Yannick Barthe est chercheur au CNRS et membre du Centre de sociologie de l'innovation de l'École des mines. Il vient de publier Le pouvoir d'indécision. La mise en politique des déchets nucléaires (Paris, Economica, 2006).
Le Figaro. – Quels sont, selon vous, les enjeux du débat actuel sur les déchets nucléaires?
Yannick BARTHE. – L'enjeu est peut-être moins de savoir quelle solution définitive choisir, que de savoir si l'heure est venue de décider ou pas. Les recherches entreprises depuis 15 ans sont-elles suffisamment abouties pour considérer que nous avons aujourd'hui les moyens de décider? | Ou doit-on poursuivre l'effort de recherche et conserver la possibilité de choisir dans le futur en fonction des résultats de ces recherches? Tels sont à mon avis les termes de l'alternative. |
Le risque serait de prendre une décision trop rapide?
Peut-être. Aujourd'hui, il y a en tout cas un certain nombre d'acteurs qui poussent à la décision, qui cherchent à clore au plus vite le dossier. Il s'agit pour eux de montrer que l'industrie nucléaire est capable de gérer ses déchets avec une solution définitive. Or, est-ce qu'il y a une urgence à décider d'une solution définitive? | On peut très bien imaginer que le dispositif mis en place par la loi de 1991 soit reconduit pour une certaine période, en se fixant de nouveaux points de rendez-vous qui seraient l'occasion de faire le point sur les recherches, de corriger certaines orientations, voire de se poser à nouveau la question d'une décision définitive. |
Vous montrez dans votre livre que la loi de 1991 a constitué un tournant. Pouvez-vous expliquer pourquoi?
La loi de 1991 a permis de sortir d'une situation d'impasse dans laquelle une seule solution était envisagée, le stockage géologique. Il n'y avait plus de choix possible. Tout semblait déjà décidé et irréversible. Or, en ouvrant la recherche au profit de solutions alternatives, les parlementaires ont refusé de ratifier cette décision prise par d'autres et de manière non démocratique. | C'est pourquoi la loi de 1991 est ce que j'appelle une «prise d'indécision». Son objectif était de reconstituer un espace de choix et, à terme, de rendre possible une réelle prise de décision politique. |
Aujourd'hui, pensez-vous que cette prise de décision soit possible?
Toute la question est là. Dispose-t-on d'un véritable espace de choix? A-t-on suffisamment exploré d'autres voies de recherche que le stockage géologique? | Beaucoup de progrès ont été réalisés depuis 1991, qui laissent entrevoir des possibilités pour le futur. Un certain nombre d'acteurs, y compris scientifiques, considèrent qu'il faut poursuivre cet effort de recherche et qu'il est trop tôt pour prendre une décision définitive. |
Le débat public a montré que le stockage des déchets nucléaires fait peur. Qu'en pensez-vous?
Le grand mérite du débat public a surtout été de faire surgir des problèmes qui jusque-là avaient été écartés des discussions sur le devenir des déchets nucléaires et qui sont pourtant déterminants pour l'aval du cycle. C'est le cas du retraitement et de la vitrification qui font peser de fortes contraintes sur les choix qui peuvent être faits en matière de stockage à long terme. | On peut également évoquer le problème du choix des réacteurs du futur qui sera lourd de conséquences en ce qui concerne les possibilités éventuelles de transmutation des déchets nucléaires. La question est maintenant de savoir si les parlementaires vont tirer profit des discussions qui ont eu lieu sur ces aspects lors du débat public. |
La Commission nationale du débat public a rendu sa synthèse sur le casse-tête du stockage. Sera-t-elle entendue par les parlementaires?
«Terre! Les hommes sont tous devenus fous… Terre! Comment te protéger de leur industrie prolifique?»
