En Algérie puis dans le
Pacifique, des milliers d'appelés du contingent ont été
exposés à la contamination radioactive lors des essais nucléaires
français. Quarante-cinq ans après la première bombe
dans le Sahara, les victimes attendent toujours
que l'Etat reconnaisse ses responsabilités. Et elles sont écrasantes,
comme le racontent des vétérans
«On nous a envoyés comme des cobayes à l'abattoir. L'Etat doit admettre ses torts. Et reconnaître enfin qu'existe un lien entre les maladies dont nous souffrons et notre présence sur les sites nucléaires en Algérie et dans le Pacifique pendant notre service militaire.» L'homme qui parle, la voix entrecoupée de sanglots, s'appelle Jean-Yves Le Saux. Il a aujourd'hui 59 ans. Militaire du contingent, il se trouvait, en 1966, à In Amguel, dans le Sahara. Là où, en vertu des accords d'Evian, la France, après la guerre d'Algérie, a pu poursuivre ses expériences nucléaires commencées à Reggane en 1960. Le Saux, qui assista à la dernière des 13 explosions de la bombe, le 16 février 1966, a été contaminé par la radioactivité. Près de quarante ans plus tard, cet hôtelier, installé à Ploërmel (Morbihan), est usé. Déglingué physiquement. Il a perdu toutes ses dents il y a trente ans. Souffre de vertiges. D'angoisse. Depuis quarante ans, comme des milliers de ses camarades, il attend réparation de l'Etat. Au moins morale. Que celui-ci assume sa responsabilité. Qu'il reconnaisse que l'explosion d'une bombe comportait des risques pour la santé. Au printemps 2005, Le Saux croit que ce jour est proche. Enfin. Trois jugements rendus en mai et juin à Brest, Quimper et Tours lui redonnent le moral. A chaque fois, le tribunal des pensions militaires reconnaît la responsabilité du ministère de la Défense dans la contamination des appelés du contingent à l'occasion des explosions nucléaires. Une décision capitale. Qui ouvre la voie à une indemnisation. Las! début août, le ministère de la Défense fait appel. La raison? Une pension, selon les textes, n'est possible que si la maladie est déclarée quatre-vingt-dix jours après la fin du service militaire… Incroyable! Comment est-ce possible? Les vétérans des essais nucléaires français sont effondrés. Pourtant, à Brest, le tribunal des pensions - dans lequel siège obligatoirement un médecin - l'a écrit noir sur blanc: «L'apparition de l'infirmité est très souvent tardive par rapport à la période d'exposition au risque, même quarante ans après les faits, comme en l'espèce.» Attendons le nouveau procès... Mais l'avocat des vétérans, Me Jean-Paul Teissonnière, pugnace, ne baisse pas les bras. Le combat, à ses yeux, est loin d'être perdu d'avance. Le 21 octobre, il plaidera devant la Commission d'indemnisation des victimes d'infractions pénales de l'Etat (Civi). A cette occasion, il réclamera pour chacune des 20 victimes qu'il défend des dommages et intérêts importants. Enfin, il envisage d'assigner l'Etat sur le fondement d'une loi de 1968 qui prévoit l'indemnisation des victimes d'accidents nucléaires survenus tant sur des sites civils que militaires. Ils sont 150.000 militaires du contingent qui, entre le 13 février 1960 et le 27 janvier 1996, ont côtoyé ou ont été les témoins directs des explosions nucléaires décidées par les gouvernements, tantôt au Sahara, tantôt dans le Pacifique, en Polynésie française. Ils avaient 19-20 ans. Tous ces gamins partis loin de la métropole ne sont pas revenus indemnes. Contaminés par la radioactivité des bombes. Problèmes cardiaques, glaucome, crises de vertiges répétées, polypes aux intestins, thyroïde en mauvais état... telles sont les affections dont ils souffrent aujourd'hui. Leurs descendants, enfants, petits-enfants, ne sont pas épargnés. Atteints de maladies génétiques principalement. Et encore, mince consolation, ceux-là sont encore vivants. Beaucoup de vétérans du Sahara et du Pacifique sont