Dossier GSIEN - Nucléaire militaireNucléaire et Climat : L’humanité est confrontée à deux menaces existentiellesTraduit par les lecteurs du site Les-Crises |
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[Extraits]
Nous vivons une époque dangereuse et déconcertante. L’humanité est confrontée à deux menaces existentielles qui pourraient mettre fin à la civilisation telle que nous la connaissons — ainsi qu’à toute autre forme de vie sur Terre. Pourtant, dans le cas du réchauffement de la planète et des armes nucléaires, la coopération internationale fait cruellement défaut. Pire encore, en ce qui concerne les armes nucléaires, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la tendance est à la banalisation de l’idée d’une guerre nucléaire. En fait, comme l’affirme Noam Chomsky dans cet entretien en exclusivité avec_Truthout, la dénégation de la réalité de la menace d’annihilation nucléaire a atteint des niveaux très dangereux et « les instruments visant à réduire la menace de guerre finale sont jetés aux orties ». Pourtant, il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi.
« La vie humaine est encore présente, souligne Chomsky. Les moyens de protéger l’humanité de la menace existentielle que constituent les armes nucléaires sont réalistes. »
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C.J. Polychroniou : Noam, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a engendré plusieurs conséquences inattendues et imprévues. L’une d’elles, dont on ne débat pas autant qu’il le faudrait, est que l’utilisation des arsenaux nucléaires, certes avec des performances plus faibles, est presque banalisée. En effet, au cours de cette guerre, nous avons entendu plusieurs scénarios expliquant comment la Russie pourrait utiliser des armes nucléaires et, dans les premiers jours de l’invasion, le président russe Vladimir Poutine a même donné l’ordre de placer les forces nucléaires de son pays en état d’alerte maximale. Et le mois dernier, il a déclaré que la Russie utiliserait des armes nucléaires pour défendre sa souveraineté, soulignant que « l’ère du monde unipolaire » avait pris fin. D’un autre côté, des personnes comme Francis Fukuyama affirment que la possibilité d’une guerre nucléaire « n’est pas quelque chose dont on devrait s’inquiéter », parce qu’il y a de multiples possibilités de s’arrêter avant d’en arriver là. Comment en sommes-nous arrivés à une telle attitude de nonchalance vis-à-vis des armes nucléaires ?
Noam Chomsky :_Avant d’aborder les questions importantes soulevées, nous devons garder fermement à l’esprit une préoccupation impérieuse : les grandes puissances trouveront un moyen de coopérer pour résoudre les problèmes critiques d’aujourd’hui, sinon le naufrage de la société humaine sera si extrême que plus personne ne s’en souciera. Tout le reste devient caduc quand on reconnaît ce fait fondamental concernant le monde contemporain, qui est vraisemblablement la dernière étape de l’histoire de l’humanité. On ne saurait le répéter trop souvent ou trop fermement.
Dans le_Toronto Star, la journaliste et analyste politique chevronnée Linda McQuaig a écrit qu’elle venait d’entendre « ce qui m’a paru être probablement la remarque la plus stupide jamais prononcée à la télévision. Et je sais que la barre est haute ».
McQuaig faisait référence au « célèbre politologue américain Francis Fukuyama » et à son commentaire que vous venez de citer. Pour le dire simplement, « il n’y a pas lieu de s’inquiéter au sujet de la guerre nucléaire. Croyez-moi sur parole. »
Pour défendre la « remarque probablement la plus stupide jamais prononcée à la télévision », nous pourrions faire valoir qu’elle est non seulement utilisée de façon courante, mais qu’elle est en fait implicite dans la politique officielle des États-Unis. En avril dernier, le secrétaire à la défense Lloyd Austin a déclaré que l’objectif de Washington en Ukraine était « de voir la Russie affaiblie au point qu’elle ne puisse plus faire le genre de choses qu’elle a faites en envahissant l’Ukraine ». Il a été admonesté par le président, mais « les responsables ont reconnu que c’était effectivement la stratégie à long terme, même si Biden ne voulait pas provoquer publiquement Poutine pour le pousser à une escalade ».
La stratégie à long terme consiste donc à poursuivre la guerre afin d’affaiblir la Russie, et ce à un degré considérablement plus radical que le traitement infligé à l’Allemagne à Versailles il y a un siècle, lequel n’a pas atteint l’objectif proclamé.
La stratégie à long terme a été réaffirmée avec suffisamment de clarté lors du récent sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), qui a abouti à un nouveau « concept stratégique » reposant sur un principe fondamental : pas de diplomatie en ce qui concerne l’Ukraine, mais simplement la guerre pour « affaiblir la Russie ».
Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour comprendre que cela se rapproche de ce qui pourrait être la remarque la plus stupide jamais formulée. L’hypothèse tacite est que, pendant que les États-Unis et leurs alliés s’emploient à affaiblir suffisamment la Russie, les dirigeants russes se tiendront tranquilles, s’abstenant de recourir aux armes de pointe dont nous savons tous que la Russie dispose.
Peut-être, mais c’est un sacré pari, non seulement pour le sort des Ukrainiens, mais aussi pour bien d’autres.
Pour défendre davantage cette folie colossale, nous pourrions ajouter que c’est le bon sens qui prévaut. Il est communément admis que nous pouvons ignorer le bilan choquant des 75 dernières années, lequel démontre avec une clarté magistrale que c’est un quasi-miracle que nous ayons échappé à la guerre nucléaire — une guerre qui sera finale si de grandes puissances sont impliquées.
