LA DÉFENSE LOCALE
Durant ces dernières années, des luttes de défense locales à Braud-Saint-Louis, Flamanville, Malville, Plogoff, Le Pélerin, etc.[5], ont montré que des communautés directement concernées par le nucléaire engageaient un combat. Dans le discours des militants, ces luttes sont perçues comme le lieu où doit s'enraciner le mouvement antinucléaire, car elles donnent une base au mouvement dans la mesure où les gens sont directement touchés, où ils ne se battent pas d'abord pour des «idées». Ce serait à partir de cette défense locale contre un envahisseur gigantesque que pourrait s'opérer un passage aux thèmes culturels et critiques généraux du mouvement. De même que les premières grèves ouvrières ont lié une revendication et une défense dans l'atelier ou l'entreprise aux grands thèmes d'un projet socialiste, la lutte de la population directement concernée à Malville ou à Flamanville s'enrichirait d'une conscience antinucléaire et écologique. C'est le problème des risques et plus généralement le sentiment de peur, omniprésents dans la lutte locale, qui permettraient cette montée vers une mobilisation générale et vers une lutte contre la logique technocratique de l'«État EDF»[6]. Un examen minutieux nous montre que le processus d'élargissement et d'enrichissement de la lutte locale par la revendication générale antinucléaire s'effectue mal. Lors de l'implantation d'une centrale nucléaire, une communauté, le plus souvent rurale, est confrontée au choc d'un établissement industriel qui bouleverse une culture et une sociabilité. La centrale nucléaire est d'abord perçue comme un grand chantier qui envahit et transforme un village avec les travailleurs immigrés, les employés de l'EDF... Le nucléaire est aussi associé aux dangers et il est vrai que l'ombre d'Hiroshima pèse sur la centrale. Les tracts, les discours, les réunions sont surtout axés sur les dangers mortels encourus par l'environnement naturel et la population. Le plus souvent, ces thèmes-là sont apportés et défendus par des militants extérieurs à la communauté directement concernée. Sur place, le problème de la prise de terres prend une grande importance ainsi que les nuisances qui gênent les activités agricoles. Ces relais paraissent mal se mettre en place lorsque les centrales sont construites dans les régions déjà fortement industrialisées comme l'usine de Gravelines dans le Nord; la centrale est alors perçue comme un établissement industriel parmi d'autres. Le plus souvent, la communauté locale n'a pas l'initiative de la lutte et il semble que celle-ci surgisse toujours dans la rencontre entre des défenses locales précises et des thèmes apportés par des militants écologiques extérieurs. Ce sont ces militants qui viennent apporter la flamme de la lutte auprès d'une population qui se sent écrasée par la force de l'adversaire qui associe l'EDF, l'administration et... la police. Les notables locaux sont dépassés; les plus «dynamiques» d'entre eux s'efforcent simplement d'obtenir des conditions financièrement favorables. Mais bien souvent, la rencontre se fait mal entre militants extérieurs et locaux; les «cheveux longs» et les «drapeaux rouges» effraient une population locale pourtant inquiétée par l'installation de la centrale. La distance entre les idées antinucléaires générales et la défense locale contre le dérangement industriel et la prise de terres est considérable. Il n'est pas exclu que, dans bien des cas, le discours antinucléaire soit simplement le relais extérieur, la caution idéologique d'une défense locale qui vise un simple déplacement du projet d'implantation ou un prix plus favorable pour les terres... Dans ces conditions, l'action, impulsée par des militants venus de l'extérieur ou par quelques enseignants locaux, reste le plus souvent limitée. Elle est plus une réaction à une mutation industrielle imposée et un mouvement de pression que la base d'une lutte antinucléaire. (suite)