morts. Oubliés. L'oubli, justement, ces soldats de l'ère atomique ne le supportent pas. Alors, il y a quatre ans, ils ont fondé l'Association des vétérans des essais nucléaires (AVEN), qui regroupe 3.000 adhérents. Parmi ses objectifs: la création d'une commission de suivi des essais nucléaires, pour effectuer des enquêtes épidémiologiques. Un recensement précis des victimes desdits essais. Et naturellement, la reconnaissance, une fois pour toutes, de la responsabilité de l'Etat. Retour sur l'aventure nucléaire française. C'est dans les années 1950 que le gouvernement décide de doter la France de l'arme nucléaire. Le 5 décembre 1956, un décret porte création d'un comité des applications militaires de l'énergie atomique. Le 18 mars 1957, le colonel Charles Ailleret, futur chef d'état-major des armées, est chargé de superviser les essais. Lieu retenu: la région de Tanezrouft, au sud de Reggane, dans le Sahara. Pourquoi? Le colonel Ailleret explique à l'époque: «La chose la plus remarquable était l'absence totale, je dis bien totale, de vie végétale ou animale. La sécheresse presque absolue avait fait son œuvre: tout était mort… Il apparaissait que ce serait clairement l'endroit idéal pour y faire des explosions sans danger pour les voisins, puisqu'il n'y en avait pas.» C'est ainsi qu' à 12 kilomètres à l'est de Reggane fut installée la base-vie des militaires français. Une véritable petite ville qui a compté jusqu' à 3.000 soldats. Avec ses piscines, son stade de football - surnommé le «Parc des Princes» - son jardin de plantes exotiques - appelé pompeusement le «Jardin des Plantes» - son cinéma en plein air... et ses nombreux bars. «Les jours de repos, on a pris des sacrées cuites, se souvient Jean-Yves Le Saux. On avait tellement le cafard.» Et d'ajouter: «On ne recevait pas de journaux. On n'avait pas de radio. Aucune nouvelle du pays. Sauf, de temps en temps, des lettres de la famille.» Pas folichon. A 50 kilomètres au sud de Reggane se trouve le poste de commandement d'Hamoudia. C'est là qu'était donné l'ordre de tirer la bombe... Physiquement, elle se trouvait dans un blockhaus construit dans un massif montagneux de granit de 1.000 à 1.500 mètres de hauteur. La première explosion a lieu le 13 février 1960. Nom de code: Gerboise bleue. Tout le gratin de l'armée française a fait le déplacement de la métropole. Le chef d'état-major des armées, le général Lavaud, est présent. Le ministre de l'Energie nucléaire, Pierre Guillaumat, aussi. Ou encore Charles Ailleret, entre-temps promu général, qui a choisi le site. Côté logistique, rien n'est négligé. Comme en temps de guerre. Autour de la zone de tir sont disposés des chars, des véhicules blindés. Et aussi des avions prêts à décoller. Sans oublier des animaux, qui attendent patiemment le jour J dans des cages ou des caches... On verra après l'explosion dans quel état ils se trouvent. Progrès de la science oblige. 7 h 4, ce 13 février 1960. C'est la mise à feu. Déclenchée depuis le centre de tir d'Hamoudia par le général Ailleret. Le vice-président de l'AVEN, Michel Verger, était présent. Un des rares vétérans pas trop abîmés physiquement. La cause en est toute simple: il n'est resté que peu de temps à Reggane, son côté grande gueule et son hostilité aux essais nucléaires l'ayant vite conduit dans un bataillon disciplinaire à Aflou, au sud de Tiaret. «Ça m'a finalement sauvé la vie», dit-il, en éclatant de rire. Très titi parisien, bien qu'habitant en Maine-et-Loire, étonnamment jeune malgré ces 66 ans, cet ancien postier se montre intarissable sur ce 13 février 1960. Il se trouvait à 40 kilomètres du lieu de l'explosion: «40 kilomètres, vous pensez que c'est loin. Détrompez-vous. En plein désert, les distances semblent se réduire», prévient-il. (suite)
