Pierre Beuzit, directeur de la recherche
chez Renault de 1998 à 2005
LE
MONDE | 24.11
Le Monde: Dans votre ouvrage, Hydrogène, l'avenir
de la voiture?, paru en octobre, vous prévoyez pour 2015
le début de la production de masse d'automobiles fonctionnant à
l'hydrogène. Pourra-t-on dès cette date faire le plein d'hydrogène
à la pompe?
P.B.: Pas du tout. Les premières voitures fonctionneront
avec des carburants classiques comme l'essence, le diesel ou les biocarburants.
Mais, à bord, un nouvel appareil, appelé réformeur,
pourrait les transformer en hydrogène, lequel alimenterait une pile
à combustible. La propulsion deviendrait ainsi entièrement
électrique, et la consommation de carburant passerait des 6 litres
aux 100 km atteints par les voitures actuelles, à 3
litres. Cela marquerait le véritable démarrage de
la voiture électrique, dont les batteries ne garantissent aujourd'hui
qu'une autonomie limitée.
L.M.: Cette perspective est-elle envisagée par tous les
constructeurs automobiles?
P.B.: Le pétrole étant à
terme condamné, chaque grand constructeur a développé
sa propre activité dans l'hydrogène. BMW et Ford ont pris
le parti de le brûler dans un moteur à combustion. Mercedes,
General Motors, Volkswagen, Fiat, Nissan et PSA sont partisans d'un stockage
de l'hydrogène pur, afin d'alimenter une pile à combustible.
Renault et Toyota, eux, ont misé sur le réformeur.
L.M.: Si ce procédé devient opérationnel,
c'est donc la voiture qui "produira" son propre hydrogène?
P.B.: En quelque sorte. Bien sûr, cette solution n'est
que transitoire, puisqu'elle ne rompt pas la dépendance au pétrole
ou aux biocarburants. Elle ne supprime pas non plus la pollution, puisque
la voiture continue - bien qu'en quantité moindre - à produire
du gaz carbonique lors de la transformation du carburant en hydrogène.
Mais le recours au réformeur, dans un premier temps, présentera
des avantages.
Avec ce dispositif, on évite tout
d'abord la question problématique du stockage de l'hydrogène
à bord de la voiture. Avec 1 kg d'hydrogène, on peut parcourir
environ 100 km, mais ce kilo, à la pression atmosphérique,
occupe un volume de... 11 m3. D'où la nécessité
de comprimer fortement le gaz ou de le réfrigérer, ce qui
consomme de l'énergie. Le réformeur permet, par ailleurs,
de différer la mise en oeuvre du nouveau réseau de distribution
grâce auquel l'hydrogène sera disponible dans les pompes à
essence. Une perspective qui ne devrait pas, compte tenu des obstacles
à franchir, être réalisable avant 2020 ou 2025.
L.M.: La conception des automobiles sera-t-elle modifiée
en profondeur par cette innovation?
P.B.: Au cours des cent dernières années, les voitures
n'ont guère évolué dans leurs grandes lignes. En grande
partie du fait du moteur thermique à explosion, un composant lourd,
encombrant, bruyant et sale. Avec la pile à hydrogène, cette
contrainte disparaît. Le réformeur, pas plus gros qu'une valise,
tient dans l'emplacement de la roue de secours, et les moteurs électriques
peuvent être intégrés à chaque roue. Ce qui
laissera une grande liberté aux concepteurs.
L'hydrogène offrant une source
abondante de courant à bord, il alimentera de nombreux appareils.
La voiture de demain pourra être construite comme un petit salon,
comprenant des fonctions de communication, d'audio et de vidéo,
mais aussi un réfrigérateur et un four à micro-ondes.
Il se créera ainsi une continuité entre la vie chez soi et
la vie en voiture, d'autant plus évidente que celle-ci sera devenue
silencieuse. |
L'électrification de l'automobile
transformera également des fonctions comme l'accélération,
le freinage et la direction assistée. Les pédales ne servant
plus à rien, elles pourront disparaître. De même le
volant pourra-t-il être remplacé par un manche à balai
(comme ceux utilisés dans les jeux vidéo), situé n'importe
où dans l'habitacle.
L.M.: Pourrons-nous échapper aux embouteillages?
P.B.: La voiture, toujours grâce à l'électricité,
tirera un meilleur profit des services de guidage, ce qui améliorera
à la fois la mobilité en ville et la sécurité
de conduite. Grâce aux téléphones mobiles, il sera
possible de faire savoir où l'on est et où l'on va. Le croisement
de toutes ces informations permettra de mieux exploiter le réseau
routier. Aujourd'hui, aux heures de pointe à Paris, seulement 15%
des voies sont saturées : un meilleur guidage fluidifiera le trafic.
De plus, ces informations pourront être utilisées pour éviter
les accidents : elles permettront de connaître la trajectoire de
chaque automobile et de prévoir ainsi les collisions. Et les panneaux
signalétiques eux-mêmes finiront peut-être par entrer
virtuellement dans la voiture...
L.M.: La conduite n'aura donc plus grand-chose à voir
avec ce que nous connaissons. Les automobilistes s'adapteront-ils?
P.B.: En 2015, les jeunes conducteurs seront les enfants du joystick...
Pour eux, cela ne posera pas de problème. Le contrôle de la
voiture ne sera plus confiné à un endroit précis de
l'habitacle, comme aujourd'hui où tout est concentré autour
de la place du conducteur. La conduite se fera en quelque sorte par télécommande.
Le comportement de l'automobiliste changera en conséquence. Parce
qu'il aura appris à exploiter les nouvelles possibilités
d'anticipation offertes par la technologie, que ce soit en matière
d'embouteillages ou de risques d'accidents, il se sentira plus libre d'esprit.
L.M.: Cela semble annoncer une conduite automatique...
P.B.: Il faudra sans doute attendre 2030 ou 2040 pour que soit
maîtrisée la sécurisation indispensable à une
conduite automatisée. Mais, d'ici là, des jalons allant dans
ce sens apparaîtront. Par exemple, à partir de 2020, le système
de GPS Galileo apportera une précision de positionnement des voitures
à moins de 1 mètre. Grâce à l'hydrogène,
la voiture électrique annonce ainsi une véritable rupture
avec tout ce que l'on a connu jusqu'alors en matière d'automobile.
Propos recueillis par Michel Alberganti
LE PRINCIPE DU RÉFORMEUR
En matière d'hydrogène, réformer
signifie extraire. L'appareil sur lequel mise Renault a été
développé par l'entreprise italo-américaine Nuvera.
Il entretient une réaction chimique de "craquage" de la molécule
de carburant, qui se décompose en hydrogène, en azote et
en monoxyde de carbone (CO). Celui-ci est ensuite transformé en
gaz carbonique (CO2). Le réformeur, dont le rendement
atteint les 80%, est bien adapté aux biocarburants, qui devraient
être de plus en plus présents d'ici à 2015.
À LIRE:
Hydrogène, l'avenir de la voiture? de Pierre Beuzit,
L'Archipel, 2007, 206 p., 18,50 €. |