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Le contact entre les militants locaux et ceux qui viennent de l¹extérieur, des grandes villes voisines, est une chose rare et fragile. Parfois, même la violence policière a plus séparé les deux logiques d'action qu'elle ne les a réunies. «Laisser l'initiative aux locaux» paraît être le mot d'ordre qui s'impose. Mais alors, les luttes ne peuvent se développer que dans les régions en grand changement économique et où la centrale apparaît comme essentiellement destructrice et se heurte à une communauté active qui, comme au Cap Gris Nez, n'a guère besoin des écologistes. Dans les cas les plus nombreux, la montée des revendications locales vers les thèmes antinucléaires s'opère mal. Tout ceci ne veut pas dire qu'il n'y aura pas de luttes locales contre les centrales nucléaires. Les mobilisations en Bretagne démontrent largement le contraire. Mais ces luttes ne seront pas le coeur d'un mouvement antinucléaire, dans le sens où l'atelier par exemple fut le coeur du mouvement ouvrier, c'est-à-dire le lieu où se rencontrent les revendications quotidiennes contre l'exploitation et les idées socialistes. Un bilan de l'implantation des centrales montre avec netteté que les luttes sont loin de se développer dans chaque cas et, surtout, que les thèmes antinucléaires sont comme «projetés» par des militants extérieurs sur une défense communautaire. La défense communautaire peut prendre une forme particulière lorsqu'elle s'enracine dans une aspiration à l'autonomie et à la démocratie locale. Le mouvement écologique alsacien illustre assez bien ce type de mobilisation; ici, non seulement l'électronucléaire porte des dangers et prend des terres, mais il est le symbole de la destruction d'un monde. Le nucléaire est la pointe visible de ce mouvement qui bétonne l'espace, transforme les rivières en égouts, détruit les rapports des hommes à la nature. Ceci va bien au-delà de la défense locale car c¹est d'une image de l'homme, d'une éthique dont il est question. Dans ce cas, le mouvement s'enracine dans des convictions religieuses et un fort sentiment d'appartenance régionale. Ce mouvement se veut pragmatique, il fait pression sur les notables sans se substituer à eux et, dans des régions dominées par la droite, il utilise toutes les possibilités d'expression électorale. A l'image de la démocratie locale suisse, si proche, le mouvement veut instaurer une démocratie locale et renforcer une identité communautaire. Les problèmes politiques nationaux sont volontairement absents, l'action est pratique et locale, «sans idéologie». En Alsace, le mouvement écologique déborde largement les conflits que peut dessiner le nucléaire et le mouvement dans la période récente est beaucoup plus mal à l'aise avec «l'affaire de Fessenheim», qui lui coûte plutôt des sympathies, qu'avec les combats pour la défense de l'environnement qui concernent l'ensemble de la population en dehors de l'image d'un conflit social central. Aujourd'hui, le mouvement antinucléaire ne semble pas en mesure de développer un conflit général à partir de l'addition de luttes locales car celles-ci sont trop éloignées des thèmes critiques généraux du mouvement. On voit mal comment elles pourraient échapper à une logique purement défensive. Il semble difficile de dépasser la contradiction qui se creuse entre un programme électronucléaire qui se décide à l'échelle nationale et qui engage l'avenir de l'ensemble de la société, et des luttes contre les effets locaux de l'implantation des centrales. L'ampleur du programme électronucléaire appelle un acteur qui mobilise de plus larges couches de la population et si l'autonomie des luttes sociales contribue au succès de la lutte sur place, elle peut être un obstacle à un conflit plus général. p.11
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LES LUTTES SYNDICALES
