Vingt-trois ans après l'accident,
le réacteur 4 de Tchernobyl dort toujours sous son sarcophage provisoire
au toit fissuré, soutenu par des échafaudages. Les travaux
piétinent, des sommes faramineuses continuent d'être englouties.
En aura-t-on fini un jour avec ce cauchemar nucléaire ? Une nouvelle
enceinte de confinement doit être bâtie d'ici à 2012.
Une échéance bien improbable...
ANNE BAUER, Les Echos
NOTRE ENVOYEE SPECIALE EN UKRAINE.
AKiev, la campagne pour l'élection présidentielle
du 17 janvier a démarré à couteaux tirés sur
fond de crise économique. Néanmoins, il existe un sujet qui
fait jusqu'à présent l'unanimité: Tchernobyl. Aucun
candidat n'aborde le sujet, de peur de raviver certaines douleurs. Répondant
ainsi à la volonté d'oubli de la population, qui a refoulé
au plus profond de sa mémoire la catastrophe.
Pourtant, la centrale se dresse toujours à
100 kilomètres de Kiev. Elle ne produit plus la moindre électricité
mais emploie encore des milliers de personnes. Sa gestion est un boulet
pour l'Etat ukrainien, qui dépense chaque année 410 millions
de hryvnias (34 millions €) pour la seule surveillance du site, sans
compter les lourdes dépenses sociales liées aux indemnités
post-catastrophe. Elle l'est aussi pour la communauté internationale,
qui a déjà confié 800 millions € à la
Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD)
pour la mise en sécurité du réacteur 4, celui qui
a explosé le 26 avril 1986.
Légendes d'une forêt silencieuse
Franchir la frontière de la zone d'exclusion
reste un moment émouvant : on pénètre alors dans un
territoire grand comme un département français, une forêt
enveloppée de silence, où les arbres grignotent toujours
les maisons abandonnées, où les navires rouillent dans le
port et où se forgent des légendes sur des poissons géants
et des loups voraces. «Interdiction de ramasser quoi que ce soit,
de sortir quelque objet des lieux, de cueillir les plantes»,
prévient le guide. Administrateur de la zone d'exclusion, Andreï
Selsky précise qu'environ 6.000 personnes, dont 3.500 employés
de la centrale, travaillent sur ce territoire condamné.
Mais que fait-on dans une centrale définitivement
mise à l'arrêt depuis 2000 ? «Tant qu'elle contient
du combustible usé, nous considérons qu'elle est en exploitation,
explique Andreï Selsky. En outre, il faut gérer les déchets
radioactifs et constamment surveiller la sûreté du réacteur
4, mais aussi l'environnement, la contamination de l'eau, de l'air.»
Au cours de la visite, il est pourtant bien difficile de percevoir l'ampleur
des chantiers! Deux centres de stockage temporaire de déchets seraient
«quasiment» prêts, tandis que le troisième, destiné
à abriter le combustible usé, gît comme une coquille
vide. Livré il y a quelques années par Framatome (Areva),
il s'est révélé inutilisable en raison de défauts
de conception. Condamné à de lourdes indemnités, le
groupe français a cédé le chantier à l'américain
Holtec, qui cherche une solution.
Hautes doses de radiations
Quant au réacteur lui-même, il
est difficile de discerner les travaux accomplis. A Londres, au siège
de la BERD, Vince Novak, en charge du fonds international destiné
à la construction du sarcophage de Tchernobyl, assure que des travaux
de stabilisation viennent de s'achever «dans les temps et dans
l'enveloppe prévue de 70 millions €». Leur but? Consolider
l'édifice pour quinze ans, afin que de nouvelles émissions
radioactives ne se diffusent pas dans la zone en cas d'effondrement. Des
échafaudages jaunes soutiennent à présent le toit
construit à la hâte par les «liquidateurs». Mais
le bâtiment paraît néanmoins toujours bancal, de bric
et de broc. Directeur adjoint de la sûreté du réacteur,
Alexandre Novikov confirme qu'il reste des fissures dans le toit, tant
il est difficile de travailler correctement dans un environnement contaminé.
«En une heure de travail sur le toit, la dose reçue peut
atteindre 14 microsieverts, le maximum annuel que nous autorisons pour
nos travailleurs, si bien que ce chantier a besoin de cinq fois plus de
personnel que dans un environnement normal.»
Un présage inquiétant pour la
nouvelle
enceinte de confinement, dont l'achèvement est officiellement
prévu en 2012! Un contrat a été signé en 2007
pour 460 millions € avec le consortium Novarka, constitué des
groupes français Bouygues et Vinci. Le projet? Une grande arche
de 108 mètres de haut et de 250 mètres de long, fabriquée
sur un terrain contigu au réacteur, afin de la glisser sur des rails
au-dessus du premier sarcophage. Ce qui suppose de savoir comment démanteler
la cheminée, une masse radioactive de 300 tonnes et 10 mètres
de diamètre.
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suite:
«Les travaux ont bien commencé»,
insiste Vladimir Kashtanov, directeur technique du projet, en désignant
quelques morceaux de rail et certains terrassements. «Il faut
retirer 6 à 7 mètres de terre pour atteindre un niveau de
rayonnement raisonnable, puis égaliser, puis couvrir de béton
et creuser des tranchées solides pour les rails et les fondations.
