Par Annie Thébaud Mony
Le travail de maintenance des centrales nucélaires est indispensable au fonctionnement et à la sûreté des installations. La précarisation organisée (via la sous-traitance) altère non seulement les droits des travailleurs en matière de santé et de représentativité, mais porte atteinte également à la connaissance des effets sanitaires de l'exposition aux risques toxiques «Car si mourir est scandaleux, il est plus scandaleux encore que les traces des morts dégénèrent en mort des traces.» Louis-Vincent Thomas La mort en question. Traces de mort, mort des traces. L'Harmattan, Nouvelles Études Anthropologiques, Paris, 1991 L'industrie nucléaire civile au niveau
mondial a un peu plus d'un demi-siècle. En France, cette industrie
a acquis le statut de toute première source d'électricité
avec 59 réacteurs en service: 78% des kWh électriques produits
dans le pays sont d'origine nucléaire (1). Le fonctionnement
des installations nucléaires françaises est assuré
par deux grandes catégories de travailleurs: les agents statutaires
EDF, en particulier les opérateurs de conduite, et les travailleurs
de la maintenance, c'est-à-dire ceux qui assurent l'ensemble des
opérations de vérification, entretien et réparation
de ces réacteurs. Ce travail de maintenance est indispensable au
fonctionnement et à la sûreté des installations. Il
représente aussi la plus grande partie des activités de travail
sous irradiation dans les centrales nucléaires. En France, comme
dans les autres pays européens disposant de centrales nucléaires,
ce travail est sous-traité à des entreprises extérieures.
Précarisation du travail et santé: invisibilité
des atteintes et érosion des droits
Sous-traitance des risques liés à la radioactivité
et gestion de l'emploi par la dose
Les effets des rayonnements ionisants: un modèle en question
(suite)
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L'étude épidémiologique des effets des faibles doses de radiations ionisantes en milieu professionnel De la première étude de cohorte menée aux États-Unis sur la population des 30.000 travailleurs du site de production d'armes nucléaires d'Hanford (27) à l'étude internationale auprès de plus de 400.000 travailleurs de l'industrie nucléaire (28), la relation entre les faibles doses de rayonnements et la mortalité par cancer apparaît scientifiquement établie, même si certains continuent à la mettre en doute. Décrite en 1980 dans Encyclopaedia Britannica, l'enquête de cohorte concernant la mortalité par cancer des 30.000 travailleurs d'Hanford a longtemps constitué la plus importante étude de cohorte dans une population adulte exposée de façon chronique à de faibles niveaux de dose de radiations ionisantes (29). Dès cette époque, et durant les décennies ultérieures, les auteurs de cette étude ont développé une critique scientifique argumentée de la validité du modèle de la CIPR dans l'extrapolation des effets des fortes doses à ceux des faibles doses (30). Vingt ans plus tard, une enquête rétrospective de mortalité a été coordonnée par le CIRC, avec le soutien financier des États et des industriels du nucléaire. Elle porte sur les travailleurs du nucléaire civil de quinze pays. Les résultats, publiés en 2005, montrent chez ces travailleurs ayant subi une exposition chronique à très faible dose (19,4 mSv en dose moyenne cumulée) un risque relatif de mortalité par cancer de tous types (excepté les leucémies) deux à trois fois plus élevé que ce qui était attendu à partir du modèle linéaire sans seuil dérivé de la cohorte des survivants d'Hiroshima et Nagasaki (31). Les auteurs de l'étude tiennent à préciser que cet excès de décès par cancer est certes plus important, mais néanmoins statistiquement «compatible» avec le modèle. En France, ces résultats ont suscité des réactions opposées. La