LE MONDE | 20.10.07
Vous réfléchissez depuis des années au développement durable, à quoi ressemblerait pour vous une société qui se serait résolument tournée dans cette direction? Il est très difficile de dire ce qu'est une société durable. Il n'en existe nulle part. Mais on sait très bien qu'il faut aller vers le découplage entre la création de richesses et ce qui a toujours sous-tendu cet enrichissement, à savoir des flux croissants de matières et d'énergie. Cette équation n'est plus tenable sur le plan énergétique, à cause du réchauffement climatique. Et, on le sait moins, parce que ce qui se passe sur le climat n'est qu'un cas parmi l'explosion à partir de 1950 de tous les flux de matières exprimant l'impact des activités humaines sur la biosphère. L'échelle a complètement changé, qu'il s'agisse des conséquences en termes de déforestation, de désertification, de diminution des ressources halieutiques... La conservation de la biodiversité doit donc être traitée avec autant d'attention que le réchauffement climatique? Oui. On a trop tendance à penser qu'il s'agit seulement de conserver un musée vivant des espèces aujourd'hui présentes sur la planète. Ce n'est pas du tout le problème. La biodiversité est la base des services vitaux que les écosystèmes nous rendent. En dépendent le niveau et la qualité des récoltes, l'ampleur du cheptel, la quantité de bois pour le chauffage, la qualité de l'air, de l'eau... Alors que l'attention est surtout portée sur la protection de l'environnement, vous insistez sur la dimension sociale du développement durable, pourquoi? Il est indispensable de ne pas oublier cet aspect. Lorsque Adam Smith publiait La Richesse des nations en 1776, les inégalités entre grandes aires culturelles étaient inférieures à un rapport de 1 à 2. En 2000, ce rapport variait de 1 à 74. L'essentiel de cet écart s'est formé dans la seconde moitié du XXe siècle. Cette ampleur des inégalités interpelle d'autant plus que nous sommes entrés dans un monde de ressources finies et que va se poser de façon de plus en plus aiguë la question de l'accès à ces ressources. Or il est difficile d'envisager de demander aux citoyens de faire des efforts dans l'usage de ces ressources, si ces efforts ne sont pas également répartis. L'idéal social du développement durable doit être de permettre à chacun d'accéder à un niveau de vie correct. D'une certaine façon, c'est en contradiction avec son objectif environnemental, puisque permettre à des milliards de personnes de vivre correctement suppose d'accroître les niveaux de consommation. Voilà pourquoi il me paraît impossible de séparer les enjeux sociaux et environnementaux, ils doivent être menés de front. Vous renvoyez dos à dos ceux qui estiment que la solution se trouve dans une révolution technologique et ceux qui au contraire ne voient pas d'issue hors de la décroissance. Une pure et simple décroissance me paraît idiot, car d'abord tout n'a pas vocation à décroître et, d'autre part, une décroissance généralisée signifie une déprime généralisée avec des problèmes sociaux infinis. Prétendre que le progrès technologique peut nous sauver est tout autant une ânerie. Pour plusieurs raisons. N'oublions pas que le progrès technique est responsable de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Car chaque avancée technologique génère un "EFFET REBOND": quand une technologie permet des gains de productivité et des économies de matières dans un domaine, elle libère une manne financière qui va se réinvestir dans un autre domaine et donc alimenter d'autres flux de matière. Au total, on n'aura rien gagné ou pas grand-chose. N'oublions pas non plus que souvent ces progrès réservent à moyen ou à long terme de mauvaises surprises pour l'environnement. Les effets des CFC (chlorofluocarbures) sur la couche d'ozone seront détectés dans les années 1970, alors que leur invention remonte aux années 1920 et leur fabrication à des quantités industrielles aux années 1950. Aujourd'hui, on découvre que les pneus génèrent des problèmes sur le plan éco-toxicologique. Que proposez-vous alors? Il faut repenser nos façons de produire en ayant pour objectif le découplage. C'est ainsi que nous pouvons progresser vers une dématérialisation de nos économies, enrayer les flux de matières sans compromettre la réduction de la pauvreté et sans affaiblir nos facultés d'adaptation inséparables de l'innovation technologique. Concrètement comment réalise-t-on ce découplage? Il existe deux stratégies possibles: La première réside dans le développement de l'écologie industrielle, encore appelée économie circulaire. Ce mode de production s'inspire du fonctionnement quasi cyclique des écosystèmes. |
L'application la plus connue est celle
des écoparcs industriels dans lesquels les entreprises mutualisent
l'utilisation de certains matériaux et où les déchets
des uns peuvent servir de ressources aux autres. Le premier écoparc
a été construit au début des années 1960 à
Kalundborg au Danemark, sans dessein écologique à l'origine.
