. Nous sommes toujours un pays stalinien... Et l'homme stalinien vit toujours...» [1] En 1957, un accident nucléaire (une explosion chimique dans une cuve contenant des déchets radioactifs) se produisit dans la ville secrète de Tcheliabinsk-40, site nucléaire de Mayak (resosol.org), près de la localité de Kychtym, dans l'Oural, contaminant une zone de plus de mille kilomètres carrés. C'est notamment à Semipalatinsk, au Kazakhstan, qu'étaient testées les bombes nucléaires et thermonucléaires soviétiques. (N.d.T.) |