Décembre 2024 •

EDF - Une stratégie à géométrie variable

Dans un ancien document interne sur le « Démantèlement des centrales nucléaires de première génération : pour une stratégie plus offensive » (juin 2000), EDF indique que « Jusqu’à ces dernières années, la position d’EDF était (et reste à ce jour) la suivante :

  • Niveau 2 immédiat après l’arrêt de la centrale (le temps nécessaire est de 5 à 10 ans après l’arrêt de la centrale) ;

  • Niveau 3 différé de 25 à 50 ans, par rapport à l’arrêt de la centrale ; cette attente permet de bénéficier de la décroissance de la radioactivité des structures à démanteler, ce qui contribue à diminuer la dosimétrie et les coûts ».

Avec le « retrait des matières fissiles et des fluides radioactifs » (Niveau 1) dès la mise à l’arrêt définitif, c’était la stratégie d’EDF en l’an 2000.

« Pour une stratégie plus offensive

Les limites de la stratégie actuelle

La stratégie d’attente longue (20 à 40 ans) entre niveau 2 et 3 pose trois problèmes importants :

1. Un problème de sûreté ; il est en effet difficile de démontrer la tenue, pendant des périodes aussi longues, des parties sensibles des installations (le caisson et les structures réacteur des centrales UNGG en particulier) ; à ceci, il faut ajouter une perte de connaissance de ces installations, construites dans les années 60, avec une documentation limitée.

2. Un problème d’environnement, en particulier risque de contamination des sols (par le tritium à Chooz A, par l’entreposage de graphite, à Saint-Laurent, dans des silos enterrés).

3. Un problème politique ; l’attente de longue durée laisse se développer dans l’opinion que l’industrie nucléaire ne dispos pas de solutions industrielles pour le démantèlement et en particulier pour le devenir des déchets correspondant.

(...)

La stratégie proposée

Sur la base des considérations ci-dessus, conjuguées à des demandes insistantes de la DSIN [ancêtre de l’ASN], un programme global d’études a été mené en 1998 et 1999 au sein de l’Entreprise visant à réexaminer la stratégie initiale d’EDF.

Ces études permettent aujourd’hui de proposer un programme de déconstruction complète (niveau 3) optimisé sur la période 2000/2025 (programme résumé ci-après).

Cette stratégie alternative présente les avantages suivants :

1. Elle permet de ne pas laisser en suspens les problèmes de sûreté et d’environnement mentionné ci-dessus.

2. Elle apporte dans la période 2000/2020 – période clé pour le maintien ouvert de l’option nucléaire – la démonstration concrète de la faisabilité du déman-tèlement au plan industriel, au plan du devenir des déchets et au plan financier (mécanisme de provision).

3. Elle fait porter les charges de démantèlement des centrales de première génération sur une période antérieure à l’engagement des investissements de renouvellement du parc REP en exploitation.

4. Enfin, elle permet de mettre à profit cette période 2000/2020 pour bâtir l’organisation industrielle (ingénierie et industrie) qui permettra d’aborder, avec un bon degré de préparation, le démantèlement du parc REP actuel, au-delà de 2020.

5. En adoptant cette stratégie, EDF fait le choix de démontrer sa capacité à déconstruire ses anciennes centrales nucléaires en réalisant effecti-vement ce travail dans un délai raisonnable, facilement appréhendable par quiconque, à l’échelle d’une carrière ou d’une vie humaine ».

EDF a donc proposé un programme ambitieux qui « résume l’ensemble des actions qui permettront d’achever la déconstruction de toutes les centrales de première génération au plus tard en 2025 » [EDF, juin 2000 (Archive GSIEN)].

Le graphique ci-dessous extrait du document d’archive illustre le changement de stratégie de démantèlement d’EDF envisagé en 2000.

Le démantèlement des centrales de première génération se terminerait donc soit en 2038 (attente longue) soit en 2025 ou 2026 dans le cadre d’un démantèlement dit immédiat.

Le changement de stratégie est alors gravé dans le marbre comme l’annonce la « Dépêche n° 1929 du 20 février 2001 » de la Direction de la communication d’EDF : « Accélération du pro-cessus de déconstruction des centrales de première généra-tion » avec un achèvement prévu « d’ici à 2025 ». Morceaux choisis : « En réduisant la durée de déconstruction des centra-les, initialement estimée à 40 ans, l'entreprise prouve sa capacité à gérer efficacement I’ensemble de la chaîne nucléaire.

(...)

Avec ce nouveau programme, l’entreprise démontre son aptitude technique à mener les opérations de déconstruction et à gérer les déchets associés » [EDF, 20/02/01 - Archive GSIEN].

EDF le martelait encore en 2014 sur son site Internet : « En 2001, EDF a fait le choix de déconstruire intégralement ses neuf réacteurs définitivement mis à l’arrêt : Brennilis, Bugey 1, Chinon A1, A2 et A3, Chooz A, Creys-Malville et Saint-Laurent A1 et A2. Cet engagement a été inscrit le 21 octobre 2005 dans le contrat de service public signé avec l’État » [Carte des centrales nucléaires en déconstruction en France – EDF, 21/07/14 – Archive GSIEN].

Élaborer une stratégie en établissant des plannings est une chose, la respecter en est une autre... Dans le discours, les démantèlements sont immédiats, dans les faits certains seront différés comme ceux des réacteurs UNGG, par exemple.

Bref historique de ces revirements de stratégie avec le Dossier pédagogique de l’ASN :

« Les stratégies de démantèlement en France

L'ASN considère que le choix actuellement retenu par les grands exploitants français d'un démantèlement immédiat est satisfaisant, dans la mesure où celui-ci permet, entre autres, de ne pas en faire porter la responsabilité sur les générations futures.

