Quoi de plus vital, pour l'économie,
que le pétrole? Et pourtant, l'or noir est un marché des
plus opaques. Cette fantastique source d'énergie, dont on commence
seulement à apprécier la vraie valeur, est le lieu de gros
mensonges. Explications.
Il n'existe aucune statistique neutre sur
la production et les réserves réelles de pétrole.
L'OPEP a les siennes, les grandes compagnies productrices ont les leurs,
d'autres associations, économiques ou politiques, ont leurs propres
données, parfois très différentes.
Conrad Gerber, patron de Petrologistic, l'un
des meilleurs spécialistes du marché pétrolier, affirmait
récemment sur l'antenne de la TSR: «Il y a beaucoup de
tricheries dans les statistiques officielles» (mercredi 19 avril).
L'homme sait de quoi il parle: il gagne sa vie en vendant des chiffres.
Comment savoir
Comment peut-on savoir ce que produit réellement
une compagnie, un pays? Notamment en… observant les mouvements des bateaux.
Ces grands tankers dont on connaît le tonnage, sillonnent les mers
pour apporter leurs doses d'or noir aux consommateurs dépendants.
Ces observations sont les plus fiables. Elles se vendent à prix
d'or.
En revanche, la production «officielle»
de tel ou tel pays est souvent sujette à caution. C'est la raison
pour laquelle nombre d'analystes se plantent systématiquement dans
leurs prévisions. Exemple. A la fin 2005, les experts prévoyaient
une chute des prix du baril en 2006 si l'OPEP ne réduisait pas sa
production. Ainsi le CGES (Center for Global Energy Studies, en Grande-Bretagne)
déclarait: «A moins que la croissance de la demande pétrolière
ne rebondisse fortement en 2006, l'OPEP sera confrontée au besoin
de réduire sa production afin de défendre les prix.»
L'OPEP décidait fin janvier de ne pas
changer sa production. Et celle-ci est aujourd'hui – selon ses déclarations
– la même que l'automne passé, après les ravages de
l'ouragan Katrina: environ 28 mbj (millions de barils par jour), soit un
tiers des quelque 85 mbj de la consommation mondiale. Et le débat
du moment au sein de l'OPEP serait plutôt d'augmenter cette production.
Des «barils de papier»
La difficulté à connaître
le montant réel des réserves illustre mieux que tout le jeu
de poker menteur des pays pétroliers. Avec, il y a vingt ans, un
très gros mensonge...
En 1985-86, en pleine chute des prix due au
«contre-choc pétrolier», plusieurs membres de l'OPEP
annonçaient coup sur coup détenir des réserves bien
plus vastes que les estimations précédentes. En l'espace
de quelques semaines, les Emirats arabes unis (EAU), puis le Koweït,
bientôt suivi par l'Irak et l'Iran, annonçaient une augmentation
subite, de l'ordre de 50% à 60%, de leurs réserves. L'Arabie
saoudite, le plus gros producteur, suivit quelque temps plus tard: ses
réserves passèrent du jour au lendemain de quelque 160 à
environ 260 milliards de barils.
Selon Jean-Luc Wingert (auteur de La vie
après le pétrole, 2005, Editions Autrement), les compagnies
ont été obligées d'accepter les nouveaux chiffres
pour ne pas «froisser» les Etats producteurs. BP aurait même
été obligé de détruire un rapport contredisant
les nouveaux chiffres des EAU.
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Aujourd'hui, ces chiffres officiels de l'OPEP
sont de plus en plus ouvertement contredits. Mais reste le pourquoi. Quelle
explication fournir à un changement aussi subit et des données
aussi fantaisistes?
La réponse tient aux quotas. Pour réguler
le marché, chaque pays membre est autorisé à produire
un certain nombre de barils/jour. Cette quantité est fixée
notamment par le montant des réserves. En 1986, les prix chutaient
tellement que chaque membre a essayé d'augmenter ses entrées
en gonflant ses réserves. Bien que sortis d'un tour de magie, ces
nouveaux chiffres sont restés officiels jusqu'à ce jour.
Et c'est ainsi que l'opinion publique mondiale dort depuis vingt ans avec
l'illusion d'un flot abondant et, à vues humaines, illimité
de pétrole.
Enfin, rappelons que la notion de réserves
varie considérablement selon les sources, ainsi que selon la qualité
de pétrole. On parle ici de «réserves prouvées»,
là de «réserves probables», ailleurs encore
de «réserves ultimes», etc. S'agissant de réservoirs
enfouis dans la planète, on comprend qu'il n'est pas très
aisé de prouver leur capacité exacte. D'où une grande
«liberté» d'appréciation.
Avec une question sans réponse:
jusqu'à quand pourra-t-on compter sur le pétrole pour nous
fournir de l'énergie?
Le Koweït s'épuise
Le 10 novembre, l'agence d'informations financières
Blumberg rapportait une déclaration apparemment anodine du président
des compagnies pétrolières d'Etat koweïtiennes Al-Zanki
de Farouk: «Nous avons essayé deux millions de barils par
jour, nous avons essayé 1,9; mais 1,7 est le niveau optimum.»
Il parlait de la production du deuxième plus vaste champ de pétrole
du monde, celui de Burgan, au Koweït, en exploitation depuis une soixantaine
d'années.
Son discours était clair: le grand
patron du pétrole koweïtien admettait ne plus pouvoir produire
autant qu'il le désire. En d'autres termes, le champ de Burgan aurait
atteint son «pic de production», au-delà duquel
les quantités extraites diminuent.
Globalement, le Koweït produirait aujourd'hui
quelque 2,5 mbj, soit nettement moins que son plus haut niveau qui serait
de 3 mbj. Le gisement de Burgan a encore de longues années devant
lui, mais sa production est désormais inexorablement en baisse.
Et pour tirer le maximum du pétrole
restant, il faudrait des investissements considérables. Le Koweït
les fera-t-il ou se contentera-t-il de vivre de ses rentes?
Réserves très incertaines
Si le plus grand champ pétrolier du
Koweït a réellement passé son pic, cela implique des
réserves bien en deçà des 99 Gb (milliards de barils)
officiellement proclamés. Plusieurs experts parlent de réserves
de 48 ou 54 Gb. Récemment, Petroleum Intelligence Weekly parlait
même de 24,2 Gb, alors que l'Emirat annonçait… de nouvelles
découvertes dans le nord du pays, de l'ordre de 10 à 13 milliards
Gb. Qui croire?
Une chose au moins est certaine: les députés
de l'opposition koweïtienne ont présenté mardi passé
un projet de loi visant à limiter la production annuelle à
1% des réserves réelles. Un projet qui permettrait au pays
de préserver le plus longtemps possible ce qui reste de son pétrole. |