Il arrive souvent au mouvement antinucléaire d'exprimer son désir de construire une lutte à partir des combats menés par les travailleurs de l'industrie nucléaire. Depuis quelques années, principalement à la CFDT et dans les usines de La Hague et de Marcoule, se sont développées des mouvements syndicaux qui reprennent parfois des thèmes antinucléaires. Ici, la confiance absolue dans la valeur et la légitimité de l'outil de travail a paru s'effriter. Les travailleurs du nucléaire peuvent-ils mener la lutte antinucléaire et être au coeur de ce combat? Comment se lient la lutte syndicale et la critique antinucléaire? Les écologistes et de nombreux militants de la CFDT se rencontrent dans un climat commun. La crise du progrès et des valeurs industrielles les embrasse tous. Les idées de démocratie décentralisée, de contrôle du travail el des outils, les thèmes de l'autogestion, construisent une sensibilité commune. Écologistes et syndicalistes partagent les valeurs et les aspirations liées à une nouvelle utopie et un commun refus de l'appauvrissement culturel de la société de masse et de l'excessive division du travail. Plus que d'un danger mortel, le nucléaire est ici le symbole de nouvelles formes de contrôle social, d'une répression, d'un avenir fermé aux hommes par la logique des outils incontrôlables. Depuis longtemps, la CFDT s'efforce d'élargir le champ de ses revendications hors des murs de l'atelier, elle veut que la lutte syndicale concerne d'autres domaines de la vie sociale, elle souhaite lier les luttes de la production à celles de la consommation et de la vie quotidienne afin de retrouver une unité de l'acteur. Pour bien des militants syndicaux, le discours écologique est le «supplément d'âme» qui empêche le syndicalisme d'être entraîné par des pesanteurs strictement revendicatives, il rejoint ainsi, «par le haut», les objectifs les plus larges mais aussi les plus flous de la CFDT. Écologistes et syndicalistes de la CFDT partagent la critique de la croissance qui n'a pas atténué les inégalités, au contraire; le progrès est mort et le développement des forces productives n'est plus cette force qui porterait un avenir radieux si elle n'était détournée de cet objectif par le capitalisme. Ainsi, ce qui attire les écologistes vers la CFDT, les éloigne profondément de la CGT où là, les visions du monde s'excluent totalement, où les images de l'organisation et de la politique sont parfaitement contradictoires. La CGT adhère aux valeurs industrielles que les écologistes rejettent profondément. En deçà des orientations générales et plus près de la lutte dans l'entreprise, le discours antinucléaire rencontre l'expérience ouvrière quotidienne des «dégâts du progrès»[7]. La technologie nucléaire accentue le contrôle et la discipline, aucune erreur n'est acceptable et le poids de la maîtrise augmente; on ne sait pas si les barbelés qui entourent les usines sont là pour la protéger ou pour empêcher les travailleurs de sortir en cas d'incidents. Le discours général sur les risques du nucléaire trouve un certain écho chez des travailleurs confrontés à des risques professionnels importants. C'est d'ailleurs sur cette question des risques et des dangers écologiques du nucléaire qu'une rencontre a eu lieu entre les écologistes et les grévistes de La Hague en 1976. La grève était dirigée contre la filialisation de l'usine de La Hague qui passait du régime du CEA à celui de la COGEMA et aussi contre l'augmentation des normes de rejets en mer; par ce biais-là, les travailleurs se sont fait des alliés chez les écologistes normands. (suite)
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Mais la liaison des syndicalistes et des écologistes est-elle aussi solide que le laisse prévoir la force d'une sensibilité et d'une critique culturelle communes? Dans les années 1973-74, le monde de la production nucléaire a subi le choc de l'entrée dans un mode de production industrielle. Auparavant, l'industrie nucléaire était dominée par des logiques de recherche et des objectifs de défense nationale, ce qui lui donnait une double légitimité et tenait ce secteur en dehors des exigences de la rentabilité. Le CEA apparaissait alors comme un organisme scientifique privilégié qui incarnait la rédemption de l'atome et jouissait d'un prestige important; les travailleurs se sentaient protégés et s'identifiaient à cette institution. Dans cette logique administrative et scientifique pouvait se