CONTROVERSES NUCLEAIRES !
ACTUALITE INTERNATIONALE
2003
Pollution. Une usine soviétique d'uranium a rendu toute une vallée radioactive.
Au Kirghizistan, le cancer sur les ruines du nucléaire
http://www.liberation.fr/page.php?Article=168247&AG
    Sur l'étroite route poussiéreuse qui longe le lit de la rivière, la voiture quitte l'usine d'uranium. Dix kilomètres plus bas, elle atteindra la ville de Maili Suu, coincée entre la montagne et le lit de la rivière du même nom, à 150 km au nord de la deuxième plus grande ville du Kirghizistan, Och. Là-bas, la température est de 21 °C. Ici, il fait 29 °C, une chaleur dégagée par les deux millions de tonnes de déchets d'uranium et les 940 000 m3 de roche radioactive provenant du gisement tout proche. Des puits de la mine s'échappe une odeur désagréable : du radon, un gaz radioactif et cancérigène lié à la décomposition de l'uranium. Sa concentration dans les maisons du voisinage est plus de vingt fois supérieure à la norme tolérée.

    Monstre de béton et d'acier échoué sur l'étroite bande de terre glaise et de rochers au bord de la rivière, l'usine à l'abandon produisait, à l'époque soviétique, de l'uranium enrichi pour bombe nucléaire. La matière première était extraite alentour mais elle arrivait aussi d'ex-RDA et de Tchécoslovaquie. L'usine a fonctionné de 1946 à 1968. Maili Suu, 26 000 habitants, était alors une ville interdite. Vingt-trois dépôts d'uranium et treize crassiers ont été identifiés, tous proches des berges de la rivière, en raison des versants abrupts de la montagne. La nature des dépôts est alors très floue. Les déclarations n'ont été expédiées à Moscou qu'après la fermeture de l'usine et les Russes ont refusé de les retourner aux autorités kirghizes.

    Grenier de l'Asie centrale. Aujourd'hui, ces matières dangereuses sont parfois recouvertes de béton, le plus souvent de terre et de gravier. Zone sismique, la vallée est perpétuellement sous la menace des tremblements de terre, des glissements de terrain et des inondations qui peuvent rejeter les substances radioactives dans la rivière et ensuite vers le fleuve Syr Daria, qui alimente tout le système d'irrigation de la région.

    Cette vallée, grande comme l'Aquitaine, est le grenier de l'Asie centrale. Le Syr Daria qui se jette dans la mer d'Aral traverse l'Ouzbékistan et le Kazakhstan. «Ces déchets peuvent détruire l'écosystème de toute l'Asie centrale. L'agriculture serait anéantie. Des millions de personnes devraient être déplacés», affirme Aripshan Kokossov, représentant du ministère kirghize de l'Environnement. Photos et diagrammes à l'appui, il détaille l'activité géologique de la vallée de Maili Suu, coincée entre les montagnes Tien shan et le massif du Pamir. Un glissement de terrain, provoqué par de fortes pluies au printemps 2002, a détruit des maisons à 300 mètres de l'usine. Toujours debout, l'école est désormais vide à cause du risque : «Le printemps pluvieux a été à l'origine d'un sol gorgé d'eau et la zone autour de l'usine a été inondée. De la terre polluée est partie dans le fleuve.»

    «Où aller?». «L'agriculture locale est ravagée, beaucoup sont morts du cancer. Les récents glissements de terrain n'ont pas attiré l'attention internationale», raconte Aripshan Kokossov, très critique vis-à-vis des gouvernements des pays voisins (Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan). Les disputes frontalières, qui durent depuis l'indépendance de ces pays en 1991, empêchent toute collaboration sur les questions d'environnement.

    Avec le temps, les déchets radioactifs enterrés ont formé des talus et des collines où l'herbe pousse et les enfants jouent... au milieu des panneaux jaune «Stop ! Radioactivité ! Danger de mort !». Les paysans ont démonté les clôtures construites sur les endroits les plus dangereux pour y faire paître leur bétail.

    La maison d'Arabiddin Karassayev, 70 ans, est située sur le dépôt 7. Il vend sur le marché local des légumes qui poussent dans son jardin au sol radioactif. «Que dois-je faire ?, s'interroge le vieil homme. Nous n'avons pas les moyens de partir. Et où irions-nous ? Je ne suis pas malade mais plusieurs membres de ma famille, dans la vallée, sont morts du cancer. Mon frère, plus jeune que moi, a travaillé deux ans dans la mine et neuf ans à l'usine. Il ne peut plus marcher et il est presque aveugle. Mes trois fils sont partis après que notre maison a été emportée par un glissement de terrain. Je reste ici avec ma femme, ma fille et mes petits-enfants. Personne ne nous a jamais dit que c'était dangereux.» Kotchkor Borbouyev, 69 ans dont treize au fond de la mine, a entendu parler des experts internationaux qui ont mesuré la concentration de radon sur la zone. Devant un thé, dans le jardin de son frère aîné, il passe en revue, le regard sombre, les accidents et les morts dans la vallée : «Trois membres de ma famille sont morts d'un cancer des reins. Mon frère aîné, qui a travaillé dans la mine, est en train de mourir du même mal. Mon jeune frère est mort il y a dix ans d'un cancer.» Pourtant, il ne veut pas partir. Réprobateur, Aripshan Kokossov, qui fait souvent le trajet de Och avec des visiteurs étrangers, lui lance : «Il y a des radiations partout ici. Tu ne vois pas que toute ta famille peut mourir d'un cancer ?» Kotchkor Borbouyev reste impassible.

    Menace. Les autorités locales réclament sans relâche des structures de rétention et le déblayage des déchets radioactifs le long des berges. Le ministère de l'Environnement estime que 20 millions de dollars sont nécessaires pour parer au plus pressé, et dix fois plus pour régler le problème. La Banque mondiale est disposée à en accorder cinq, les habitants espèrent que d'autres donateurs suivront.

    Aripshan Kokossov conclut, menaçant : «Si des terroristes mettaient la main sur cette matière radioactive, ils pourraient très bien fabriquer une "bombe sale"...»

Gérard DIEZ