Le militaire commande le civil.
1945: la bombe d'Hiroshima marque les débuts de l'ère nucléaire.
Elle signifie aussi son péché originel. Jusqu'à la
fin des années cinquante, l'effort portera surtout sur la construction
et la mise au point des armes nucléaires.
Certes, dès 1939, cinq brevets, déposés par des physiciens français, suggéraient la possibilité d'un atome purement civil, mais c'est l'effort consacré au «Projet Manhattan» qui a abouti à la réalisation des premiers réacteurs nucléaires, des premières usines d'enrichissement de l'uranium et à la fabrication des premières bombes atomiques qui ont été utilisées par les Etats-Unis contre le Japon. Par la suite, l'énergie nucléaire s'est développée pour la production d'électricité, mais le lien entre les applications civiles et militaires s'est maintenu à deux niveaux: - historiquement, les moyens considérables mis à la disposition de l'armement nucléaire ont conduit à développer des technologies adaptées à ses besoins qui, une fois prêtes, ont été «reconverties»à des fins civiles - l'utilisation de matériaux fissiles comme l'uranium enrichi et le plutonium et la nature des phénomènes physiques mis en jeu (la réaction en chaîne) ne permet pas de séparer totalement le domaine civil du domaine militaire, ce qui pose tout le problème de l'accélération de la prolifération des armes nucléaires[3]. L'effort militaire américain en matière nucléaire a porté essentiellement sur la production de matières fissiles explosives, plutonium et uranium très enrichi (plus de 90%), et sur la mise au point de moteurs nucléaires pour les sous-marins, pour lesquels la compacité des réacteurs à eau ordinaire était un facteur déterminant. Les réacteurs de puissance destinés à alimenter les premières centrales commerciales productrices d'électricité aux Etats-Unis sont de ce type (bien que le premier réacteur branché au réseau aux Etats-Unis ait été, en 1952, un réacteur à neutrons rapides[4]) et ce sont elles qui constitueront, à partir de la fin des années 60, l'essentiel des commandes passées dans le monde: les firmes américaines ont réussi leur «reconversion» du militaire au civil, illustration de «l'efficacité»[5] du fameux complexe «militaro-industriel». Ces quelques considérations sont importantes et elles illustrent bien le fait que le choix des filières «civiles» ne s'est pas fait de façon sereine, à partir de critères scientifiques, techniques, ni même économiques. En effet, sans parler des problèmes de sûreté, le cycle du combustible des réacteurs à eau ordinaire exige de l'uranium enrichi. (suite)
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Ainsi, au problème commun à tous les types de réacteurs de l'approvisionnement en uranium naturel, s'ajoute celui de l'enrichissement qui exige des techniques très élaborées et très coûteuses (en particulier en énergie électrique pour la diffusion gazeuse[6]). Ces techniques ne peuvent être mises en oeuvre à l'échelle industrielle que par un petit nombre de pays très industrialisés et on retrouve ainsi au niveau de la fourniture du combustible la concentration des moyens et une situation de monopole aux mains de quelques puissances: aujourd'hui et pour encore plusieurs années, tous les réacteurs de puissance à uranium enrichi du monde entier nécessitent un «enrichissement» de l'uranium fait dans les immenses usines - initialement militaires - des gouvernements des Etats-Unis et de l'Union Soviétique. Il est certain que, dans la famille des réacteurs à neutrons thermiques[7], ce sont les réacteurs à eau lourde qui présentent, pour l'économie du cycle du combustible, et de très loin, les meilleures performances combustibles à uranium naturel et très bonne utilisation de la matière fissile permettant d'atteindre des taux de combustion élevés. S'il n'y avait pas eu les impératifs militaires, il est très probable que c'est la filière à uranium naturel et eau lourde qui aurait été développée sur le plan industriel pour la production d'électricité. C'est d'ailleurs la voie qui avait été tracée par les premières équipes scientifiques et qui a été poursuivie par le Canada seul (filière CANDU). Ce type de réacteur nécessite tout de même de complexes et coûteuses usines de production d'eau lourde, ce qui explique en partie le choix fait par certains pays de l'alternative uranium naturel, graphite, gaz, qui est le type de réacteurs le plus simple. Cependant, des informations récentes (voir encart n°1) peuvent remettre en cause l'avenir de la filière CANDU. 3. Voir Gazette N°7.. 4. Du même type que Phénix. 5. Sic! 6. Rappelons que pour l'alimentation en énergie électrique de l'usine française d'enrichissement d'EURODIF, il a fallu construire 4 tranches de 900 MWe, ce qui équivaut à la puissance installée en France aux environs de 1950. 7. C'est-à-dire, faisant appel à un modérateur: graphite, l'eau lourde, l'eau ordinaire. 8. Réacteur d'expérimentation, non producteur d'électricité. p.2
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Quelques scientifiques français
et des équipes anglaises ont participé à la «course
à la bombe», mais les Américains ont gardé leurs
secrets et leurs acquis et les deux puissances européennes se sont
lancées dès la fin de la guerre dans des programmes permettant
au plus vite l'acquisition de l'arme nucléaire. Le voie choisie
est la plus simple: fabriquer du plutonium dans des réacteurs à
uranium naturel, graphite, gaz («magnox» en Grande Bretagne,
«graphite, gaz» en France) qui n'utilise que des matières
premières relativement simples à obtenir (uranium naturel,
graphite, gaz carbonique) et permettent un déchargement rapide à
de faibles taux de combustion fournissant le plutonium 239 pratiquement
pur, idéal pour l'explosif militaire. Les Anglais font exploser
leur première bombe en 1952 et les Français en 1960. La bombe
chinoise de 1964 ne modifiera pas les données du problème
parce qu'elle fut considérée comme un «cas particulier».