développer un large contrôle des ouvriers sur leur travail, une vie d'équipe plus autonome. A La Hague par exemple, les travailleurs se sentaient bien dans une usine qu'ils avaient mise en route, qu¹ils connaissaient et qui leur procurait un statut et un prestige professionnel. Durant cette période, de l'avis même des travailleurs, les idées antinucléaires étaient rejetées avec force. La production de matériel militaire s'appuyait sur un large consensus national, la gauche restant dans une opposition discrète. De façon moins accentuée, l'EDF paraît avoir subi une évolution voisine; l'image du grand constructeur de barrages, du service public qui apportait l'électricité dans tous les coins du territoire s'estompe derrière celle, beaucoup plus négative, du constructeur de centrales rejetées par un large courant d'opinion, du constructeur qui s'abrite derrière la violence des CRS. C'est un univers qui s'effondre lorsque La Hague et Marcoule sont prises en charge par la COGEMA et que les travailleurs entrent dans le monde industriel de la concurrence internationale, de la rentabilité, de l'organisation industrielle du travail, de l'augmentation des taux de retraitement... Une légitimité et un prestige s'effritent. Mais la lutte engagée alors, comme le disent avec netteté tous les militants, n'est pas totalement antinucléaire, elle s'oppose aux effets de l'industrialisation du nucléaire. Et ceci sépare profondément les écologistes et les syndicalistes qu'une commune sensibilité avait rapprochés. Si la CFDT est extrêmement critique à l'égard du programme électronucléaire français, elle ne se reconnaît aucunement dans un rejet de principe de l'industrie nucléaire. Ainsi, les rapports des écologistes et des syndicalistes vont, de façon permanente, de la fusion dans une expérience culturelle commune à la séparation parce que le fond de la revendication syndicale ne peut viser à détruire l'outil de travail. Le rapprochement peut être renforcé dans la mesure où les écologistes popularisent les luttes ouvrières et où les syndicats apportent une garantie de sérieux et de crédibilité au discours sur les risques du nucléaire. La CFDT apparaît comme un monde intermédiaire, les thèmes antinucléaires ont du succès au sommet de l'organisation, mais beaucoup moins à la base. L'ensemble des travailleurs envisage mal de lutter pour la disparition de l'outil de travail. Les militants paraissent se répartir sur un éventail qui irait de la stricte position syndicale pour laquelle le nucléaire n'est pas plus dangereux pour les travailleurs que la chimie, à ceux qui remettent en cause le développement industriel et qui, à terme, envisagent de quitter les entreprises nucléaires. Il est bien évident que l'avenir de la liaison entre les syndicalistes et les écologistes se joue chez ceux qui sont à la fois engagés dans une action revendicative et qui s'efforcent aussi de rejoindre la critique écologique. Mais ceci peut-il se faire sans l'image d'un adversaire social et la construction d'un projet? p.12
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Du côté du mouvement
antinucléaire, on est très loin d'un accord total sur la
nécessité de s'allier avec le mouvement syndical et les militants
sont partagés. Nombreux sont ceux qui pensent que le mouvement antinucléaire
n'a pas d'avenir en dehors d'une liaison avec les travailleurs, soit parce
qu'ils sont déjà syndicalistes, soit parce que liés
aux organisations politiques pour lesquelles le combat antinucléaire
n'a véritablement de sens que s'il est nettement anticapitaliste.
Plus rares sont ceux qui pensent que le mouvement antinucléaire
désigne un nouvel adversaire social, la technocratie, qu¹il
met à nu de nouvelles formes de domination par le savoir et la connaissance
et que, pour éviter une évolution catastrophique, il faut
que la gauche et les syndicats prennent en charge ces problèmes.
Pour d'autres encore, le mouvement antinucléaire doit sortir du
ghetto de la contre-culture et des classes moyennes pour s'ouvrir au peuple
et se lier aux revendications égalitaires et démocratiques.