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Il raconte: «C'était le matin tôt, vers 7 heures. On nous a dit de nous coucher par terre. Nous étions en short et chemisette. Nous avons plié nos bras et fermé les yeux. Malgré cela, j'ai vu un éclair. Un flash d'une intensité ahurissante... Bizarrement, on a cru qu'ils avaient loupé leur coup. Dix ou quinze secondes plus tard, après l'éclair, nous avons entendu un bruit assourdissant. La terre tremblait. On aurait dit que 1.000 chevaux arrivaient au galop. Jamais je n'oublierai ce matin-là.» Et Verger de poursuivre: «Lorsque j'ai ouvert les yeux, j'ai aperçu le champignon atomique. Gigantesque... Mes camarades et moi, nous l'avons vu s'éloigner, disparaître au loin. J'ai appris par la suite que le nuage avait dérivé jusqu'à la frontière algéro-libyenne, à 1.000 kilomètres de Reggane.» Détail que se garderont de révéler officiellement les autorités françaises. Tout comme elles conserveront sous silence le sort du pilote d'un avion Vautour chargé d'effectuer, ce 13 février 1960, des prélèvements dans l'atmosphère. Quatre mois après sa mission, le pilote est décédé. Plus de quarante ans ont passé. Les appelés d'Algérie, se sentant abandonnés par le pays qu'ils ont pourtant servi sans broncher, se sont mis à parler. A raconter ce qu'ils ont vécu à Reggane ou In Amguel. A raconter qu'on les a laissés dans l'ignorance et qu'on n'a pas fait preuve à leur égard de toute l'attention nécessaire. Témoin la note de service du Groupement opérationnel des expérimentations nucléaires du 6 février 1960. Nous sommes à une semaine de la première explosion. Sa lecture laisse pantois. Pour se protéger de l'éclair aveuglant et des radiations, le document fait mention de «distribution d'une paire de lunettes... pour 40 personnes environ»! Cette note est frappée du tampon «Secret». Une autre, datée du 4 février, dit tout simplement qu'il ne faut pas «avoir la peau nue» avant une explosion. Quant aux dosimètres, l'armée ne les distribue qu'irrégulièrement! Que penser du sort réservé à ces appelés affectés au dépannage des camions, les fameux Berliet dont il fallait désencrasser les moteurs... pleins de sable radioactif? Pierre Pothier a 19 ans et demi lorsqu'il arrive en 1966 à In Amguel. Il est affecté à l'atelier de réparation et de maintenance de poids lourds. Normal: il doit connaître le métier, son père a une concession automobile… Pendant un an, Pothier remet en état les camions, met les mains dans le cambouis. Ce n'est pas tout: il sort le matériel enfoui non loin du «point zéro», le lieu d'explosion de la bombe. Un endroit exposé à la poussière de sable. Evidemment radioactive. A l'époque, on ne lui dit rien et lui ne se doute de rien. Tout au plus remarque-t-il quelque chose d'inquiétant: le moindre petit bobo qu'il contracte met des semaines à cicatriser. Cinq ans après son retour en France, sa vie n'est qu'une cascade d'ennuis de santé: diabète, polypes intestinaux, hépatite. Sans doute la conséquence de trop nombreux médicaments absorbés. «Je prends 17 cachets par jour», dit-il… Jean-Claude Dumont, ancien brigadier de police au commissariat de Dijon, a la retraite, a vu, si l'on peut dire, la bombe de très près. Quand il arrive, en 1963, son job est simple: il coule les dalles en béton et creuse les tunnels qui conduisent au «point zéro». Pendant des semaines, il dort même sur les lieux de son travail! L'armée, en effet, installe un campement où vivent quelques dizaines de soldats du contingent. Quand Dumont ne se livre pas à des travaux de terrassement, il suit, en voiture, avec un chauffeur et un détecteur... le nuage radioactif, conséquence de l'explosion. Une balade qui peut s'étirer jusqu'à 100 kilomètres. Elle s'arrête lorsque le nuage ne présente plus de signes de dangerosité. Une fois sa mission terminée, il prend une douche. De l'eau avec un détergent, du Teepol. L'opération peut se répéter... 