Ce numéro 32 aborde le
problème des normes de radio-protection, il sera suivi par un deuxième
numéro consacré au même sujet et qui fournira un certain
nombre d'informations sur la situation actuelle.
Dans une première partie, des considérations d'ordre général sont indiquées; en particulier sur la validité des notions de retenues dans les normes de radioprotection. Dans une deuxième partie, la Gazette s'intéresse plus particulièrement à la recommandation 26 de la CIPR, tout d'abord sur le plan général en prenant pour guide deux articles de spécialistes; puis en publiant les alinéas qui nous paraissent les plus significatifs. A noter que la Gazette a déjà abordé le problème des radiations dans ses numéros: - N°5 - L'Homme-rem et ses conséquences - N°11 - Des radiations et des hommes - N°30 - Fiches techniques 34-35-37. Avant de laisser le lecteur se plonger dans la lecture de ce numéro, nous voudrions insister sur deux points: - La CIPR publie des «recommandations», c'est-à-dire des textes guides que chaque pays doit ensuite «normaliser» dans ses propres règlements, sans être tenu de suivre la Commission Internationale. Ce qui fait que certains articles peuvent très bien ne pas être retenus. Il est important de suivre ce qui va se faire dans ce domaine en Europe et en France. Nous en reparlerons dans notre N°33/34. |
- La recommandation 26 de la CIPR base toute
son argumentation sur la notion coût-bénéfice (ou dégât-avantage).
Il faut comparer les avantages de faire fonctionner des installations nucléaires
aux dégâts pour les travailleurs et la population du fait
des rayonnements.
DES EXPERTS... AUX NORMES Pour commencer Les nucléocrates font souvent observer
qu'en matière de protection des travailleurs contre les rayonnements
ionisants, il existe des normes assez précises, voire contraignantes
auraient-ils envie d'ajouter. Cela est vrai. Il est incontestable que c'est
un domaine industriel surveillé. Des mesures systématiques
sont prescrites pour connaître l'irradiation du personnel, les taux
de rejets, les concentrations de produits radioactifs dans et hors l'installation.
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Pour l'élaboration des
normes de radioprotection, il existe un Comité international d'experts:
la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR), créée
en 1928. En effet, 3 mois après la découverte des rayons
X par Roentgen en 1895, les expérimentateurs s'étaient déjà
rendu compte de la nécessité d'une protection contre les
effets nocifs des rayonnements ionisants.
Dans les décades qui suivirent, les rayons X, ainsi que les rayonnements émis par les éléments radioactifs découverts par Becquerel en 1896, entraînèrent un taux d'accidents tel qu'en 1922 Ledoux-Lebard estimait à plus de 100 le nombre de pionniers de la radiologie morts de cancer contracté dans le cadre de leur profession. En 1928, le Comité International formula les premières recommandations pour la protection contre les radiations ionisantes. Ce comité vécut jusqu'à la 2ème guerre mondiale. Il fut reconstitué en 1950 sous le nom de CIPR. Le besoin de protection contre les rayonnements avait changé de dimension. En effet, beaucoup de nouvelles données avaient été réunies entre 1946 et 1950: ces informations concernaient les dangers liés à l'exposition à des sources externes, ainsi qu'à la contamination. Pour la première fois la CIPR émit des recommandations sur les quantités et sur le taux d'absorption des radionucléides. La CIPR créa en son sein des comités consultatifs d'experts chargés de donner leur avis sur les doses reçues à partir de sources externes ou internes. Avant la 2ème guerre mondiale, les conseils de la CIPR étaient quasiment basés sur l'expérience acquise par les utilisateurs des rayons X et du radium à des fins médicales. A partir de 1950, le CIPR, pour élaborer ses recommandations, a bénéficié de diverses expériences réalisées en physique, en radiobiologie, en génétique, ainsi que des données provenant de Hiroshima et Nagasaki. C'est ainsi qu'un certain nombre de points ont évolué: la notion de seuil, et de doses tolérables... Récemment, elle a proposé de relier le risque dû à tel ou tel niveau de doses, aux avantages procurés par les pratiques qui conduisent à ces niveaux de doses. Voyons maintenant les travaux de ces comités: les normes. Les normes
