Le démantèlement de la centrale nucléaire de Fessenheim
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Plus de 40 ans après les premières divergences…
Le 22 février 2020, le réacteur n°1 de l'INB 75 (centrale de Fessenheim) était mis à l'arrêt définitif peu avant son 43ème anniversaire (première divergence le 7 Mars 1977) suivi par le réacteur 2 le 30 juin (première divergence le 27 juin 1977).
Pour les antinucléaires, il était temps de fermer cette vieille centrale, obsolète, installée en zone sismique en contrebas du niveau du Grand Canal d'Alsace. Pour les autres, la centrale en excellent état était victime de la politique, de l'accord de 2011 entre le PS et les écologistes. La vérité est sans doute un peu entre les deux, et comme l'a relevé l'IRSN, EDF devait ré-évaluer la résistance de la centrale aux séismes avant la VD4, et probablement ne voulait pas prendre le risque d'échouer à l'examen. D'autant que la compensation négociée par EDF s'élevait à près de 500 millions, plus un éventuel manque à gagner, comme si l'INB 75 avait pu produire jusqu'en 2041 (soient 64 ans de fonctionnement …).
Des plans de démantèlement qui se succèdent
Six mois avant le premier arrêt, en août 2019, un premier plan de démantèlement de la centrale (59 pages) était soumis à l'appréciation de l'ASN, et durant 4 ans les versions se sont succédées: mai 2020 (112 pages), novembre 2020 (114 pages) pour finir en juillet 2023 avec 118 pages… Mais il faut bien reconnaître qu'à partir de la deuxième version, les différences sont minces, et concernent surtout les déchets produits par le démantèlement, promis pour durer 20 ans à partir de l'arrêt définitif de la centrale. Ce qui donnerait un retour à l'herbe pour la mi-2040.
Parlant de déchets, les estimations, elles ne varient pas trop d'une version à l'autre, gagnant juste en précision (voir le tableau)
385 000 tonnes de déchets conventionnels (matériaux divers et bétons)
18 650 tonnes de déchets radioactifs (dont 12 240 t de TFA)
Auxquels il faut rajouter les 6 générateurs remplacés en 2002 et 2012 (2000 t)
Estimation de la masse des déchets radioactifs produits par le démantèlement
Pourquoi autant de versions différentes de plan de démantèlement ? La
réponse tient en un seul mot : le "Technocentre",
cette structure permettant de fondre les déchets TFA en les
décontaminant quelque peu dans deux fours de 25 tonnes de capacité,
puis d'en faire des lingots de 20 kilos qui seraient vendus à
l'industrie conventionnelle, sans plus aucune traçabilité
ultérieure…
Au départ, le plan de démantèlement évoque la possibilité d'un tel centre de traitement, analogue à celui qu'EDF a acheté en Suède (et rebaptisé Cyclife Suède). Mais l'ASN, comme l'IRSN, interroge EDF sur la "solidité" d'une telle solution, et demande des alternatives…
Et au fil des versions, ce Technocentre passe du statut d'hypothèse à celui de certitude :
Dans les 112 pages du plan de démantèlement de mai 2020, ce Technocentre est évoqué une dizaine de fois, pour arriver à 22 occurrences dans les 118 pages de la version ultime, sans aucune utilisation du conditionnel. Alors que ce n'est qu'en octobre 2024 qu'a démarré un débat de la CNDP à propos de cette fonderie sur le site de la centrale… Nous reparlerons plus en détail de cette nouvelle installation dans une prochaine Gazette sur les déchets.