Mais ce courant populiste qui porte vers la gauche et les syndicats est contrecarré et se déchire devant la force d'un discours strictement écologique, anti-productiviste, anti-industriel et pour lequel le problème social dominant est en réalité celui de la défense de la nature. Alors l'image des conflits de classes est secondaire car les travailleurs, comme les capitalistes, participent à la destruction et à l'exploitation de la nature; ils sont les acteurs centraux de la logique industrielle et productiviste qu'il faut abattre. A ce titre, les travailleurs sont des adversaires et il ne faut pas craindre d'utiliser leurs luttes essentiellement d'un point de vue antinucléaire ; il faut soutenir les luttes dans la seule mesure où elles freinent le programme électronucléaire, même si les travailleurs ont des objectifs purement revendicatifs qui n'ont rien à voir avec le nucléaire comme tel. Aucune alliance de fond ne peut être recherchée; il ne faut pas compromettre les principes du mouvement dans la négociation avec un acteur syndical ambigu, engagé dans des alliance avec des pronucléaires comme la CGT, et solidaire d'une gauche qui a refusé de dire non au nucléaire. La CFDT est liée au mouvement bien plus comme agent politique au sommet que comme force syndicale de base. Malgré des liens solides et des appels réciproques, rien n'autorise actuellement à écrire qu'une articulation suffisamment forte se construit entre la CFDT et le mouvement antinucléaire pour qu'il soit possible de voir dans les luttes des travailleurs de l'industrie nucléaire le coeur d'un mouvement social antinucléaire. Comme dans le cas des luttes de défense locale, le bilan des luttes syndicales est bien en deçà des espoirs tracés par le discours du mouvement. LA CRITIQUE DÉMOCRATIQUE
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La conscience est vive, dans le mouvement, d'un blocage qui s'exerce d'abord au plan local. Les élus locaux n'ont aucun rôle à jouer dans les décisions d'EDF: lorsque celle-ci retient un site, ils sont à peine consultés et se trouvent soumis non seulement à EDF, mais aussi à des préfets qui, presque toujours, soutiennent énergiquement EDF. Élus et administration semblent figés, intégrés dans des réseaux où ils n'ont aucune prise sur la décision ni même la possibilité de diffuser une information honnête dont souvent ils sont eux-mêmes privés. De même, au plan national, I'image qui prévaut dans le mouvement est celle d'un système parlementaire inefficace, voire ridicule tant ses débats sont sans effet sur la prise de décision[8]. Cette perception du système de représentation débouche sur un appel au renouveau de la vie démocratique: contre le blocage, le secret, la toute-puissance d'EDF et du gouvernement qui la soutient, il faut obtenir des débats publics, organisés autour d'une information qui cesse d'être unilatérale: plus encore, il faut que les populations soient consultées, par exemple sous forme de référendum, qu'elles aient prise sur des décisions qui affecteront leur vie durablement. Cette critique mêle profondément deux significations: d'une part, elle implique pour ceux qui souhaitent la voir déboucher sur des applications immédiates, la reconnaissance d'une relative ouverture de l'État. Elle s'adresse alors à un État libéral, qui n'a rien à voir avec les États argentin ou soviétique et elle risque même, dans les cas extrêmes, d'assimiler ceux qui la défendent au pouvoir giscardien. D'autre part, elle porte en elle une demande d'autogestion, c'est-à-dire un appel à plus de participation de la base au changement social. LES ÉLECTIONS
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Ici pèse la logique du
courant d'opinion qui a remporté un réconfortant succès
lors des élections municipales de 1976. Les idées ont paru
se transformer en action. Avec les scientifiques qui avaient rédigé
«L'appel des 400», les débats, les personnalités
ralliées, le mur des certitudes pro-nucléaires s'est lézardé.
Une fraction de l'opinion bien plus large que celle que dégagent
les résultats électoraux a marqué sa sympathie pour
les idées écologistes. En ce sens, tous les partis ont fait
quelques gestes. C'est avec ce sentiment de succès que tous, ou
presque tous, sont allés aux élections législatives
de mars 1978, ne serait-ce souvent que pour empêcher un groupe rival
d'être le seul à occuper la scène. Pour quelques leaders,
ces élections ont été perçues comme un moyen
de faire pression sur les partis et de sortir du ghetto gauchiste et marginal
où le mouvement est le plus souvent enfermé. Le succès
du mouvement d'opinion devait se transformer en succès politique;
en dehors du jeu politique, le mouvement se présente aux élections
sur une base anti-électoraliste.