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Quant aux recommandations, on peut noter: - En 1954: il fallait réduire les expositions au niveau le plus bas possible. - En 1958: la commission recommande de maintenir toutes les doses à des valeurs aussi faibles que possible et d'éviter toute exposition inutile. - En 1965: la commission recommande d'éviter toute exposition inutile et de maintenir toutes les doses aux valeurs les plus faibles auxquelles l'on peut parvenir sans difficulté, compte tenu des aspects sociaux et économiques. - En 1977: toutes les expositions doivent être maintenues à un niveau aussi faible que cela est raisonnablement possible. On remarque donc l'évolution qui tient compte des estimations biologiques des rayonnements, mais aussi de paramètres sociaux et économiques plus ou moins explicités. La philosophie des dernières recommandations se place dans une logique de banalisation de l'industrie nucléaire. Mais arrêtons-nous un instant sur la validité d'appréciation des risques. Le rayonnement émis au cours de la désintégration des corps radioactifs peut induire des changements chimiques dans les molécules des cellules d'un organisme. Les effets des doses de rayonnement assez fortes sont admis par tous: radiodermites, modification de la formule sanguine... et peuvent atteindre aussi bien les travailleurs des milieux hospitaliers, des patients, que les travailleurs de l'industrie nucléaire. Mais le problème le plus mal connu est l'effet des faibles doses. Aux faibles doses, les lésions causées aux cellules par l'irradiation peuvent induire des cancers ou causer des altérations du patrimoine héréditaire transmissible à la descendance. L'estimation des risques des faibles doses est très difficile puisqu'elle nécessite de nombreuses études épidémiologiques fondées sur de multiples statistiques et de longues échelles de temps (jusqu'à 30 ans pour les cancers, environ 3 à 4 générations pour les dommages génétiques). Des normes sont établies, mais le respect des normes n'assure pas une protection absolue car celles-ci reposent sur des présomptions «raisonnables» et non sur des certitudes tirées de résultats expérimentaux. Les recommandations de la CIPR procèdent à coups d'affirmations. Or, que constate-t-on? - En 1934, la CIPR recommandait une irradiation maximale de 46 rem par an. - En 1956, la recommandation est tombée à 5 rem par an. En 20 ans, les normes d'exposition pour les travailleurs ont été réduites d'un facteur 10, parce que chaque étude apportait un résultat qui obligeait à réduire les doses, compte tenu des dommages estimés. En 1972, un comité voisin de la CIPR, le BEIR[1], se propose de publier un rapport; entre autres experts, il appelle à témoigner Alice Stewart, spécialiste anglaise des cancers radio-induits: ses idées ne sont pas retenues. Mais 7 ans plus tard, en 1979, la belle assurance a disparu et le comité constate la nocivité des rayonnements a[2] même à faible dose; les études d'Alice Stewart font l'objet d'un vaste débat... Les conclusions actuelles sont d'une extrême prudence et soulignent le manque de données permettant de formuler un avis. En particulier l'estimation du risque entraîné par les faibles doses «dépend plus de la forme mathématique de la fonction dose-réponse que des données elles-mêmes». p.3
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La controverse entre les experts
est allée si loin qu'il y a deux rapports en ce qui concerne les
effets somatiques: la mésentente porte sur l'extrapolation à
partir des fortes doses vers les faibles doses. Certains estiment valables
l'extrapolation. D'autres préfèrent que rien (et en particulier
aucune étude sérieuse) ne la justifie. Reconnaissons aux
Américains le fait d'avoir publié les deux points de vue
et d'estimer que de nouvelles expérimentations sont nécessaires.
Cela, d'ailleurs, s'impose à la lecture des deux conclusions.