Par contre, l'explosion indienne de 1974, alors que l'on croyait bien clos
le «Club atomique» a stupéfié le monde. Et pourtant
l'on savait que l'Inde, qui avait construit par ses propres moyens une
petite installation de retraitement, disposait d'un petit réacteur
d'origine canadienne à eau lourde (Cirus, 40 MW) qui n'était
sous contrôle d'utilisation pacifique que pour autant que ses combustibles
étaient fournis par les Canadiens. Or l'Inde s'était dotée
des moyens de fabriquer les combustibles. L'habileté indienne de
présenter cette explosion comme purement «pacifique»
n'a trompé personne et c'est à partir de cette date qu'à
nouveau les risques de prolifération ont pesé sur le développement
de l'industrie nucléaire civile[9].
L'atome et la paix Dès l'origine, le gouvernement américain
a couvert toute activité nucléaire du sceau du secret. En
1954, la première centrale nucléaire de taille industrielle
est mise en service en Union Soviétique. Le secret devient alors
une entrave à la conquête d'un marché nucléaire
civil et, probablement sous la pression des firmes qui ont acquis un formidable
potentiel par les fournitures militaires, le gouvernement américain
lève l'embargo en 1954. En 1955, se tient la première conférence
de Genève sur les applications pacifiques de l'énergie atomique.
Pour la première fois depuis le début de la seconde guerre
mondiale, les scientifiques parlent du nucléaire en public et on
est entré dans l'ère industrielle et de la compétition
commerciale[10].
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Entre 1960 et 1970, la période est incertaine, mais pleine d'espoir pour les promoteurs de l'industrie nucléaire. En 1964, les Anglais abandonnent la filière magnox au profit de l'AGR (Advanced Gaz Cooled Reactor) à graphite et uranium enrichi. Les Français poursuivent la commande de réacteurs «graphite-gaz» jusqu'en 1966. Les Allemands choisissent les «filières américaines» et un accord entre la firme allemande AEG et la General Electric américaine lance en 1962 la construction d'un réacteur à eau bouillante et uranium enrichi de 250 MWe. Des pays européens sans programme nucléaire militaire, l'Italie est celui qui se lance le plus tôt dans la construction de centrales nucléaires en choisissant la plus grande diversité et hors du cadre de l'Europe des Six. En 1958, 1959 et 1961 sont lancées les constructions de Latina (magnox, avec les Anglais), Garigliano (BWR, avec General Electric), Trino Vercellese (PWR, avec Westinghouse). Les firmes américaines lancent leur offensive mondiale en s'appuyant sur les clients européens qui, déjà inquiets vis-àvis du pétrole depuis la crise de Suez (1956) veulent bien «essuyer les plâtres». A partir de 1963, les 2 constructeurs américains (Westinghouse et General Electric) pratiquent des prix de dumping pour des propositions «clef en main» de centrales à uranium enrichi-eau ordinaire[11]. Tableau 1
10. Pour certains scientifiques, le nucléaire civil est sans doute considéré plus ou moins consciemment comme une rédemption des bombes d'Hiroshima et Nagasaki. 11. Notons que le coût réel de l'enrichissement n'est pas connu, car les usines sont des usines militaires, ainsi que le coût du retraitement et du stockage. De même le démantèlement n'est pas chiffré car on ne connaît de toutes façons pas sa faisabilité. Du succès des firmes américaines à la crise pétrolière Ainsi, dès 1965, les succès des
firmes américaines s'affirment sur le marché intérieur
des Etats-Unis et sur le plan ntondial. Aux Etats-Unis les commandes de
réacteurs PWR et BWR s'accentuent, avec un net avantage pour la
filière PWR (construite également par Babcock et Wilcox et
Combustion Engineering). Les commandes atteignent un maximum en 1973 avec
le chiffre record de 51.500 MWe. Mais, dès 1974, le niveau des commandes
diminue tandis que les annulations atteignent, en 1975, un niveau de 10.700
MWe. Nous examinerons au chapitre suivant les raisons de ce déclin.