Les exemples sont légion. Pour n’en citer qu’un, certaines des études les plus minutieuses et les plus sophistiquées concernant l’opinion publique et les grandes questions sont menées par le programme de communication sur le changement climatique de l’université de Yale. Bien que le climat soit le principal objet de leurs préoccupations, les études ont une portée beaucoup plus large.
L’étude la plus récente, qui vient d’être publiée, pose 29 grandes questions d’actualité et demande aux sujets de les classer en fonction de leur importance dans la perspective des élections de novembre prochain. La guerre nucléaire n’est pas mentionnée. La menace est grave et croissante, et il est facile d’élaborer des scénarios des plus plausibles qui conduiraient à une escalade menant tout droit à la destruction finale. Mais nos dirigeants et nos « célèbres politologues » nous assurent, que ce soit explicitement ou implicitement : « Inutile de vous inquiéter, croyez-nous sur parole. »
Ce qui est exclu de l’étude est assez terrifiant. Ce qui y est inclus l’est à peine moins. « Sur les 29 questions que nous avons posées, rapportent les directeurs du sondage, les électeurs inscrits ont globalement indiqué que le réchauffement climatique était la 24e question la plus importante en matière d’enjeu électoral. »
Ce n’est que la question la plus importante qui se soit jamais posée dans l’histoire de l’humanité, au même titre que la guerre nucléaire.
Si on y regarde de plus près, les choses sont encore pires. Les Républicains pourraient bien remporter le Congrès dans quelques mois. Leurs dirigeants ne cachent pas leur intention de trouver des moyens de s’accrocher de façon quasi permanente au pouvoir politique, sans tenir aucun compte de la volonté populaire, et ils pourraient y parvenir avec l’aide de la Cour suprême ultra-réactionnaire. Le parti — l’appeler ainsi est lui faire honneur — a été 100 % négationniste concernant le réchauffement climatique depuis qu’il a cédé à la charge du conglomérat Koch en 2009, et ses dirigeants ont entraîné la base électorale. Dans l’étude de Yale, les Républicains modérés ont placé le réchauffement climatique en 28e position sur les 29 options proposées. Les autres l’ont classé 29e.
Les deux questions les plus importantes de l’histoire de l’humanité, littéralement des questions de survie, pourraient bientôt ne plus être à l’ordre du jour dans l’État le plus puissant de l’histoire de l’humanité, perpétuant ainsi la funeste expérience des quatre années Trump.
Pas totalement exclues, bien sûr. Il existe des voix raisonnables, dont certaines jouissent d’un prestige et d’une expérience considérables. Il y a dix ans, quatre d’entre eux — William Perry, Henry Kissinger, George Shultz et Sam Nunn — ont rédigé une tribune pour le_Wall Street Journal_appelant à « infléchir la dépendance du monde vis-à-vis des armes nucléaires, à empêcher leur prolifération dans des mains potentiellement dangereuses et, finalement, à les éliminer comme source de menace pour le monde ».
Mais ils ne sont pas isolés. Le mois dernier (21-23 juin), les États signataires du Traité de 2017 sur l’interdiction des armes nucléaires (TPNW) se sont réunis pour la première fois. Invoquant une « rhétorique nucléaire de plus en plus véhémente », ils ont publié la déclaration de Vienne, qui condamne toute tentative d’utilisation d’armes nucléaires comme étant une violation du droit international, notamment de la Charte des Nations unies. La déclaration exige « qu’en aucune circonstance, les États dotés d’armes nucléaires ne devront utiliser, ou menacer d’utiliser des armes nucléaires, c’est valable pour tous ces États, sans aucune exception ».
Les États nucléarisés ont refusé d’adhérer au traité, mais cela peut changer sous la pression populaire, comme nous l’avons souvent vu auparavant.
Rester des observateurs passifs, satisfaits d’être de simples instruments entre les mains des puissants n’est pas une nécessité. Il s’agit bien d’un choix, et non d’une fatalité.
En août, aura lieu la 10e conférence de révision du traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Elle pourrait être l’occasion pour une opinion publique bien structurée d’exiger une adhésion à ses principes, qui appellent à des engagements « de bonne foi » pour éliminer le fléau des armes nucléaires de la Terre et, ce faisant, pour réduire fortement les énormes menaces qu’elles représentent.
Voilà qui ne se produira pas si les deux questions les plus importantes de l’histoire de l’humanité sont évacuées, l’une presque complètement tandis que l’autre ne suscite qu’une fraction de l’intérêt qu’elle requiert si l’on veut que le monde soit vivable.
Article complet : les-crises.fr - En anglais : truthout.org
Commentaire GSIEN avec Abraham Béhar : la 10ème conférence d'examen des parties au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) s’est tenue du 1er au 26 août 2022. Pour la première fois, à la suite du veto russe, il n’y a pas de révision du traité, de fait le TNP est caduc ! Cela veut dire qu’il n’y a plus de frein international à la prolifération atomique, la porte est ouverte à une nouvelle course aux armements de ce type, avec priorité aux armes dites tactiques.
Tout se passe comme si la guerre en Ukraine avait levé toutes les inhibitions et précipité la fin de la longue agonie du TNP depuis 2014.
Début 2021, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) est entré en vigueur : « à la date du 22 septembre 2022, 91 États ont signé et 68 États ont ratifié ce traité » [ican France]. Bien évidemment, les pays possédant l’arme atomique ne l’ont pas signé...
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