Parfois, c'est une pure logique de lobby qui veut s'affirmer en cette occasion. Mais, en mars 1978, bien des militants se sentent attirés par la gauche, pourtant rares sont ceux qui peuvent s'opposer à la logique du mouvement électoraliste. Ces élections sont un échec. Les écologistes sont laminés par l'opposition électorale dominante entre la droite et la gauche. Mises à part les régions directement concernées par une centrale, comme à Flamanville, les résultats électoraux sont dérisoires par rapport au succès des idées écologiques dans l'opinion. L'électorat dégagé est en bonne part, surtout à Paris, centriste, éloigné de l'électorat populaire que beaucoup de militants, «à gauche de la gauche», voulaient mobiliser. Ces élections ont coupé le mouvement de la gauche et du mouvement ouvrier, désespérant par là une grande partie de ceux qui liaient le combat antinucléaire au combat pour le socialisme. L'euphorie du passage direct du mouvement d'opinion au mouvement politique a été brisée un instant. Un instant seulement parce que la logique du lobby qui pousse aux élections paraît d'autant plus forte que les élections peuvent apparaître comme le substitut de Ia lutte, comme l'action militante la plus facile à mettre en place tandis qu'une mobilisation sur ses objectifs propres semble plus difficile et lointaine. MALVILLE
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Mais l'appel à la base, le refus des délégations, la démocratie décentralisée et la chaleur partagée ne résistent pas à l'ouverture des comités Malville hors de leurs racines locales et, dans toute la France, ils sont envahis par les militants jusqu'alors extérieurs à la lutte antinucléaire et qui voient dans Superphénix une lutte de masse contre la puissance et la violence de l'État. Les formes «douces» du contrôle des écologistes sur leur mouvement sont incapables de résister aux discours durs et aux organisations essentiellement portés par la lutte contre l'État. Sous cette poussée, Superphénix glisse d'une signification antinucléaire et écologique vers un symbole de lutte contre l'État. Pour ces nouveaux venus dans les comités Malville, le mouvement antinucléaire est un moment, momentanément puissant, d'un conflit général contre l'État capitaliste; c'est une base de masse faiblement organisée dans laquelle il faut implanter ses idées, ses logiques, ses modalités d'action. Évidemment, ce tableau est très grossier et ne tient pas compte des diverses sensibilités, gauchistes, autonomes, etc., qui se pressent dans les assemblées générales des comités Malville. Certains militants antinucléaires se sont aperçus que le mouvement leur échappait et qu'il était impossible de s'opposer à la marée «violente». En annonçant la catastrophe, certains ont quitté les comités Malville, d'autres sont restés s'épuiser dans une lutte perdue d'avance. Le Parti Socialiste se désolidarise d'un mouvement qui court vers la violence alors que l'on est déjà en campagne électorale. La CFDT aussi se retire, incapable de discuter avec un mouvement complètement éclaté, incapable d'exercer le moindre contrôle sur lui-même. Le 31 juillet 1977, la défaite politique des écologistes devient une défaite militaire. Vital Michalon est tué. Les écologistes et les «violents» se disputent, la population locale se retire. Elle donne des soins aux blessés, cache les manifestants devant les ratonnades policières, mais cette lutte contre l'État n'est plus la sienne. Dès ce moment, tout en ayant pu mobiliser des dizaines de milliers de personnes, le mouvement antinucléaire subit son plus important échec. Enfermé dans sa convivialité, sa passion de l'unanimisme, il est devenu un terrain de manoeuvres pour l'extrême gauche, de même qu'il sera, lors des élections, le terrain de manoeuvres de nouveaux notables. Ce sont ces expériences et ces échecs qui expliquent qu'aujourd'hui les problèmes d'organisation semblent prendre dans le mouvement une place de plus en plus importante. Le mouvement antinucléaire est parti d'un coeur de critique culturelle qui appelle l'action exemplaire, la critique de soi, de sa façon de vivre, c'est ce qu'un dirigeant du mouvement a nommé la «sainteté». Cette «sainteté» est mise en cause au nom des conflits sociaux, des luttes qui se déroulent localement lorsque le nucléaire vient bouleverser une communauté, mais l'action locale reste limitée et bien éloignée des aspirations générales du mouvement. Si ces aspirations sont partagées par certains militants syndicaux de la CFDT, elles pèsent assez peu devant les luttes revendicatives qui traversent le monde de l'industrie nucléaire en mutation. Les élections et les manifestations de Malville qui ont donné l'illusion du succès se sont soldées par la défaite et la décomposition. L'organisation du mouvement n'a pas été à la mesure du succès de ses idées dans l'opinion et de sa capacité mobilisatrice. Telle est la conclusion provisoire qu'impose l'examen des tentatives d'action antinucléaire. C'est là un scénario peut-être excessivement noir et dur, et l'intervention sociologique nous montre que d'autres logiques d'action sont à l'oeuvre, que la crise des valeurs de la société industrielle n'envahit pas tout. p.14
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