Or, jour après jour, nous déterrons des déchets radioactifs
inattendus, ce qui freine l'avancée du chantier», explique-t-il,
en pariant sur un minimum de cinq ans de travaux ! Andreï Selsky ne
croit plus non plus à l'échéance de 2012.
Chez Novarka, la direction s'interdit tout
commentaire. «Une fois que la conception de l'ensemble sera acceptée
par tous, les travaux pourront aller vite»,se persuade Vince
Novak. Mais toutes les études ont été reprises de
zéro et la BERD attend avec inquiétude une remise complète
du projet d'ingénierie en décembre. Lequel pourrait faire
exploser la facture. Les autorités ukrainiennes évoquent
parfois un coût de 1,6 milliard €! «Chaque retard d'un
mois entraîne un surcoût de 4 millions €»,s'agace
Vince Novak. Le fonds Tchernobyl réunit actuellement 798 millions
€ de promesses de dons, mais la BERD en a déjà déboursé
482 millions! Pourquoi «En grande partie pour l'ingénierie»,
répond le gestionnaire, qui estime avoir les moyens de financer
le chantier jusqu'en 2011. Après, tout dépendra de la générosité
des donateurs. Jusqu'à quand accepteront-ils de payer la facture
nucléaire soviétique?
Date butoir en... 2065
En aura-t-on d'ailleurs jamais fini avec
Tchernobyl? «Certainement pas», répond
le jeune administrateur Selsky, dont le discours tranche avec la langue
de bois de ses prédécesseurs. «Quand le sarcophage
sera construit, on pourra dire que le site est sûr. Mais, pour nettoyer,
vider et démanteler le réacteur 4, qui contient des éléments
très radioactifs, il faudrait disposer d'un site de stockage géologique
souterrain, ce qui n'est pas envisagé avant 2030», souligne-t-il.
D'ailleurs, la loi du 29 janvier 2009 «sur la transformation du
réacteur 4 détruit en système écologique stable»
(sic) évoque une date butoir en 2065! Et après, l'oubli...
enfin? «Impossible, car les terres sont polluées au cesium
137, dont les effets auront disparu dans trois cents ans, et contiennent
aussi des éléments transuraniens,
radioactifs pendant des milliers d'années. Ce ne serait
pas raisonnable de laisser des gens revenir s'installer ici»,
estime l'administrateur.
A 375 kilomètres de là, le discours
est plus optimiste. Pour la première fois, la centrale nucléaire
de Koursk, l'exacte réplique de Tchernobyl, ouvre ses portes à
la presse étrangère. Histoire de prouver la validité
de la technologie des réacteurs à neutrons thermiques RBMK,
autrefois développée par les ingénieurs soviétiques.
Ce monstre de 4.000 mégawatts alimente en électricité
tout le centre de la Russie. «Notre centrale a produit 652 milliards
de kilowatt-heures depuis sa mise en service, ce qui la classe au deuxième
rang après Leningrad», récite son directeur, Nicolaï
Sorokine, digne héritier de la culture de l'atome de l'époque
soviétique.
A Koursk, des réacteurs RBMK «sûrs»
Viktor Korsakov, ingénieur en chef,
est fier de montrer la toute nouvelle salle de commandes du réacteur
numéro 4, tandis que Vladimir Pereguda, directeur adjoint, liste
tous les travaux accomplis pour relever le niveau de sûreté:
modernisation du système de commande du réacteur, de son
alimentation en eau, nouveau design des tubes de force, renforcement du
système de détection de fuite, etc. Entre 200 et 250 millions
de dollars ont été consacrés à chaque réacteur,
dont la durée de vie a été prolongée de dix
ans. «Le sigle RBMK fait peur, mais les nôtres n'ont plus
rien à voir avec ceux de l'époque de Tchernobyl. Ils ont
atteint un niveau de sûreté conforme aux standards internationaux»,
affirme Nicolaï Sorokine, qui aimerait à présent remettre
en route le cinquième réacteur de la centrale, dont l'achèvement
avait été arrêté par l'accident de 1986. Selon
lui, le réacteur 5 est bien inscrit dans le programme nucléaire
russe et aurait déjà obtenu les autorisations environnementales.
Une telle autorisation marquerait un réel
bouleversement dans la gestion post-Tchernobyl. Car si la Russie n'a pas
fermé ses 10 anciens réacteurs RBMK, elle n'en a pas non
plus construit de nouveau et a abandonné cette filière, comme
le monde entier.
«Vous direz à tous que
notre centrale est sûre?», interrogent les ingénieurs
de la centrale en levant la vodka de l'amitié franco-russe.
«Sûre, oui. Digne de relancer la filière RBMK, non»,
résume Michel Chouha, expert français de l'Institut de radioprotection
et de sûreté nucléaire, qui a inspecté le site.
En attendant, sur le marché de Kourtchakov, la ville des travailleurs
de la centrale, semblable à ce qu'était Pripyat pour ceux
de Tchernobyl, les girolles et les cèpes ont l'air délicieux.
Ici, pas de contrôle de radioactivité, on vend sans crainte
les mêmes champignons des bois que ceux déconseillés
dans les zones contaminées par Tchernobyl. |