direction du parc nucléaire se réfère à l'IRSN selon lequel «ces résultats ne remettent pas en cause les bases actuelles de la radioprotection(32)». En revanche, le syndicat CGT considère que la menace pesant sur les travailleurs est élevée et demande la diminution par un facteur trois ou quatre de la norme individuelle d'exposition en vigueur (33), rejoignant ainsi les préconisations du CERI en 2003. Le syndicat critique surtout le fait que l'étude internationale ne prend pas en compte les salariés d'entreprises extérieures intervenant dans les opérations de maintenance qui supportent plus de 80% de la dose collective reçue sur les sites de l'industrie nucléaire. En effet, entre le protocole scientifique initial (34) – qui envisageait l'inclusion des travailleurs sous contrat – et celui qui fut appliqué, les travailleurs extérieurs ont été exclus pour des raisons «méthodologiques(35)». Néanmoins, l'étude internationale a montré un excès de cancer chez les travailleurs qui ne supportent qu'une faible part de la dose collective d'irradiation (pour la cohorte française, de l'ordre de 20%). Ceci suggère une situation beaucoup plus inquiétante pour les travailleurs «extérieurs». Ces derniers connaissent une grande variabilité des expositions externes aux rayonnements ionisants, une plus forte exposition aux poussières radioactives, soit une importante irradiation interne sans commune mesure avec les situations d'exposition des agents EDF. La probabilité de survenue de cancers radio-induits en est fortement augmentée. Elle a cependant toutes les chances de demeurer inaccessible à l'observation si celle-ci s'appuie exclusivement sur ces grandes enquêtes statistiques tendant à donner une apparence d'homogénéité à des groupes en réalité très différents, et excluant les travailleurs sous-traitants. L'absence de suivi de petits groupes à risque, ayant chacun une réelle homogénéité et surtout une mémoire commune permettant de connaître qualitativement les conditions d'exposition, fait obstacle à une véritable démarche d'observation du réel. Or, seule une telle démarche pourrait permettre de fonder les bases, en des termes rigoureux scientifiquement, d'une comparaison entre, d'une part, la cohorte d'Hiroshima et Nagasaki ayant subi une exposition unique mais très élevée et, d'autre part, les différentes populations de travailleurs exposés de façon chronique dans des conditions elles-mêmes différentes qu'il importe de connaître. Conclusion Le débat scientifique (et politique) sur les effets des rayonnements ionisants est ancré en référence à un modèle épidémiologique élaboré il y a plus d'un demi-siècle à partir d'un événement – l'explosion des bombes atomiques américaines au Japon – sans rapport avec les formes ultérieures d'exposition chronique aux rayonnements ionisants. Dans l'industrie nucléaire, la population concernée la plus importante, mais aussi la plus invisible, est celle des milliers voire des centaines de milliers de travailleurs intervenant au quotidien dans la maintenance et l'entretien des centrales nucléaires, des centres de recherche et d'essais nucléaires, des usines de retraitement et des centres de gestion des déchets nucléaires... Le démantèlement des centrales constitue également déjà – et le sera plus encore dans l'avenir – une source importante d'exposition aux radiations ionisantes des travailleurs chargés de ce travail de démolition d'installations contaminées par la radioactivité. Le parc nucléaire français a un demi-siècle et aucun dispositif n'a été créé permettant, au-delà des chiffres de dosimétrie, de constituer une mémoire du travail et des expositions (internes et externes) aux radiations ionisantes dans l'industrie nucléaire. Alors que les dangers de la radioactivité – comme ceux de l'amiante – sont connus depuis des décennies, les «traces de mort» se transforment en «mort des traces», selon l'expression de Louis-Vincent Thomas, citée en exergue de cet article. La sous-traitance des risques est l'outil premier de cette occultation. Elle donne aussi à la science officielle les raisons «méthodologiques» d'une invisibilité scientifique qui entretient le mythe d'une énergie nucléaire «sans risque», au détriment de la santé et de la vie des travailleurs qui assurent au quotidien la sûreté des installations. Notes: 1) Il y a actuellement dans le monde environ 440 centrales nucléaires civiles, réparties dans 31 pays et produisant plus de 372.000 MWe. Elles fournissent 15% de l'électricité mondiale, et leurs capacités sont en augmentation (http://www.world-nuclear.org/). 2) A. Thébaud-Mony, L'industrie nucléaire: sous-traitance et servitude, Inserm/EDK, Paris, 2000; A. Thébaud-Mony, Travailler peut nuire gravement à votre santé: sous-traitance des risques, mise en danger d'autrui, atteintes à la dignité, violences physiques et morales, cancers professionnels, La Découverte, Paris, 2007. 3) Selon le Code du travail, sont désignés DATR tous les travailleurs exposés aux rayonnements. Ils doivent porter un badge mesurant leur exposition. Cela concerne non seulement tous les personnels exposés au cycle nucléaire (production électrique, extraction et traitement du combustible, retraite-ment et gestion des déchets radioactifs) mais aussi ceux d'autres industries utilisant des sources ra-dioactives et les personnels médicaux travaillant en radiologie ou radiothérapie. 4) bts/saltsa, «Le Travail sans limite?», Conférence européenne, Bruxelles, septembre 2000; H. Seillan et J. Morvan, «Risques de la sous-traitance», Les cahiers de Préventique, n°4, Editions Préventique, Bordeaux, 2005. 5) K. Lippel, «Le travail atypique et la législation en matière de santé et sécurité du travail», in Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de la santé et sécurité au travail, vol. 201, Éditions Yvon Blais, 2004, pp. 307/382. 6) M. Quinlan et C. Mayhew, «Precarious employment and workers' Compensation», International Journal of Law and psychiatry, vol. 22, n° 5-6, 1999, pp. 491-520 ; M. Quinlan et C. Mayhew, «Precarious Employment, Work Re-organisation and the Facturing of OHS Management», in K. Frick, P. L. Jensen, M. Quinlan et T. Wilthagen, Systematic occupational Helath and Safety management. Perspectives on an International Development, Pergamon/Arbetslivsinstitutet, Elsevier Science, Oxford, 2000, pp. 175-198; M. Quinlan, C. Mayhew et P. Bohle, «The Global Expansion of Precarious Employment, Work disorganisation, and Consequences for occupational Health A Review of Recent Research», International Journal of Health Services, vol. 31, n°2-3, 2001. 7) N. Guignon et N. Sandret, «Les expositions aux produits cancérogènes», Premières Synthèses, n° 28.1, juillet 2005. 8) Voir les articles de Laura Boujasson et de Sylvie Platel dans ce même numéro. 9) L'exposition externe concerne l'irradiation par les rayons ?, dont la surveillance est assurée grâce au port individuel d'un dosimètre. 10) IRSN, «La radioprotection des travailleurs. Bilan 2004», Rapport, Fontenay-aux-roses, 2005; IRSN, «La radioprotection des travailleurs. Bilan 2006», Rapport, Fontenay-aux-roses, 2008. 11) IGSN, «La sûreté nucléaire et la radioprotection en 2005», Rapport au président d'EDF, Paris, 2006, p. 22. 12) A. THEBAUD-MONY, L'industrie nucléaire..., op. cit.; A. THEBAUD-MONY, Travailler peut nuire..., op. cit. 13) G. DONIOL-SHAW, D. HUEZ et N. SANDRET, Les maux de la sous-traitance. Enquête STED 1993-1998. Suivi sur 5 ans des salariés de la sous-traitance nucléaire, Octarès, Toulouse, 2001. 