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Commandes de centrales nucléaires aux Etats-Unis
PWR: réacteurs à eau pressurisée (Westinghouse) BWR: réacteurs à eau bouillante (General Electric) En Europe, le revirement le plus spectaculaire
est celui de la France[12]: le maintien à bas prix du pétrole
empêche le développement du nucléaire et conduit à
la décision d'abandonner la filière «graphite-gaz»
au profit de la filière à eau ordinaire, l'argument essentiel
étant «qu'il faut bien faire comme tout le monde» et
que la seule façon d'avoir quelques chances à l'exportation
est de se placer sur le marché mondial des réacteurs à
eau ordinaire et uranium enrichi. Un premier programme étalé
sur 5 ans est lancé en 1970 portant sur la construction de 8.000
MWe de centrales PWR sous licence Westinghouse. La filière BWR,
un moment envisagée, est ensuite abandonnée.
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Par rapport aux autres pays européens, l'Italie a nettement ralenti son effort: après les 3 centrales en fonctionnement que nous avons citées, 1 seule unité est en construction depuis 1970, la centrale BWR de Caorso (860 MWe, General Electric). En 1975, le plan énergétique du gouvernement italien prévoyait la construction d'une vingtaine de centrales nucléaires d'ici 1985. Rien n'a été lancé et à l'automne 1977, ce programme a été ramené à 12.000 MWe. Mais la puissance des centrales à installer, les filières choisies (BWR, Candu) et les modalités de financement restent très imprécises. L'opposition populaire lors du choix des sites et les problèmes financiers rendent la réalisation de ce programme encore problématique. La Grande Bretagne n'a pas suivi la voie des autres pays industrialisés et n'a pas choisi de construire des réacteurs à eau ordinaire. La construction des réacteurs AGR lancés en 1965 se poursuit mais avec plusieurs années de retard. Le choix a porté en 1972 sur les réacteurs à eau lourde dont l'Angleterre possède un prototype (SGHWR), mais il ne s'est pas concrétisé par la construction de réacteurs. Depuis 1970, aucune commande de réacteur de puissance n'a été passée en Grande-Bretagne. La conjonction de la crise économique, d'une sur-capacité de production d'électricité et de l'exploitation pétrolière en mer du Nord fait que l'effort nucléaire britannique a été considérablement ralenti. En dehors de l'Europe, mais dans la sphère des pays industrialisés capitalistes, le Japon a lui aussi choisi la voie «américaine» avec une accélération lors de la crise du pétrole: 12 unités sont en fonctionnement (6.600 MWe), dont 6 BWR General Electric et 5 PWR Westinghouse et 12 unités sont en construction (10.700 MWe) dont 7 BWR (GE) et 5 PWR (Westinghouse). En 1974, les prévisions pour 1985 sélevaient à 60.000 MWe installés. Le Canada a poursuivi seul le développement de la filière CANDU (réacteurs à modérateur eau lourde). A la fin de 1977 la puissance installée des centrales de Pickering et de Gentilly est 4.200 MWe. Le programme actuel vise une puissance installée de 15.000 MWe en 1985 et prévoit pour les années 90 le développement d'une seconde génération de réacteurs CANDU qui utiliseraient le thorium (production d'Uranium 233 et non de plutonium comme matériau fissile). Mais... voir encart n°1. Pour l'ensemble du monde à économie capitaliste, hors Etats-Unis, le bilan des commandes s'établit, à la fin de 1977, de la façon suivante: Commandes de centrales nucléaires, Economies capitalistes hors USA
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Ce dernier tableau montre bien
l'élimination progressive au niveau mondial des filières
«diverses» (graphite et eau lourde) au profit des réacteurs
à eau ordinaire et uranium enrichi. Le pic des commandes de 1974
et 1975 correspond à la réponse des économies des
pays occidentaux industrialisés au quadruplement du prix du pétrole.