La diatribe de Danielle C., lors de la première réunion du débat public sur la gestion des déchets nucléaires, en septembre, à Bar-le-Duc (Meuse), symbolisait les critiques qui perdurent depuis que, aux confins de la Haute-Marne et de la Meuse, le site de Bure a été choisi pour héberger un laboratoire expérimental de stockage, à 500 mètres de profondeur, de déchets à haute activité et à vie longue, les plus dangereux. | Le 14 avril 1975, le n° 1 240 de L'Express révélait déjà que «l'accumulation des déchets» était, pour 46% des 25.000 lecteurs interrogés, «le danger le plus réel» du nucléaire. Trente ans plus tard, un grand débat public s'imposait donc. |
Après soixante-dix heures de réunions dans 14 villes, la Commission du débat a rendu, mardi, un compte rendu de 100 pages. Place maintenant au projet de loi: transmutation des déchets en d'autres moins nocifs, enfouissement en subsurface ou stockage profond, le pouvoir va-t-il décider de ne pas choisir et de pousser les feux sur ces trois axes? | Constatant les «réticences» quant au stockage en sous-sol, Georges Mercadal, qui a présidé le débat sur les déchets, assure que ces quatre mois de discussions ont relancé l'option entreposage en subsurface, pour surveiller, voire récupérer ces encombrants colis. Le collectif Bure Stop, estimant que les évaluations scientifiques laissaient supposer, au contraire, que la faisabilité du stockage en profondeur était acquise, avait décidé de boycotter les réunions. |
«Il n'est pas certain que tout le monde sache de quoi il s'agit»
En annonçant que la copie qu'il proposera pour base de la future loi sera «différente de ce qu'elle aurait été sans le débat», le ministère de l'Industrie signifie qu'il n'a pas été sourd aux critiques. Le rôle des élus et des habitants dans les instances d'information à proximité des sites nucléaires devrait être précisé. Mais, sur place, on se méfie. Outre Bure, un autre site devait être trouvé en milieu granitique: avec l'échec, il y a cinq ans, de la «mission granite», éconduite de la Corrèze à l'Orne en passant par le Cantal ou la Mayenne, Bure n'a jamais eu de petit frère. De plus, les pratiques de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) qui, jadis, fourguait vidéos et BD pour influer sur les familles, ont choqué. Enfin, les élus sont perçus comme «achetés». Député maire (PS) de Commercy (Meuse) - Bure figure dans sa circonscription - François Dosé en convient: «Dès les années 1990, il y a eu dérapage. On débloquait des fonds avant même que le projet de labo ne soit concrétisé. | Pendant une décennie, on a utilisé cet argent sans qu'il y ait vraiment d'engagement en matière de développement économique.» Les fonds d'accompagnement - 9,2 millions € par an, l'équivalent des retombées fiscales d'une tranche nucléaire de 800 MW - se sont traduits par un saupoudrage. Evoquant le projet de ville de Saint-Dizier (Haute-Marne), un centre nautique ou des équipements en téléphonie, Bruno Sido, président du conseil général de Haute-Marne, réfute: «L'argent, on n'en veut pas, mais quand il y en a… on l'aime quand même.» Les collectivités en exigent plus. Notamment à travers le Haut Comité industriel créé l'été dernier et où siège le gotha du nucléaire - le CEA, EDF et Areva. «Désormais, je demande l'équivalent, en taxe professionnelle, d'un réacteur de 1.200 MW», fait valoir Christian Namy, président du conseil général de la Meuse. |
Aujourd'hui, avec 50.000 signatures, une pétition réclame un référendum local sur le stockage. La loi ne l'autorise que pour des questions concernant les collectivités - sujet national, la gestion des déchets est hors cadre - mais rien n'empêche que le projet de loi prévoie la consultation des populations. Pour Bruno Sido, il faut une question «simple»: «Il n'est pas certain que tout le monde sache de quoi il s'agit.» | Réplique de Michelle Rivasi, ex-députée apparentée PS: «Cela vaut égament pour les parlementaires. Il faut aussi les former afin qu'ils ne se reposent pas sur le seul avis autorisé de quelques collègues.» Le trait vise les membres de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), jugés trop «scientistes» dans leurs analyses. Le débat public va sans doute se poursuivre dans l'hémicycle… |
LE MONDE | 02.02.06
BURE (MEUSE) ENVOYÉ SPÉCIAL
Par 490 mètres
de profondeur, dans le vacarme du système d'aération qui
brasse une fine poussière de ciment, ordinateurs et capteurs mesurent
la respiration de la roche. L'argilite, dans laquelle a été
creusé, à Bure (Meuse), le laboratoire souterrain d'étude
d'un stockage géologique des déchets radioactifs, sera-t-elle
capable de confiner pendant des centaines de milliers d'année les
rebuts les plus nocifs de l'industrie nucléaire?