Les recommandations de la CIPR, que d'aucuns considèrent comme prudentes, sont, en l'état des connaissances, déjà beaucoup trop affirmatives. En réalité, c'est un bilan où l'on ne retient que ce qui est flagrant et où l'on ne souligne pas assez le manque d'études et de données valables. Quand on examine l'historique des recommandations, on s'aperçoit que les effets des rayonnements ionisants se sont toujours révélés plus importants que ce que l'on avait cru de prime abord. Ceci explique la réduction des doses par un facteur 10 en 20 ans, ainsi que le débat actuel sur une nouvelle réduction d'un facteur 10. Ce qui reste donc pendant, c'est l'effet des faibles doses. Certaines études, Mancuso, Stewart et Kneale, semblent montrer qu'il n'existe pas de seuil et que proportionnellement les faibles doses cumulées sont plus dangereuses qu'une seule dose forte. S'il est un domaine encore moins connu, c'est celui des contaminations. Le débat reste à l'état embryonnaire pour au moins deux raisons: - il est difficile d'estimer les quantités ingérées, - il faut de longues études pour connaître le processus de fixation et/ou d'élimination du produit radioactif. En effet, pour donner un avis, il faudrait connaître le cheminement dans le corps et la fixation sur les divers organes de tous les corps radioactifs. Il faudrait en plus connaître les effets de ces corps sur les différents organes. Tout ce que l'on sait résulte d'expérimentations animales (rats, chiens). Or, comment transposer à l'homme les effets observés sur des animaux dont l'espérance de vie est considérablement plus courte que celle de l'homme? Que penser des normes CIPR? Citons Karl Morgan (ancien président de la CIPR): «Parfois les limites de contaminations que nous fixions étaient juste un peu meilleures que des suppositions car dans certains domaines nous n'avions à peu près aucune expérience ou aucune donnée expérimentale pour les étayer. En ce temps-là je n'avais à peu près aucune donnée sur le métabolisme de ces radionucléides. Je devais faire confiance en grande partie à une série de publications de Hamilton sur le métabolisme des produits de fission, le plutonium et autres actinides chez les souris et les rats et dans quelques cas les données valables provenaient de 3 ou 4 rats.» (suite)
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Et voilà, certaines recommandations reposent sur 3 ou 4 rats... Evidemment, on sait que la contamination est vraiment un problème complexe. Cependant, pourquoi ne pas avoir reconnu qu'on ne pouvait pas faire une recommandation? Car c'est là ce qu'on peut reprocher: que signifient ces normes, que signifient ces doses, puisque, en réalité, on ne pouvait même pas chiffrer une norme, une dose? Certaines études entreprises aux USA conduisent Karl Morgan à suggérer une réduction des normes de contamination par le plutonium d'un facteur 200. En particulier, les organismes officiels de protection de la santé ont lancé une campagne pour convaincre les travailleurs du nucléaire d'autoriser leur autopsie. 819 travailleurs ont donné leur accord. Les 30 premières autopsies effectuées avant 1975 montrent que, par rapport à l'ensemble de la population, il y avait 80% de cancers supplémentaires (10 fois plus de leucémies, 30% de cancers pulmonaires supplémentaires pour des contaminations comprises entre 1/5.000 et 1/100 de la norme plutonium). C'est évidemment loin d'être concluant car la statistique n'a pas de sens sur un aussi faible nombre, cependant cela mérite d'être poursuivi. La situation française, quant à elle, est relativement simple: on évite de faire des études (... ou au moins de les publier). Le docteur Nenot - responsable de la radioprotection à EDF - reconnaissait le 10.10.78 qu'il n'y a en France aucune étude épidémiologique. Nous vivons la querelle actuelle des faibles doses, par procuration. L'Angleterre, les Etats-Unis font des recherches, multiplient les comités. Nous attendons les résultats, comme en bien d'autres domaines. Mais, par contre, nos organismes officiels sont prêts à affirmer que la sécurité est leur souci principal. Il y a un net décalage entre les déclarations et ce qui se passe. Il faudrait en France entreprendre des études épidémiologiques et faire un contrôle sérieux des rejets. Avant d'examiner la recommandation 26 de la CIPR, il nous faut citer une nouvelle fois Karl Morgan, ancien président de la commission: «Notre destin en tant que physiciens médecins d'une profession en croissance constante, a été l'un des plus intéressants et des plus excitants, mais il n'a pas toujours été facile car il fut un temps où certains de mes collaborateurs furent rétrogradés ou perdirent leur travail parce qu'ils refusaient de céder aux pressions quant aux normes et aux compromis pour accepter des conditions non suffisamment sûres.» On s'en doutait bien un peu, mais cela laisse malgré tout rêveur devant les déclarations d'indépendance, gage de vérité...! p.4
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