Essais nucléaires - L'Etat face à
ses responsabilités
le mardi 3 février 2009
Quarante-neuf ans après le premier
tir, les victimes des essais nucléaires français sont en
passe d'être reconnues et indemnisées. Aujourd'hui, se tient
une des ultimes réunions parlementaires avant la présentation
du projet de loi par Hervé Morin, préalablement soumis à
l'Assemblée polynésienne. Pour le ministre de la Défense,
«il est logique de reconnaître la responsabilité
de l'Etat» et «d'indemniser ces personnes à la
hauteur du préjudice subi».
Son directeur adjoint, Jean-Paul Bodin, a
reçu fin décembre l'ensemble des associations de victimes
afin de proposer un avant-projet de loi «juste» et «un
système qui ne rejette aucune demande». En l'état
actuel du texte, la liste des maladies radio-induites prendrait comme référence
celle du Comité scientifique des Nations unies (Unscear), plus exhaustive.
Les victimes pourront saisir directement un comité d'indemnisation
composé de médecins et d'experts issus des ministères
de la Défense, du Travail et de la Santé, qui statuerait
au cas par cas. L'arbitrage final étant laissé à Hervé
Morin. Les associations ne seraient pas représentées, contrairement
à la composition du fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante,
par exemple, et craignent des «décisions arbitraires»
si leur participation n'est pas actée.
Incidence sur le nucléaire civil?
S'il est établi, au vu du dossier du
requérant, qu'il existe «1% de possibilité»
pour que la maladie soit due à une exposition aux rayonnements,
l'indemnisation pourra être acceptée.
Les associations de victimes jugent cet avant-projet
encore «trouble», de nombreux points étant renvoyés
à des décrets ultérieurement fixés en Conseil
d'Etat. Elles demandent par ailleurs fermement la création d'un
fonds d'indemnisation, à l'instar des victimes de l'amiante, la
garantie d'indépendance des commissions créées par
la loi et l'abandon de la notion de seuil, restrictive et dans de nombreux
cas peu fiable. A défaut, elles l'ont promis, elles «continueront
le combat».
Autre difficulté, et non des moindres,
soulevée par ce projet de loi: son incidence sur les employés
du nucléaire civil. Incidence qui devrait susciter de vives discussions.
En effet, si la liste des maladies radio-induites est élargie pour
les victimes des essais, la logique voudrait qu'elle s'applique de fait
à ces personnels. Or, il est aujourd'hui stipulé dans ce
texte provisoire que cette «nouvelle» liste ne concernera
que les victimes des essais nucléaires. La maladie, si elle s'exprime,
saura-t-elle distinguer les vétérans des employés
dans le nucléaire civil?
Levée du secret défense:
des archives «incommunicables»
La consultation des documents relatifs aux
essais nucléaires du Sahara algérien ou de la Polynésie,
maintes et maintes fois sollicitée par les associations de victimes,
les avocats, les chercheurs, est désormais proscrite. La loi relative
aux archives, parue au Journal officiel le 15 juillet 2008, a apporté
une fin de non-recevoir définitive aux demandeurs.
On pourrait penser que le gouvernement, par
souci de transparence, lève le secret défense et ouvre à
minima une partie de ces archives, comme l'ont fait les Etats-Unis avant
eux, «sans apparemment que leur sécurité soit mise
en péril» (1). Outre-Atlantique, l'accès
à ces archives est effectif depuis 1993! Pourquoi le gouvernement
français, près de cinquante ans après les premiers
essais, ne souhaite-t-il pas ouvrir les archives? Pour les associations,
le ministère de la Défense craint «que ces archives
puissent être utilisées à des fins judiciaires»...
Après l'ouverture des archives de 1993, aux Etats-Unis, «la
liste des maladies reconnues a dû être allongée, la
république des îles Marshall, découvrant l'ampleur
des retombées des essais aériens, a réouvert le dossier
des indemnisations». Le ministère de la Défense
estime, quant à lui, que l'accès aux relevés dosimétriques
peut-être obtenu par les juridictions qui en feraient la demande,
ces informations étant suffisantes.
Secret médical
L'historien Benjamin Stora voit dans cette loi, «une question
majeure qui touche au droit à l'information des citoyens, au droit
à la mémoire et à l'histoire. [...] On se bat pour
un accès aux archives, dites privées, au bout de cinquante
ans, et contre le projet de rendre «incommunicable» ce qui
relève de la sûreté de l'Etat, car c'est insensé.