14) Citons en particulier Alice Stewart (A. STEWART et al., «Hanford IIIb, The Hanford Data – a Reply to Recent Criticisms», Ambio, 9, June 1980, pp. 66-73; A. STEWART et G. KNEALE, «Delayed effects of A-Bom Radiation: a Review of Recent mortality Rates and Risk Estimates for Five-years Survivors», Journal of Epidemiology and Community Health, 36, n° 2, 1982, pp. 80-86) et Thomas Mancuso (T. F. Mancuso, A. Stewart et G. Kneale, «Radiation Exposures of Hanford Workers Dying from Cancer and Other Causes», Health Physics Journal, 33, n° 5, November 1977, pp. 369-384 ; T. F. Mancuso et al., «A Reanalysis of Data Relating to the Hanford Study of the Cancer Risks of Radi-ation Workers», International Atomic Agency Symposium Proceedings on the Late Biological Effects of Ionizing Radiation, Vienna, Austria, 1978, IAEA-SM-224/510; T. F. Mancuso et al., «Hanford IIIb, Delayed Effects of Small Doses of Radiation Delivered at Slow Dose Rates», Proceedings of a Symposium on Industrial Cancers, Cold Spring Harbor, Banberry Center, Long Island, N.Y., March 1981). Pour la France, on peut lire Bella et Roger Belbeoch, qui depuis 1978 ont publié de très nombreux travaux scientifiques sur le sujet (voir notamment, R. Belbeoch, «Effets cancérigènes des faibles doses de rayonnements», in GSIEN/CRIIRAD, «Santé et rayonnement», La Gazette Nucléaire, n°56/57, 1983; B. Belbeoch et R. Belbeoch, Tchernobyl, une catastrophe. Quelques éléments pour un bilan, Éditions Allia, Paris, 1993). Les bibliographies officielles sur le sujet ignorent ces publications. 15) Y. I.BENDAZHEVSKY, La philosophie de ma vie. Journal de prison. Tchernobyl: 20 ans après, Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, Paris, 2005. 16) Une enquête menée par l'association AVEN auprès de 1.500 vétérans montre la prévalence élevée de pathologies cancéreuses (34,5% des enquêtés souffrent d'un ou plusieurs cancers et 41% sont décédés dont les deux tiers avant 60 ans), et d'autres pathologies. Des effets sur la descendance sont également recensés: prévalence élevée de fausses couche chez les conjointes, d'anomalies congénitales chez les enfants et de stérilité par anomalie du sperme chez les vétérans eux-mêmes (Aven, Enquête auprès des Vétérans : conséquences sur la santé des essais nucléaires français. Résultats au 12/01/2005, http://www.aven.org; Aven, «Enquête auprès des Vétérans. Conséquences sur la santé des essais nucléaires français. Résultats sur 1 500 questionnaires», Lyon, 2006). 17) B. BARILLOT, Les irradiés de la république. Les victimes des essais nucléaires français prennent la parole, GRIP/Éditions Complexe, Bruxelles/Lyon, 2003. 18) CERI, Recommandations on Radiation Risk, Regulator's Edition, Brussels, 2003; C. C. BUSBY et A. V.YABLOKOV, «Chernobyl: 20 Years On. Health Effects of the Chernobyl accident», Documents of the CERI, n°1, 2006. L'irradiation interne se produit en cas d'inhalation ou d'ingestion de poussières radioactives, celles-ci devenant des sources radioactives au sein de l'organisme. 19) CIPR 60, The new international commission on radiological protection safety standards, Oxford, novembre 1990. 20) Une autre controverse autour du modèle de référence lui-même dure depuis plusieurs décennies, en particulier à partir des travaux de Stewart (G. Greene, The Women Who Knew Too Much. Alice Stewart and the Secrets of Radiation, The University of Michigan press, 2003), de Gould et Jonhson (J. M. Gould et B. A. Goldman, Deadly Deceit. Low-Level Radiation, High-Level Cover-Up, Four Walls Eight Windows, New York, 1991). Mais cette controverse, très présente dans les revues scientifiques internationales, a été complètement passée sous silence par les milieux scientifiques français. 