Il est d'ailleurs amusant de constater que sur les sites d'EDF, c'est le plan de novembre 2020 qui est mis en avant, alors que le dernier plan – celui est qui est approuvé – est daté de juillet 2023…
Le démantèlement : 20 ans et deux étapes
Pour résumer, et comme pour toutes les centrales, le démantèlement se déroule en deux phases : le pré-démantèlement d'une durée de 5 ans, la phase Mise à l’arrêt définitif (MAD) et le démantèlement proprement dit estimé à 15 ans, avant un retour à l'herbe toujours envisagé. Estimation soi-disant basé sur le retour d'expérience de Chooz A (305 MW) qui a fonctionné de 1967 à 1991, où les premières opérations de démantèlement ont été menées depuis 1991 [EDF - Fiche presse Chooz A, 2024] et qui est officiellement en phase de démantèlement complet depuis 2007 (33 ans déjà…). Mais EDF n'en est pas à une approximation près…
Les cinq ans de pré-démantèlement (PDEM)
Il consiste en une quarantaine d'opération qui vont de la décontamination aux modifications de systèmes utilisés en démantèlement, en passant par l'évacuation de gros équipements (alternateurs…) pour faire de la place :
- La préparation au démantèlement :
Vérification des ponts roulant, création d'un nouveau tampon matériel, évacuation des 6 générateurs de vapeur usés vers la Suède (les bâtiments d'entreposage des GV usés serviraient d'entreposage pour les GV actuels)… On notera que pour ces opération, certaines seront terminées au moment du démantèlement proprement dit, d'autres seront en état "partiel" comme le décalorifugeage du bâtiment réacteur. Mais sans que 'on sache précisément ce que veut dire partiel…
- La caractérisation de la centrale :
Numérisation des bâtiments, prélèvements divers (internes et calorifuges de la cuve…) et diagnostics divers : amiante et contaminations des circuits. Là aussi, le problème est l'état "partiel" de ces diagnostics. On risque donc d'envoyer des travailleurs dans des zones mal connues. Heureusement, il s'agira d'intérimaires…
- Modifications adaptations ou rénovations :
Adaptation des systèmes (électriques, ventilation, filtrages…) mais aussi rejets des effluents vers le canal…
- Diminution des risques et évacuations des substances dangereuses :
Il y a là bien sûr l'évacuation totale des combustibles usés ou neufs (terminée en août 2022), mais aussi la décontamination des circuits, qui est faite. Cependant, il reste à rejeter pas mal de bore dans le Canal, et aussi les fluides divers et autres déchets d'exploitation vers ICEDA, le CIRES ou le CSA. Et là aussi, ces évacuations seront "partielles" au moment du démantèlement réel.
- Autres activités :
13 opérations annexes de protection contre la foudre, rénovation diverses, poses de tuyauteries…
Tout y est, avec des descriptions bien sûr succinctes, ne manquent que ce qui relève de la radioprotection, de la dosimétrie, la protection des travailleurs en général, l'information et bien sûr de précisions sur l'état partiel de certaines opérations ou mesures…
Les 15 ans de démantèlement (DEM)
Le démantèlement, prévu pour durer 15,6 ans (on appréciera la précision…) devrait se dérouler en quatre étapes un peu enchevêtrées puisque les étapes "se succèdent à l'échelle d'un bâtiment".
- Le démantèlement électromécanique :
En fait, cela regroupe toutes les opérations qui devraient avoir lieu dans des zones à contamination potentielle : bâtiments réacteur, bâtiments des auxiliaires nucléaires, bâtiments des combustibles ; évacuation des GV des bâtiments réacteurs (et entreposage en vue du Technocentre…) ; démantèlement et découpe éventuelle des gros équipements (pressuriseur, pompes, circuits…) ; démantèlement sous eau des internes et de la cuve…
C'est bien évidemment le cœur des opérations de démantèlement, avec une durée estimée à une petite dizaine d'années (l'exemple de Chooz montre l'optimisme béat de cette estimation)…
- L'assainissement des structures et bâtiments nucléaires :
Cela concerne les "bâtiments nucléaires, pour lesquels la radioactivité susceptible d'être présente au niveau de la structure du bâtiments sera retirée". Autrement dit les ZppDN (Zones à production possible de déchets nucléaires) que l'on aura identifié – de façon partielle – en pré-démantèlement. Il s'agit donc principalement de métaux et de béton. Et il est question de d'assainir jusqu'à 1 m sous le niveau du sol. Ce qui veut dire à peine 4 mètres au-dessus de la nappe phréatique d'Alsace, la plus grande réserve d'eau douce d'Europe occidentale. Bonjour les risques d’infiltrations…
Et là, les méthodes employées sont encore "à l'étude". On sait seulement que "les travaux d'assainissement d'un bâtiment débutent après accord de l'ASN sur la méthodologie d'assainissement". Dont acte…
- La démolition conventionnelle des bâtiments :
Pour les bâtiments "conventionnels" (restaurant, bureaux…) la démolition devrait arriver dès qu'il n'y en a plus l'usage. En notant que les déblais (bétons) devraient servir à combler les fondations des bâtiments nucléaires (assainis à 1 m de profondeur).
