RESEAU SOL(ID)AIRE DES ENERGIES !
Débat problématique énergétique / effet de serre / climat, etc.
Pétrole
Comment les Etats pétroliers mentent sur leurs réserves
Tribune de Genève - 1er mai 2006
alain dupraz

     Vitale pour l'économie, la production d'or noir est d'une rare opacité. Les Etats donnent des chiffres douteux sur leur production, et fantaisistes sur leurs réserves. Incursion dans un monde de tricheurs.
     Quoi de plus vital, pour l'économie, que le pétrole? Et pourtant, l'or noir est un marché des plus opaques. Cette fantastique source d'énergie, dont on commence seulement à apprécier la vraie valeur, est le lieu de gros mensonges. Explications.
     Il n'existe aucune statistique neutre sur la production et les réserves réelles de pétrole. L'OPEP a les siennes, les grandes compagnies productrices ont les leurs, d'autres associations, économiques ou politiques, ont leurs propres données, parfois très différentes.
     Conrad Gerber, patron de Petrologistic, l'un des meilleurs spécialistes du marché pétrolier, affirmait récemment sur l'antenne de la TSR: «Il y a beaucoup de tricheries dans les statistiques officielles» (mercredi 19 avril). L'homme sait de quoi il parle: il gagne sa vie en vendant des chiffres.

Comment savoir
     Comment peut-on savoir ce que produit réellement une compagnie, un pays? Notamment en… observant les mouvements des bateaux. Ces grands tankers dont on connaît le tonnage, sillonnent les mers pour apporter leurs doses d'or noir aux consommateurs dépendants. Ces observations sont les plus fiables. Elles se vendent à prix d'or.
     En revanche, la production «officielle» de tel ou tel pays est souvent sujette à caution. C'est la raison pour laquelle nombre d'analystes se plantent systématiquement dans leurs prévisions. Exemple. A la fin 2005, les experts prévoyaient une chute des prix du baril en 2006 si l'OPEP ne réduisait pas sa production. Ainsi le CGES (Center for Global Energy Studies, en Grande-Bretagne) déclarait: «A moins que la croissance de la demande pétrolière ne rebondisse fortement en 2006, l'OPEP sera confrontée au besoin de réduire sa production afin de défendre les prix
     L'OPEP décidait fin janvier de ne pas changer sa production. Et celle-ci est aujourd'hui – selon ses déclarations – la même que l'automne passé, après les ravages de l'ouragan Katrina: environ 28 mbj (millions de barils par jour), soit un tiers des quelque 85 mbj de la consommation mondiale. Et le débat du moment au sein de l'OPEP serait plutôt d'augmenter cette production.

Des «barils de papier»
     La difficulté à connaître le montant réel des réserves illustre mieux que tout le jeu de poker menteur des pays pétroliers. Avec, il y a vingt ans, un très gros mensonge...
     En 1985-86, en pleine chute des prix due au «contre-choc pétrolier», plusieurs membres de l'OPEP annonçaient coup sur coup détenir des réserves bien plus vastes que les estimations précédentes. En l'espace de quelques semaines, les Emirats arabes unis (EAU), puis le Koweït, bientôt suivi par l'Irak et l'Iran, annonçaient une augmentation subite, de l'ordre de 50% à 60%, de leurs réserves. L'Arabie saoudite, le plus gros producteur, suivit quelque temps plus tard: ses réserves passèrent du jour au lendemain de quelque 160 à environ 260 milliards de barils.
     Selon Jean-Luc Wingert (auteur de La vie après le pétrole, 2005, Editions Autrement), les compagnies ont été obligées d'accepter les nouveaux chiffres pour ne pas «froisser» les Etats producteurs. BP aurait même été obligé de détruire un rapport contredisant les nouveaux chiffres des EAU.

suite:
     Aujourd'hui, ces chiffres officiels de l'OPEP sont de plus en plus ouvertement contredits. Mais reste le pourquoi. Quelle explication fournir à un changement aussi subit et des données aussi fantaisistes?
     La réponse tient aux quotas. Pour réguler le marché, chaque pays membre est autorisé à produire un certain nombre de barils/jour. Cette quantité est fixée notamment par le montant des réserves. En 1986, les prix chutaient tellement que chaque membre a essayé d'augmenter ses entrées en gonflant ses réserves. Bien que sortis d'un tour de magie, ces nouveaux chiffres sont restés officiels jusqu'à ce jour. Et c'est ainsi que l'opinion publique mondiale dort depuis vingt ans avec l'illusion d'un flot abondant et, à vues humaines, illimité de pétrole.
     Enfin, rappelons que la notion de réserves varie considérablement selon les sources, ainsi que selon la qualité de pétrole. On parle ici de «réserves prouvées», là de «réserves probables», ailleurs encore de «réserves ultimes», etc. S'agissant de réservoirs enfouis dans la planète, on comprend qu'il n'est pas très aisé de prouver leur capacité exacte. D'où une grande «liberté» d'appréciation.
     Avec une question sans réponse: jusqu'à quand pourra-t-on compter sur le pétrole pour nous fournir de l'énergie?

Le Koweït s'épuise
     Le 10 novembre, l'agence d'informations financières Blumberg rapportait une déclaration apparemment anodine du président des compagnies pétrolières d'Etat koweïtiennes Al-Zanki de Farouk: «Nous avons essayé deux millions de barils par jour, nous avons essayé 1,9; mais 1,7 est le niveau optimum.» Il parlait de la production du deuxième plus vaste champ de pétrole du monde, celui de Burgan, au Koweït, en exploitation depuis une soixantaine d'années.
     Son discours était clair: le grand patron du pétrole koweïtien admettait ne plus pouvoir produire autant qu'il le désire. En d'autres termes, le champ de Burgan aurait atteint son «pic de production», au-delà duquel les quantités extraites diminuent.
     Globalement, le Koweït produirait aujourd'hui quelque 2,5 mbj, soit nettement moins que son plus haut niveau qui serait de 3 mbj. Le gisement de Burgan a encore de longues années devant lui, mais sa production est désormais inexorablement en baisse.
     Et pour tirer le maximum du pétrole restant, il faudrait des investissements considérables. Le Koweït les fera-t-il ou se contentera-t-il de vivre de ses rentes?

Réserves très incertaines
     Si le plus grand champ pétrolier du Koweït a réellement passé son pic, cela implique des réserves bien en deçà des 99 Gb (milliards de barils) officiellement proclamés. Plusieurs experts parlent de réserves de 48 ou 54 Gb. Récemment, Petroleum Intelligence Weekly parlait même de 24,2 Gb, alors que l'Emirat annonçait… de nouvelles découvertes dans le nord du pays, de l'ordre de 10 à 13 milliards Gb. Qui croire?
     Une chose au moins est certaine: les députés de l'opposition koweïtienne ont présenté mardi passé un projet de loi visant à limiter la production annuelle à 1% des réserves réelles. Un projet qui permettrait au pays de préserver le plus longtemps possible ce qui reste de son pétrole.