L'ASN estime en effet que le maintien dans un état de sûreté satisfaisant des installations à l'arrêt dans l'attente d'un démantèlement différé conduit à des dépenses importantes de surveillance, de maintien en état et éventuellement de jouvence, ainsi qu'à des difficultés de motivation des effectifs présents et de perte de mémoire de l'historique de l'exploitation.

La stratégie d'un déman-tèlement immédiat est également conforme aux recommandations de l'Agence internationale de l'énergie atomique ».

Mais l’ASN ne peut que constater « des retards sur le programme de démantèlement de la 1ère génération de centrales nucléaires.

(...)

La stratégie de démantèlement d’EDF remise en avril 2001, qui présentait un programme permettant d’engager le démantèlement des centrales de première génération dont l’achèvement était prévu à l’horizon 2036, a fait l’objet d’un examen par le Groupe permanent d’experts (GPE) ». 2036, soit plus d’une dizaine d’années supplémentaires en regard de la date de 2025 annoncée en fanfare au public dans la Dépêche n° 1929 du 20 février 2001...

« Le 29 mars 2016, l'ASN a auditionné EDF qui a présenté une nouvelle stratégie de démantèlement des réacteurs de type « UNGG ». Cette nouvelle stratégie conduit à décaler de plusieurs décennies le démantèlement de certains réacteurs au regard de la stratégie affichée par EDF en 2001 et mise à jour en 2013 » [ASN, Dossier pédagogique].

Un rapport parlementaire relatif à la « faisabilité technique et financière du démantèlement des installations nucléaires de base » (2017) évoque le courrier de l’ASN adressé en juillet 2016 à EDF : « Lors de l’audition du 29 mars 2016, les représentants d’EDF ont présenté une nouvelle stratégie de démantèlement qui consiste à abandonner le démantèlement « sous eau » des caissons des réacteurs à uranium naturel graphite-gaz (UNGG) pour réaliser un démantèlement « sous air », initialement prévu uniquement pour les réacteurs Chinon A1 et A2 (INB n° 133 et 153). [...] Le démantèlement du dernier réacteur UNGG doit alors se terminer au début du XXIIe siècle.

(...)

La nouvelle stratégie présentée par EDF indique des durées globales de démantèlement de l’ordre de la centaine d’années après l’arrêt des réacteurs ; [...] ces délais sont a priori difficilement compatibles avec le principe [...] selon lequel l’exploitant d’une installation nucléaire de base doit procéder à son démantèlement « dans un délai aussi court que possible [...] » après son arrêt définitif. Je ne dispose, pour le moment, d’aucun élément justifiant de manière étayée que cette nouvelle stratégie respecte ce principe.

En outre, ce nouveau scénario et les durées qu’il prévoit ne sont pas compatibles avec les dispositions des décrets de démantèlement des réacteurs de Bugey 1, Chinon A3 et Saint-Laurent A1 et A2. Si vous confirmez votre projet, vous devrez donc déposer des demandes de modification de ces décrets. [...] je vous demande de me transmettre avant le 31 mars 2017, un dossier justifiant le respect de l’obligation de l’article L. 593-25 susmentionné. Vous justifierez notamment :

  • l’abandon du démantèlement « sous eau » des caissons des réacteurs Bugey 1, Saint-Laurent A1 et A2 et Chinon A3 et les raisons vous ayant conduit à n’en apprécier l’impossibilité technique qu’après plus de 15 ans d’études,

  • l’augmentation de la durée de démantèlement des caissons « sous air » » [Rapport n° 4428, 2017].

En mars 2016, EDF présente donc à l’ASN sa nouvelle stratégie différée de démantèlement immédiat des réacteurs UNGG. En avril de la même année, sans évoquer la moindre impossibilité technique, EDF fait un point à l’ANCCLI sur sa « Stratégie de déconstruction » : « Elle consiste à engager les travaux de déconstruction immédiatement après la mise à l’arrêt définitif du réacteur.

Cette stratégie s’applique aux 9 réacteurs d’EDF définitivement à l’arrêt ». EDF vante ses « chantiers qui avancent bien » et des délais de démantèlement surréalistes en regard des retards accumulés en cette année 2016 : « La déconstruction est un processus en 3 étapes clés sur une durée de 25 à 30 ans », accompagnés de schémas simplistes représentant les trois niveaux de démantèlement (Cf. encadré).

EDF rappelle que « Le principe du démantèlement immédiat est aujourd’hui inscrit dans la loi « Transition Énergétique et Croissance Verte » » [ANCCLI/EDF, avril 2016].

Prenons l’exemple de la centrale de Saint-Laurent A (deux réacteurs UNGG). Lors de l’enquête publique effectuée en préalable à l’obtention de Décret d’autorisation de démantèlement, EDF publiait en 2007 le planning de démantèlement de ces réacteurs dans une plaquette d’information grand public (Cf. ci-dessous).

En 2016, soit environ 25 années après l’arrêt définitif des deux tranches UNGG de Saint-Laurent (1990/1992), force était de constater que le démantèlement (Niveau 3) des « caissons » abritant les réacteurs n’avait pas débuté en 2014 comme prévu, et n’était pas près d’être entamé... Saint-Laurent A aurait dû être déclassée de la liste des INB en 2024 !

Bien que le principe du démantèlement immédiat ait été gravé sur les tables de la Loi, en 2025, aucun démantèlement complet (niveau 3) d’un de ces 9 réacteurs de première génération n’a a été mené à bien 52 ans après l’arrêt du premier (Chinon A1) et 27 ans après l’arrêt du dernier (Superphénix)...

EDF applique en fait la stratégie initiale de démantèlement différé élaborée au siècle dernier, rallongée de quelques décennies...