Il faut quand même mentionner que au moins 7 bâtiments de la centrale devraient être conservés dans le projet "Technocentre" prévu pour œuvrer de 2031 à 2071…et qu’il faudra démanteler, un jour !
- la réhabilitation du site en vue de l'usage retenu :
Dernière étape qui est explicitée dans le plan de démantèlement, et il vaut mieux reprendre les explications d'EDF : "En matière de gestion des sols, l'objectif visé est un assainissement complet voire poussé justifié compte tenu des meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable".
Reste à comprendre ce que veut dire "complet voire poussé", et "économiquement acceptable " dans les années 2050, avec 14 éventuels EPR 2 sur les bras…
Il semblait pourtant que la doctrine d'EDF était la doctrine ALARA ("As Low as Reasonnably acheivable" traduit par EDF comme "Aussi bas que raisonnablement possible". Possible ou Acceptable ? Et pour qui ?
Et puis, pour ce qui est de l'utilisation future, là aussi EDF est clair : "le site restera la propriété d'EDF, pour une utilisation industrielle qui n'est pas connue à ce jour". Mais si, on la connaît, puisque EDF ne cache plus sa certitude d'occuper une bonne partie du terrain avec les fours du Technocentre.
Délais ? Coût ?
La dernière version du plan de démantèlement prévoyait 5 ans de pré-démantèlement suivis de 15 ans de démantèlement après l'arrêt définitif de juin 2020. Quatre ans et demi plus tard, le dossier de démantèlement n'a pas encore été transmis à l'ASN, avec le temps d'étude (2 ans en général) le décret autorisant le démantèlement ne devrait pas arriver avant 2027, au mieux.
Deux ans de retard dans la vue en quatre ans et demi, c'est presque normal, avec EDF.
Et pour le coût du démantèlement, c'est la même chose. Estimé à 400 millions par réacteur en 2020-2021, le coût avait déjà grimpé à 450 millions, selon certaines indiscrétions relevées dans la presse. EDF vient de revoir sa copie, « le devis à terminaison (en euros 2023) s’élève à environ 0,56 milliard d'euros, pour une tranche de Fessenheim » [EDF - Comptes consolidés 2023 (§ 15.1.1.3].
D’après la Cour des comptes en 2012, le coût de construction de la centrale de Fessenheim a été de « 1488 M€2010 » soit 924 M€2023 par tranche [CComptes, 2012]. On peut donc penser qu'à la fin, on devrait se retrouver dans les environs du coût de construction.
Contrôles ?
Pour la communication et le contrôle, une "commission de démantèlement" a été formée dès juin 2021. En fait de contrôle ou d'information, cette commission (1 réunion par an en moyenne) se comporte plus en agence de voyage qu'autre chose : visites de centrales en déconstruction (Chinon, Chooz, Phillipsburg en Allemagne) même si elles n'ont rien à voir avec Fessenheim, visite du CIRES et du CSA, et visite prévue à ICEDA au Bugey en 2025.
Comprenant des membres de la CLIS de la centrale, elle est dirigée par le même président que la CLIS, c’est-à-dire un député (Raphaël Schellenberger) tout acquis à la cause du nucléaire, grand défenseur de la défunte centrale, et qui présente l'avantage de ne rien comprendre aux dossiers techniques. Et on notera que le GSIEN, déjà viré de la CLIS après la démission de Monique Sené, a bien un représentant dans cette commission de démantèlement, qui en est donc le seul membre à ne pas faire partie de la CLIS, et déjà dans le collimateur du lobby ? Pas facile d'avoir des informations ou de poser des questions…
Disons que c'est un honneur pour le GSIEN, d'être ainsi considéré comme le principal empêcheur de tourner en rond…
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