L'Agence nationale pour la gestion des déchets nucléaires (Andra) le pense. Son laboratoire souterrain ne sera définitivement achevé que début 2007, mais "l'essentiel des dispositifs de recherche est déjà en place", indique Jack-Pierre Piguet, directeur du laboratoire. "On est dans un milieu gorgé d'eau, mais celle-ci n'y circule qu'extrêmement lentement", rappelle-t-il. Les capteurs estiment la façon dont la roche se fissure autour des galeries, comment la circulation de l'eau s'en trouve modifiée, et dans quelle mesure la chaleur engendrée par les futurs déchets altérera sa structure. Des saignées ont été creusées, puis colmatées avec de la résine et de la bentonite (une argile gonflante) pour étudier le scellement des alvéoles qui contiendront les colis. | Au vu de ces résultats et d'une série de forages et d'études conduites dans d'autres laboratoires (Mol en Belgique, Mont Terri en Suisse), l'Andra conclut à la "faisabilité de principe du stockage réversible des déchets de haute activité à vie longue". "Nous sommes partis d'hypothèses prudentes, qui aboutissent à la conclusion que la très grande majorité des radionucléides sont piégés, assure Marie-Claude Dupuis, sa directrice générale. Au-delà de 200.000 ans, l'iode, le chlore et le sélénium parviennent à la surface, mais avec un impact de l'ordre de 1 centième à 1 millième de la radioactivité naturelle." |
POURSUIVRE LES RECHERCHES
Les recherches
ne sont pas terminées. L'Andra n'envisage pas de déposer
une demande d'autorisation pour un tel stockage avant 2015, la construction
débutant vers 2020. Si le Parlement décidait, au terme de
la future loi sur les déchets radioactifs, de recourir au stockage
souterrain, il faudrait encore trouver une zone de 2 km2 exempte
de toute faille, sur le secteur de 200 km2 déjà
prospecté à proximité de Bure. Et tester en vraie
grandeur les systèmes (robots, conteneurs, obturation) de confinement
des déchets.
"Bien que les caractéristiques du site soient extrêmement favorables, une décision "de principe" ne veut rien dire", prévient l'hydrogéologue Ghislain de Marsilly, membre de la Commission nationale d'évaluation, chargée depuis 1991 d'apprécier l'avancée des recherches sur divers modes de gestion des déchets (séparation/transmutation, entreposage en surface, stockage géologique). |
Il faut d'abord arriver au terme des études, sur un site donné." Cette nécessité de poursuivre les recherches — sur la circulation de l'eau, les risques d'explosion liés au dégazage d'hydrogène, etc. — est aussi soulignée par l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), même si, "à ce stade", un stockage apparaît "faisable". L'autorité de sûreté nucléaire (ASN) va plus loin et estime, dans un avis rendu mercredi 1er février, que le stockage profond est "une solution de gestion définitive qui apparaît incontournable". |
De leur côté, les opposants à l'enfouissement des déchets font actuellement circuler une pétition réclamant la consultation de la population de la Meuse et de la Haute-Marne avant toute construction d'un centre d'enfouissement. Près de 50.000 signatures ont été recueillies. Mais les conseils généraux rechignent à organiser un référendum sur une question qui n'est pas de leur compétence. "Une consultation doit avoir lieu avant le débat parlementaire", insiste Corinne François, coordinatrice des collectifs contre l'enfouissement de ces déchets. "On ne peut négliger cette expression", reconnaît, sans lui proposer de traduction concrète, François-Michel Gonnot, président de l'Andra et — cumul qui étonne à l'étranger — député (UMP) de l'Oise. | Un autre type de consultation, boudée par certaines associations antinucléaires, le débat public sur la gestion des déchets radioactifs, tout juste terminé, apporte un autre éclairage. Georges Mercadal, qui l'a présidé, note que la demande d'une autorité indépendante sur ces questions est forte. L'enjeu étant de savoir quelle forme prendra cette instance souhaitée par Jacques Chirac. Concernant les déchets, note M. Mercadal, "le public est plus que circonspect sur la réversibilité du stockage profond et s'inquiète de l'impossibilité d'y surveiller l'évolution des colis". Au fil des réunions, dit-il, l'entreposage des déchets à flanc de colline, pour 300 ans renouvelables, est apparu comme une alternative possible. Resterait à trouver un site d'accueil... |