Il en existe maintenant une cinquantaine dans le monde. Le gouvernement
chinois vient ainsi de proposer un avant-projet de loi d'économie
circulaire à l'échelle du pays. Le Japon est déjà
bien engagé. Quatre projets sont en cours en France. Mais ce système
suppose une certaine concentration industrielle. Les économies réalisées
ne dépasseraient pas 30% par rapport à un mode de production
classique. C'est loin d'être suffisant.
La deuxième stratégie me paraît plus prometteuse: il s'agit de substituer à la vente d'un bien la vente de la fonction d'usage. C'est ce qu'on désigne par économie de fonctionnalité. En effet, tant que le chiffre d'affaires est corrélé à la vente d'un bien, il n'y a aucune incitation pour l'entrepreneur à réduire sa production physique. En revanche, s'il vend la fonction, son intérêt est que le support dure le plus longtemps possible, en y intégrant régulièrement des innovations technologiques. Existe-t-il des expériences probantes? Dans le secteur des pneumatiques, Michelin s'est transformé en prestataire de services pour les transporteurs routiers. L'entreprise ne vend plus seulement des pneus, elle propose l'optimisation de l'état des pneumatiques, poste essentiel pour la consommation de carburant. Elle en assure donc la maintenance. Ce système a rencontré un grand succès. Quelque 50% des grandes flottes européennes de poids lourds l'utilisent avec Michelin ou un autre prestataire. La firme française a calculé que le fait de pouvoir recreuser et rechaper plusieurs fois un pneu usé multiplie la durée de vie de chacun par 2,5 et entraîne une réduction des déchets de 36%. Dans l'électronique, la compagnie Xerox a mis en place un système de location exclusive de ses appareils avec un processus de récupération, de remise à niveau et de réutilisation des différents composants. Les éléments recyclés forment à eux seuls 90% du poids de la machine louée. Ce système ne peut-il s'appliquer qu'aux entreprises? Quelques initiatives ont été prises au niveau des individus, mais elles sont beaucoup plus complexes à mettre en oeuvre. Il existe ainsi le partage de voitures ou la vente de services énergétiques associant à la fourniture d'un chauffage un plan d'isolation et d'économie d'énergie. Et des expériences comme Vélib à Paris montrent que cela peut être une formidable réussite. Le rapport que chaque individu entretient avec les objets, le besoin de posséder n'est-il pas un frein au développement de ce système? Certainement, mais il ne faut pas l'exagérer. La société de fonctionnalité que je défends au nom de l'environnement renvoie plus généralement à l'avènement de la société de l'accès décrite par l'économiste américain Jeremy Rifkin. C'est une tendance lourde de nos sociétés qui veut que l'on paie de plus en plus l'accès à un bien plutôt que le bien lui-même. L'économie de fonctionnalité peut donc selon vous devenir un véritable levier vers une société durable? Sept pour cent des ressources utilisées pour obtenir des produits finis se retrouvent dans ces derniers, et 80% de ces mêmes produits ne donnent lieu qu'à un seul usage: les marges de manoeuvre sont donc immenses. Tous les secteurs sont concernés: automobile, électronique, informatique, téléphonie mobile, électroménager... L'économie de fonctionnalité peut donc constituer un levier puissant pour conduire vers un monde d'objets supports beaucoup plus solides et intégrant un fort contenu d'innovation. Ce serait l'occasion aussi d'une cure de désintoxication pour se sevrer de modes de consommation dominés par la gadgétisation. Croyez-vous vraiment qu'il soit possible d'engager cette mutation? Ce que je remarque, c'est qu'à chaque fois que je parle d'économie de fonctionnalité je suis écouté. Je n'ai eu aucune difficulté à faire passer cette idée dans le Grenelle de l'environnement même si, à ce stade, il n'est encore question que d'approfondir la réflexion sur le sujet. Les industriels se disent qu'il y a peut-être une opportunité de maintenir de la recherche et développement sur le territoire, mais aussi de la production, car on ne fabrique pas de la même façon une machine destinée à durer vingt ans et non plus cinq. Ils y voient donc une réponse possible à la désindustrialisation. Dans une économie de production à très forte valeur ajoutée comme en Allemagne, la concurrence des pays à bas coût de main-d'oeuvre n'est plus un problème aussi vital. Propos recueillis par Laurence Caramel |