La France est déjà très en retard sur cette question
par rapport aux Etats-Unis, à la Grande-Bretagne, à l'Allemagne»,
a t-il déclaré dans les colonnes de Ouest-France.
Le 22 décembre, l'association polynésienne
Moruroa
e tatou demandait d'ailleurs au ministère de la Défense
«une déclassification de toutes les archives concernant
les essais nucléaires». Réponse: «La déclassification
de documents répond à une procédure stricte établie
par la loi. Il convient de rappeler par ailleurs le principe de libre accès
des patients à leur dossier et de préciser que les autorités
judiciaires peuvent solliciter la déclassification de documents
conformément aux dispositions de la loi de 1998.» En effet,
en raison du secret médical, les associations ne peuvent avoir accès
aux noms des personnes contaminées, néanmoins, elle souhaiterait,
par principe et afin de mener à bien leur travail d'investigation,
consulter ces données. Le bras de fer pour l'accès aux archives
continue donc.
Par souci de transparence, des personnalités
scientifiques extérieures au ministère de la Défense
ont été habilitées pour prendre connaissance des archives
des essais nucléaires encore classées «secret défense».
Leur rapport apportera la connaissance la plus précise et la plus
complète sur les données de surveillance radiologique lors
des essais nucléaires français. A suivre donc!
Bruno Barillot: «Le ministère
veut se dédouaner en confondant les “archives des essais” et les
dossiers médicaux des personnels accessibles par le titulaire ou
ses ayants droit. L'accès aux archives des essais nucléaires
est un point essentiel de notre lutte pour la "vérité" sur
les conditions dans lesquelles se sont déroulées les expériences
nucléaires. Tous les arguments avancés par le ministère
de la Défense sur la nécessité de rendre les documents
sur les essais nucléaires "incommunicables" ne sont que des prétextes
qui sous-entendent un refus de transparence et une crainte que ces archives
puissent être utilisées à des fins judiciaires.
Un parallèle avec ce qui s'est passé
aux Etats-Unis après l'ouverture des archives de 1993 illustre les
craintes françaises: aux Etats-Unis, la liste des maladies reconnues
a dû être allongée, la république des îles
Marshall, découvrant l'ampleur des retombées des essais aériens,
a réouvert le dossier des indemnisations, les habitants des régions
entourant le site d'essais du Nevada, découvrant l'ampleur des retombées
des essais aériens sur les Etats-Unis, ont lancé des procédures
pour demander l'élargissement de la "zone géographique" des
530 miles... »
(1) Proposition de résolution tendant à la création
d'une commission d'enquête sur les conséquences des essais
nucléaires français, Assemblée nationale, octobre
2000. |
Plus d'un tiers des vétérans atteints
d'un cancer...
... et leur descendance n'est pas épargnée:
– 80,5 % des vétérans déclarent être atteints
d'une pathologie. Parmi eux, 35% d'entre eux ont un à trois cancers
primitifs différents, celui du sang (22%) et du poumon (18%) étant
les plus récurrents.
– Parmi ces cancers, 40,3% ont entraîné le décès
du vétéran. 26,6% avaient moins de 50 ans et 63,6% moins
de 60 ans. L'âge moyen du premier cancer est de 51,6 ans.
– Concernant la descendance, 25% signalent une stérilité
par anomalie du sperme et 13,4% des enfants présentent des anomalies
congénitales (malformations cardiaques, trisomie...), contre une
moyenne de 3,3%.
Sources: Association des vétérans des essais nucléaires,
études sur un échantillon de 1.800 personnes, Ined 2005.
"Nous refuserons une loi discriminatoire !"
Michel Verger est président de l'Association des vétérans
des essais nucléaires (Aven).
FRANCE-SOIR. Que représente cette loi d'indemnisation
pour les victimes des essais nucléaires?
MICHEL VERGER. La reconnaissance d'un lien entre les maladies
radio-induites et les essais nucléaires auxquels nous avons été
exposés. Depuis 2001, 18 propositions de loi émanant de parlementaires
ont été déposées, sans succès. Ce projet
de loi engage désormais la reconnaissance des victimes, jusque-là
niées. Mais le projet est encore imparfait, il est indispensable
par exemple que les décrets d'application, notamment relatifs à
la zone géographique et aux maladies concernées, soient
connues par les parlementaires au moment du vote.
Des modifications sont souhaitables?