Les chifftes beaucoup moins importants de 1976 et 1977 illustrent les difficultés
de tous ordres auxquelles se heurte le développement du nucléaire,
que nous allons examiner dans le chapitre suivant.
Au début des années 70, les réacteurs à haute température (HTR)[14] sont apparus comme un concurrent sérieux et un successeur possible à la technologie des réacteurs à eau. Ces réacteurs permettent d'atteindre des températures élevées (900°C contre 300°C dans un réacteur à eau) et peuvent produire soit de l'électricité, soit de la chaleur industrielle. Développée en Europe (un prototype en Angleterre et un en Allemagne, des recherches aussi en France), cette technologie a été «récupérée» par la filiale nucléaire de la Gulf Oil[15] qui s'est lancée dans la commercialisation de grandes centrales. Mais les difficultés et les retards du démarrage du prototype de Fort Saint Vrain (300 MWe) aux Etats-Unis et la méfiance grandissante vis-à-vis du nucléaire n'ont pas permis la percée escomptée: aucune centrale de ce type n'est actuellement en construction aux Eats-Unis. Un prototype de 300 MWe est en construction en Allemagne de l'Ouest et des études se poursuivent en France, sans grand enthousiasme de la part des autorités, bien que ce type de réacteur soit envisagé pour la production d'hydrogène et surtout la gazéification du charbon. L'accord de coopération entre l'Allemagne de l'Ouest et les Etats-Unis a été étendu en octobre 1977 à la France et à la Suisse. En conclusion de ce paragraphe et pour le résumer très brièvement, on voit que fin 1977 221.000 MWe ont été commandés aux Etats-Unis et 184.500 MWe dans le reste du monde capitaliste, la très forte prépondérance des centrales BWR et surtout PWR illustre la suprématie des firmes américaines. A l'est un nucléaire ambitieux mais lent L'URSS est une puissance nucléaire militaire
qui s'est dotée de l'ensemble de la panoplie industrielle permettant
également l'utilisation civile de l'énergie nucléaire
enrichissement, réacteurs, retraitement. Ses ressources en uranium
naturel sont très importantes mais l'URSS ne cherche pas pour l'instant
à exporter de l'uranium ou des technologies nucléaires hors
de sa sphère d'influence directe, exception faite de la brèche
qu'elle a opérée dans le monopole américain des services
d'enrichissement. L'effort nucléaire civil de l'URSS est caractérisé
par son rythme lent (27 unités en fonctionnement fin 77 pour 8.000
MWe installés) et la diversité des tailles et des filières.
Des techniques, telles que le réacteur à uranium enrichi
modéré au graphite, refroidi à l'eau ordinaire bouillante
sont utilisées, à côté de la filière
à uranium enrichi et eau ordinaire de type PWR et d'un programme
de surrégénérateurs (voir troisième chapitre).
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Pour clore ce survol de l'évolution des programmes nucléaires mondiaux, nous donnons dans le tableau suivant les centrales et prototypes fonctionnant dans le monde à la fin de 1977:
Sur ces 215 unités, 41 sont graphite-gaz
et AGR (Grande-Bretagne et France),
12. Pour les lecteurs curieux, nous recommandons vivement la lecture du livre de Ph. Simonnot, publié aux Presses Universitaires de Grenoble «Les Nucléocrates». 13. À l'intérieur d'EDF, certaines mauvaises langues disent que les Services Commerciaux de Westinghouse sont beaucoup plus doués que leurs Services Techniques, puisqu'ils ont réussi à placer des dizaines d'exemplaires d'un «machin» qui est loin d'être au point. 14. Modérateur: graphite - caloporteur: héhum - combustible: uranium très enrichi (93%) et thorium enrobés dans du graphite. L'absence de gaine métallique permet d'atteindre des temperatures élevées. 15. Société pétrolière. 16. Ce qui donne peu de recul pour juger de la finalité des installations 17. Notons que le programme initial du Brésil pourrait fort bien être revu en baisse. La tranche Angra 3 est remise en cause. Angra 2 a deux ans de retard... 18. Les récents événements en Iran pourraient fort bien avoir des retombées sur le programme nucléaire; en effet les milieux religieux et la gauche y sont hostiles. p.5
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