40 fois! Dire que Dumont devait effectuer son service militaire à Tahiti! A cette irresponsabilité ou inconscience des pouvoirs publics se sont ajoutés de nombreux pépins, plus ou moins graves, à l'occasion des essais nucléaires. Soigneusement occultés par l'armée. Ainsi, lors de la troisième explosion, toujours à Reggane, le 27 décembre 1960. Selon le témoignage d'un adjudant-chef de la gendarmerie à la retraite, irradié et aujourd'hui mal en point, le nuage radioactif aurait changé de direction et serait passé au-dessus de 600 militaires… Jacques Muller va être témoin de faits encore plus troublants. A la suite des accords d'Evian, il effectue son service militaire à 50 kilomètres de Tamanrasset, à In Amguel. C'est là, au cœur du désert, dans le massif granitique de In Eker, culminant à 3.000 mètres, sur une cinquantaine de kilomètres carrés, que 13 bombes vont exploser, entre le 7 novembre 1961 et le 16 février 1966. Toutes portent des noms de pierres précieuses: Rubis, Béryl, Améthyste, Topaze, Saphir, Jade, etc. Le jeune Muller - 19 ans - assiste, le 1er mai 1962, au deuxième essai nucléaire. Nom de code: Béryl. Avec les ingénieurs, les officiers et les sous-officiers, il se trouve à 2 kilomètres de l'orifice du tunnel qui conduit à la bombe. Autant dire qu'il est aux premières loges. A 11 heures ce 1er mai, l'ordre de tir est donné. La montagne blanchit. Le sol ondule. Le nuage, immense flamme rouge et noir, sort de la montagne. La suite, selon Muller, la voici: «Tout à coup, c'est la panique. Nous réalisons que ce que nous voyons est anormal. Le nuage nucléaire est sorti de la montagne. Tout le monde court. Se précipite vers la base-vie, sauf peut-être les appelés qui attendent les ordres. Le nuage prend la direction de la base-vie.» C'est la débandade. Les 4 x 4 sont abandonnés. Ensevelis dans le sable. Arrivés à la base-vie, les militaires sont contrôlés avec le compteur Geiger pour déterminer leur taux éventuel de radioactivité. Mais on ne leur communique aucun résultat. On leur ordonne seulement de prendre une douche. Une douche qui dure quatre heures! Le lendemain, deux avions sanitaires Nord Atlas arrivent de Paris. Visiblement, au cours de ce 1er mai 1962, il s'est passé des choses graves. Les membres des équipages laissent entendre qu'il y a eu des morts. Michel Dessoubrais est lui aussi présent à In Amguel ce 1er mai 1962. Visiblement mal en point, il reste sept jours à l'infirmerie. Puis c'est le rapatriement sanitaire. Huit mois à l'hôpital Percy de Clamart, près de Paris. Huit mois pendant lesquels on lui fait deux ou trois prises de sang par jour. Où l'on met à sa disposition un sac en plastique pour cracher. A Percy, Dessoubrais tombe sur un jeune appelé qui lui raconte ses malheurs. Visage amoché, points de suture dans la bouche, il arrive de Reggane. Il a été sérieusement blessé par une cuve contenant des produits radioactifs. Il est mort il y a peu... Quant à Dessoubrais, qui n'a jamais reçu le moindre compte rendu médical lors de son séjour à Percy, sa santé est précaire. Depuis l'âge de 26 ou 27 ans, il souffre de sifflements d'oreille et de phlegmons à répétition. Les vétérans n'aiment pas qu'on les plaigne. Ils attendent simplement que les pouvoirs publics fassent leur devoir. Qu'ils disent haut et fort que la République est prête, malgré l'appel interjeté par le ministère de la Défense sur des décisions qui leur sont favorables, à indemniser ses soldats. La Nouvelle-Zélande, les Etats-Unis, l'Australie et la Grande-Bretagne ont créé des fonds d'indemnisation. Au nom de la solidarité nationale. Telle est la proposition de loi qu'ont déposée les députés Verts Noël Mamère, Martine Billard et Yves Cochet. C'était le 24 juillet 2002. Elle n'a toujours pas été discutée à l'Assemblée nationale. Il est vrai qu'en ces temps de précampagne présidentielle permanente, nos élus ont bien autre chose à faire que de s'intéresser à ces irradiés de la République. |