21) M. TUBIANA et A. AURENGO, La relation dose-effet et l'estimation des effets cancérogènes des faibles doses de rayonnements ionisants, Rapport d'un groupe de travail mixte de l'Académie de Médecine et de l'Académie des Sciences, Paris, 2005; M. TUBIANA et A. AURENGO, «Point de vue d'experts de l'Académie française de Médecine et de l'Académie Française des Sciences», in «Controverse: les faibles doses de radiations ionisantes sont-elles carcinogèniques?», Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n°15-16/2006. 22) D. J. Brenner et R. K. Sachs, «Controverse: les faibles doses de radiations ionisantes sont-elles carcinogèniques? Point de vue d'experts de l'Université Columbia, New York, et de l'Université de Californie, Berkeley» (traduit de l'américain par Jean Donadieu), Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n°15-16/2006. 23) Dès les années 1970, Rosalie Bertell (No Immediate Danger: Prognosis for a Radioactive Earth, Book Publishing company, Summertown, 1985) mettait en cause le modèle mécanique de référence selon lequel, pour qu'un organe déclenche un cancer radio-induit, il doit être irradié. Rosalie Bertell soulignait qu'une irradiation pouvait diminuer l'immunité du système et permettre l'«expression» d'un cancer dans un organe non irradié mais ayant un clone cancéreux produit par autre chose que le rayonnement. 24) Cet établissement public, industriel et commercial a été créé en 2002. Il exerce des missions d'expertise et de recherche. Il centralise et gère l'ensemble des données concernant l'exposition aux rayonnements ionisants dans le domaine de la radioprotection des travailleurs et de la population. (site: www. irsn.org) 25) IRSN, «Risque de cancer associé aux faibles doses de rayonnements ionisants: une étude de cohorte rétrospective dans 15 pays», Note de lecture, Fontenay-aux-Roses, 2005, p. 21. 26) Ces études montrent que chez des végétaux et animaux testés, dont les rats, certaines fonctions physiologiques (système nerveux central, respiration, digestion, reproduction) sont modifiées à de faibles niveaux d'irradiation interne. 27) T. F. MANCUSO, A. STEWART et G. KNEALE, «Radiation Exposures...», art. cit.; T. F. MAN-CUSO et al., «A Reanalysis of Data...», art. cit.; T. F. MANCUSO et al., «Hanford IIIb...», art. cit.; G. KNEALE et al., «Hanford III, a Cohort Study of the Cancer Risks from Radiation to Workers at Hanford (1944 to 1977 deaths) by Method of Regression Models in Life-Tables», British Journal of Industrial Medicine, summer 1981. 28) E. CARDIS et al., «Risk of cancer after low doses of ionising radiation: retrospective cohort study in 15 countries», British medical Journal, Jul. 9, 331 (7508), 2005. 29) K. Z. MORGAN, «The Hazards of Low-Level Radiation», Encyclopaedia Britannica, 1980 Edition. 30) A. STEWART et G. KNEALE, «Delayed effects...», art. cit.; A. STEWART et G. KNEALE, «A-Bomb Survivors: Further Evidence of late Effects of Early Deaths», Health Physics, 64, 1993, pp. 467-472. 31) E. CARDIS et al., «Risk of cancer...», art. cit. 32) IRSN, «Risque de cancer associé aux faibles doses...», op. cit.; COMITE D'INFORMATION DES PROFESSIONS DE SANTE, «Epidémiologie. Etude internationale par cancer des travailleurs de l'industrie nucléaire»,. La Lettre nucléaire et santé actualités, n° 51, 2005. 33) D. GREGOIRE, «Radiations ionisantes. France: la situation des sous-traitants reste préoccupante (entretien avec Michel Lallier)», HSEA Newsletter, n° 29, mars 2006. 34) E. CARDIS et J. ESTEVE, Etude internationale concertée sur le risque de cancer chez les travailleurs de l'industrie nucléaire. Protocole de l'étude de faisabilité, Rapport interne du Centre international de Recherche sur le Cancer n° 90/001A, 1990. 35) E. CARDIS et J. ESTEVE, Etude internationale concertée sur le risque de cancer chez les travailleurs de l'industrie nucléaire, Rapport interne du Centre international de Recherche sur le Cancer n° 92/001, 1992. |
A l'occasion de l'avant-première
du film présenté à Cruas mardi dernier, un débat
a rassemblé agents EDF et sous-traitants.