Trois fois oui ! Nous avons déjà
obtenu l'abrogation de la notion de seuil de radioactivité qui laissait
sur le carreau nombre de victimes. Il faut maintenant s'assurer que cette
nouvelle législation s'appliquera équitablement à
tous, quel que soit leur statut. Nous comptons donc sur la réunion
parlementaire de mardi (NDLR : aujourd'hui) pour faire évoluer le
texte, car nous refuserons une loi discriminatoire ! Nous demandons également
la création d'un fonds d'indemnisation où seraient prises
des décisions collectives incluant les associations Aven (France)
et Moruroa e tatou (Polynésie). Or, en l'état actuel du texte,
seul le ministre de la Défense sera habilité, in fine, à
accepter ou rejeter les demandes d'indemnisation. Situation ubuesque qui
va encore compliquer les procédures !
Vous souhaitez un élargissement de la liste des maladies aujourd'hui
reconnues comme radio-induites...
Le cancer de la thyroïde ne fait toujours
pas partie des maladies reconnues ! (sauf pour les mineurs au moment des
essais aériens en Polynésie !) Le cancer de la thyroïde
est pourtant en seconde place sur la liste américaine, après
les leucémies. La liste française des maladies radio-induites,
cancéreuses ou non, doit prendre comme référence,
par exemple, celle en vigueur aux Etats-Unis et être enrichie en
fonction des découvertes scientifiques par voie de décret.
Sans ces modifications, cette loi sera inutile.
Combien de procédures sont-elles en cours dans les différentes
juridictions?
Actuellement, 400 dossiers sont constitués
et près de 150 en cours de procédure, mais c'est un véritable
parcours du combattant car il n'y a pas de législation. Les jugements,
souvent favorables aux victimes, sont systématiquement frappés
d'appel. Le ministère de la Défense a déclaré,
en novembre 2008, que cela ne se reproduirait plus. J'ai personnellement
demandé le retrait des appels ou recours en cassation en cours.
J'attends toujours la réponse !
Suivi médical, procédures:
la situation se débloque...
Le ministère de la Défense s'est,
depuis 2007, déjà engagé sur plusieurs points significatifs.
Suivi médical
A Papeete (Tahiti), le Centre médical
de suivi, créé fin 2007, accueille les anciens travailleurs
polynésiens des sites d'expérimentations et les populations.
Les huit personnes gravement irradiées lors de l'accident Béryl
en 1962 sont suivies médicalement. Leurs dossiers sont enfin en
cours de révision, 47 ans après.
Enfin, le service de santé des armées
reçoit toutes personnes ayant participé aux essais et les
informe sur les démarches pour obtenir dossiers médicaux
et relevés dosimétriques.
Un numéro vert, le 08.10.007.025, a
été mis en place pour aider les victimes souhaitant solliciter
une pension militaire d'invalidité.
Levée des appels
Jusqu'à aujourd'hui, toutes les décisions
favorables aux victimes étaient frappées d'appel. Fin 2008,
le ministre de la Défense a pris l'engagement de ne plus contester
«systématiquement toute décision de justice qui
lui est défavorable».
Les résultats d'une étude épidémiologique
indépendante, menée sur 30.000 Polynésiens sont attendus
fin 2009.
Prise en charge des cancers de la thyroïde des mineurs
Six cents enfants de moins de 15 ans ont été
exposés aux retombées radioactives en Polynésie. Ceux
atteints du cancer de la thyroïde bénéficient d'une
prise en charge de leur maladie par l'Etat.
75.000 travailleurs contaminés
- 150.000 civils et militaires étaient
présents sur les sites lors des tirs des essais nucléaires.
- 75.000 d'entre eux sont susceptibles d'avoir
été contaminés: 17.747 militaires au Sahara,
41.406 en Polynésie et 16.000 personnes
dépendant du commissariat à l'énergie atomique. 12.000
ont été exposés avec certitude, relevés dosimétriques
à l'appui.
- 2.000 Polynésiens
ont été exposés lors des tirs, dont 600 enfants en
période de croissance susceptible de développer des cancers
de la thyroïde.
- Selon les autorités, les survols
en avion avant les tirs n'ont pas permis d'identifier des populations présentes
dans le Sahara algérien. Des vétérans
en poste à Reggane, en 1960, s'inscrivent en faux. Ces autochtones,
après le départ des contingents, déterraient les matériels
contaminés, enfouis par l'armée avant son départ,
et récupéraient les métaux – contaminés –,
notamment le cuivre, pour le revendre.
- Aujourd'hui, 400 dossiers de victimes sont
constitués et près de 150 en cours de procédure dans
les juridictions françaises. |