Cruas (Ardèche), envoyé spécial. «Je croyais que la clôture de barbelés c'était pour dissuader mais c'est plutôt fait pour cacher la misère!» La réflexion de cette habitante de Cruas clôt l'un des chapitres les plus décapants du film RAS: nucléaire, rien à signaler, du réalisateur belge Alain de Halleux, celui dans lequel les soutiers des centrales, scaphandriers et autres «jumpers» qui interviennent au coeur de la centrale, blanchisseuses qui nettoient les vêtements de travail contaminés, ou décontamineurs qui doivent «faire abaisser la dose», sortent de l'ombre et prennent la parole. Ils l'ont fait à l'occasion d'un conflit qui a atteint son paroxysme début 2008 avec la grève de la faim de neuf employés de CIME. Cette société privée, sous-traitante d'EDF, venait de perdre le marché «logistique» de la centrale de Cruas au profit d'Essor, une autre boîte du même genre, mais moins-disante. Laquelle, au lieu de basculer les salariés d'une société vers l'autre, comme le permet le Code du travail, entendait recruter son personnel par petites annonces, laissant a priori les 106 salariés de CIME et leurs élus sur le carreau. D'où cette bagarre particulièrement rude, ignorée de la plupart des médias mais pas de la caméra d'Alain de Halleux qui venait alors d'entamer un tournage sur les travailleurs du nucléaire (lire entretien page 4). Un conflit de plusieurs mois, marqué par une action rarissime: le blocage de la centrale nucléaire par des riverains et des élus locaux, maire communiste de Cruas, Robert Cotta, en tête! Ses adjoints Geneviève Hénon-Hilaire et André Arnichaud, qui ont participé de près au comité de soutien aux grévistes - la municipalité assurant de plus une part de la... logistique -, expliquent que cette mobilisation citoyenne exceptionnelle est due pour une bonne part à la révélation que fut pour nombre de riverains l'existence même de ces prolétaires sous-payés. Des ouvriers et des techniciens dont les conditions de travail sont «moyenâgeuses», selon Yves Adelin, responsable du secteur sous-traitance à la fédération CGT mines et énergie. Des «invisibles», car se fondant, à la sortie du boulot, avec le paysage social de la centrale. |
Tout un chacun qui longe, sur la départementale
verdoyante qui mène de Montélimar à Cruas, les quatre
imposantes tours de réfrigération surmontées d'un
vaporeux panache, imagine en effet que derrière les hauts murs de
béton de la centrale n'évoluent que des ingénieurs
en cravate et des techniciens casqués portant le prestigieux badge
EDF. C'est une autre réalité, beaucoup plus misérable,
celle des sous-traitants, que décrit Gérard Matet, délégué
syndical CGT d'Essor. «Les agents EDF pilotent et contrôlent
la centrale mais les boulots les plus durs et les plus exposés,
c'est pour nous, avec, en prime, des temps de travail qui explosent, des
salaires minables et des vestiaires pourris!» s'indigne-t-il.
Une réalité qui a fait s'interroger sur ce qu'elle pouvait induire de conséquences redoutables pour certains salariés qui «pètent les plombs», jusqu'à tenter de se suicider, et surtout pour la sûreté d'installations nucléaires vieillissantes. Sachant que s'enferrant dans sa logique de rentabilité financière, l'ex-EDF nationalisée, devenue la société anonyme ERDF, sous-traite aujourd'hui au privé 80% des travaux de maintenance contre 20% en 1992. Michel Lallier, représentant CGT au haut comité sur la transparence nucléaire, tire la sonnette d'alarme: «Nous n'appliquons plus les principes fondateurs de la radioprotection, ce qui signifie, pour les travailleurs du nucléaire exposés à la radioactivité, que l'on est passé de la notion de risque zéro à celle de risque calculé et acceptable.» Autant d'informations autrefois méconnues qui ont mis en émoi ceux qui, à Cruas, ont pris fait et cause pour les invisibles. Cruas, quelques milliers d'habitants sur un bord du Rhône, son abbatiale du XVIe siècle et sa centrale nucléaire donc, sa piscine, son collège, ses écoles, ses rues parfaitement goudronnées, et sa mairie incluant sa salle de cinéma et de théâtre Maurice-Thorez. Cruas, où Alain de Halleux a tenu absolument, « pour remercier ceux qui ont eu le courage de parler », à présenter son film en avant-première. Les retrouvailles entre le cinéaste belge et les travailleurs provençaux furent très chaleureuses. Mais le débat, suivant la projection, mardi dernier, plutôt consensuel. Agents EDF et salariés de la sous-traitance, que la CGT a rassemblés à la centrale de Cruas dans le même syndicat des «travailleurs du nucléaire», ne sont plus comme chien et chat depuis le conflit de l'an dernier. Pro et antinucléaires ne se sont pas écharpés. Pouvait-il en être autrement après avoir entendu ces invisibles s'exclamer, sur fond d'images d'intervention des secours à Tchernobyl: «On prend des doses, on n'est que des numéros, on est perdu (...) alors si un jour ça pète, pas sûr qu'on y aille.» |